I.4.1.2 L'immoralité ou avatar moral
Dans La vie et demie, la cruauté des guides
et le sexe sont des éléments importants et
interdépendants. Les guides, après leurs actes ignobles, se
divertissent en faisant des actes sexuels avec les plus belles filles de la
Katalamanasie. Ces guides participent à la trivialité et à
la sexualité. Ils sont des vrais assoiffés insatiables et se
livrent aux réjouissances sexuelles. De là, tout le roman est
rempli de scènes de sexualité des guides comme si c'était
une préoccupation de leur pouvoir. Cette virilité sexuelle des
guides est commentée par le narrateur en ces termes :
« [] et quand les reins du guide avaient
posé leur problème, on remplaçait les peaux collantes
directes par les êtres du sexe d'en face, les gardes assistaient alors
aux vertigineuses élucubrations charnelles du Guide Providentiel
exécutant sans cesse leur éternel va-et-vient en fond sonore aux
clapotements fougueux des chairs dilatées »
(V.D. : 20).
Cette façon du Guide Obramoussando Mbi d'offrir un tel
spectacle à ses gardes fait que la pratique sexuelle se propage dans
tout le pays. Les gardes et d'autres militaires qui sont chargés
d'assurer la sécurité à l'intérieur en profitent
pour engrosser les femmes et les filles en désordre et souvent par
force. Cette pratique allait se généraliser dans tout le pays et
donner lieu à la naissance de beaucoup de bâtards et d'enfants de
pères inconnus.
La sexualité exagérée des guides va
s'étendre à toutes les couches administratives à commencer
par les ministres. Ainsi chaque bureau du ministre était
aménagé de telle façon que le ministre avait une chambre
à part où il s'entretenait à huis clos avec les filles.
Par conséquent, chaque fille qui passait au bureau de tel ou tel
ministre pour demander l'une ou l'autre information, devait
impérativement être reçue par le ministre et le
secrétariat était au courant de tout ça. Les filles en
profitent pour trouver de l'emploi car l'acte sexuel est légitimé
et c'est un amusement de tous les dirigeants, une des tâches importantes
qui leur sont confiées.
Cependant, dans la Vie et demie, la puissance
sexuelle du Guide Providentiel se dégrade un peu plus tard en voulant se
marier avec Chaïdana. Le jour du mariage il attrape une impuissance
sexuelle temporelle et préfère enfoncer sa tête dans les
cuisses de Chaïdana ne fut-ce que pour goûter l'odeur qui s'en
dégageait, qui, d'après lui était vitale. Ceci se fait
après des longs préparatifs en buvant des boissons
alcoolisées et en prenant des régimes spéciaux pour
impressionner Chaïdana.
« Au troisième chant du coq, le Guide
Providentiel déclara que les huit jours de noces qui allaient se lever
seraient chômés et payés sur toute l'étendue de son
pays [...] Il fit mettre tous les serviteurs du palais dans les vérandas
et demanda qu'on fermât les portes de fenêtres [...] Dans sa
chambre, le guide providentiel eut une écoeurante surprise. Il avait
laissé tous ses habits devant la porte verte, il voulait impressionner
son épouse par son corps broussailleux comme celui d'un vieux gorille et
par son énorme machine de procréation taillée à la
manière de celle des gens de son clan et boutonnant sous de vastes
cicatrices artistiquement disposées en grappes
géométriques. Il bandait tropicalement, mais sur le lit où
il s'était tropicalement jeté, ses yeux encore embués de
vapeur de champagne providentiel, ses premières caresses
rencontrèrent non le corps formel de sa femme, mais simplement le haut
du corps de Martial saignant noir et frais sur son linge de noces [...]
Chaïdana attendait, mais dès que le Guide Providentiel la touchait,
le haut du corps remplissait les yeux du Guide [...] Il en devenait impuissant
sur le coup » (V.D. : 54-56).
Cette scène de l'impuissance du guide est
radiodiffusée et télévisée.
Par ailleurs, dans tout le roman, la sexualité n'est
pas seulement l'apanage des guides, elle frappe aussi les autres habitants du
royaume de Katalamanasie en commençant par des opposants du pouvoir.
Chaïdana en est un bel exemple. La chambre n° 38 de l'hôtel
La vie et demie est bel et bien un terrain très fertile de
prostitution. Chaïdana s'y installe pour venger son père et se
prostitue aux dignitaires de la Katalamanasie c'est-à-dire les
ministres, les militaires et les autres hauts fonctionnaires du pays. Tous
ceux-ci sont morts pour avoir couché avec Chaïdana.
Profitant de sa beauté, Chaïdana cherche d'abord
à séduire les ministres et à leur rendre visite dans leurs
bureaux. Elle profite de l'occasion pour présenter son invitation qui
est reçue positivement.
Dans la chambre n° 38 de l'hôtel « La
vie et demie », Chaïdana offre à ses visiteurs du
« Champagne Chaïdana » après l'acte sexuel. Ces
dignitaires meurent par après et personne ne découvre qu'il
s'agit du vin empoisonné.
« En deux ans, Chaïdana avait servi du
champagne à trente hauts personnages de la tragédie
Katalamanasienne. On commença à parler d'une
épidémie, mais puisque l'épidémie, si
épidémie il y avait ne frappait que les membres de la dictature
katalamanasienne, on conclut à l'étranger que cela ne pouvait
être qu'une des méthodes tropicales par lesquelles les Guides
Providentiels avait remplacé les élections souvent trop
coûteuses en république communautariste de Katalamanasie,
méthodes moins tempérées, mais finalement plus rapide pour
changer les membres de son gouvernement » (V.D. :
61-62).
Ainsi, l'acte sexuel accompli par Chaïdana n'est point
un fruit semé dans le désert, car sa fille
Chaïdana-aux-gros-cheveux va perpétuer le métier de sa
mère. Dans son existence, elle se fixe pour ambition de conquérir
Yourma. Ses armes sont son sexe et sa beauté extraordinaire. Le premier
bénéficiaire de son entreprise est le chef de l'Etat de
Katalamanasie qui devient son époux. Un peu plus tard, elle mettra au
monde un fils qui deviendra président de la république.
Dans La vie et demie de Sony Labou Tansi, la
sexualité ou tout simplement l'immoralité gagne un terrain vaste
et devient une affaire de tout le monde, même des prêtres. Ces
derniers, eux aussi, s'accouplent avec les femmes et savent souvent leur
plaire ; Chaïdana-aux-gros-cheveux en est un exemple typique.
« Cette nuit-là, elle rentrait d'une
longue promenade et la fatigue roulait ses muscles. Elle avait ouvert la
fenêtre après le bruit et fut surprise de voir Monsieur
l'Abbé [...] Merveilleuse nuit, elle reçut d'adorables
décharges de chaleurs dans les reins - six fois, elle avait crié
le ho-hi-hi-ho final avant de commencer une véritable rafale de
ho-hou-la-hé-, Monsieur l'abbé était un mal incomparable
[...] Sir Amanazavon était un zéro sexuel tout rond. Elle l'avait
gardé au lit tout le lendemain et ne l'avait lâché que le
soir vers l'heure de dîner » (V.D. :
117-118).
En lisant attentivement le roman, nous remarquons que
l'immoralité sexuelle est poussée à l'extrême
jusqu'à ce qu'on puisse penser à une bestialité notoire.
Les hommes s'accouplent avec les femmes avec une puissance rare chez les
humains. Dans La vie et demie, Jean-coeur-de-pierre a une
capacité comparable à celle des animaux. Celui-ci est capable de
féconder toutes les femmes du pays. La preuve en est qu'il
réussit à satisfaire cinquante jeunes vierges recrutées
dans tout le pays. La scène est télévisée et
radiodiffusée pour montrer sa capacité sexuelle :
« L'amusement et le plaisir étaient le
propre même de l'être de Jean - coeur - de - pierre [...] Pour
s'amuser Jean - coeur - de pierre instaura la nuit de l'opinion, celle 24
décembre où les tracts pouvait se jeter à volonté
[...]. A cette époque, Jean - coeur - de - pierre prétendit que
son père lui était apparu et lui avait donné des
instructions sur sa progéniture. On avait préparé
cinquante lits dans l'une des trois milles chambres du palais de Miroirs [...]
C'était dans la chambre rouge, la seule du palais des Miroirs qui ne fut
pas bleue [...] On fit entrer cinquante vierges choisies parmi les plus belles
du pays. Fraîchement baignées, massées, parfumées
[...] On déshabilla les vierges, on les coucha sur le lit dont le
numéro 1 correspondait à celui écrit sur le ventre juste
au-dessus du nombril. Le guide portait numéro 1, les vierges
étaient numérotées de 2 à 51. Jean - coeur - de -
pierre [...] accomplit son premier tour de lit en trois heures vingt-six
minutes et douze secondes » (V.D. : 146-148).
Le côté bestial se trouvant dans La vie et
demie se manifeste aussi par le viol, consommé par trois cent
soixante-trois jeunes miliciens, avec Chaïdana. Ces miliciens la laissent
évanouie :
« Après le pont du chemin de fer,
Chaïdana s'était dirigée vers le fleuve, avec la ferme
résolution de gagner sa deuxième manche contre le sang-cataracte
de son ignoble père [...] Le soir, comme elle n'avait pas bougé
de là, un groupe de quinze miliciens était venu se soulager sur
elle. Elle en tomba évanouie. Au premier chant du coq un autre groupe de
miliciens arriva qui la laissa pour morte et au petit matin vint une
dernière équipe plus fougueuse parce que le temps pressait. Elle
resta inanimée pendant trois nuits et pendant trois nuits elle encaissa
treize cascades de miliciens, soit un équivalent en hommes de trois
cent-soixante-trois » (V.D. : 71-72).
Disons en guise de conclusion que l'immoralité se
trouvant dans la Vie et demie nous renseigne sur les comportements des
dirigeants de nouveaux Etats africains après l'indépendance. Sony
Labou Tansi décrit un homme qui perd son caractère humain et qui
se lance dans la bassesse pour satisfaire ses instincts. Il nous met devant une
société où le sexe est une première occupation et
cela occasionne plusieurs méfaits. Dans cette société, les
dirigeants ou les dictateurs, pour mieux dire, usent de la violence pour
exterminer leurs opposants et par après se lancent dans la
sexualité dans un but récréatif. De ce fait, l'organe
administratif est paralysé et la corruption s'y installe de toutes ses
forces.
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