I.4.1.5 La fantaisie
Dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi, la
fantaisie est un point très remarquable pour un lecteur clairvoyant. A
travers tout le roman, le lecteur est mis devant les faits qui sont des
soi-disant chefs-d'oeuvre des guides mais qui ne font que rendre impossible la
gestion des finances publiques. L'exemple très éloquent qui
s'offre à nos yeux est quand le guide transforme le palais excellentiel
pour lui donner l'aspect du dehors.
« Chaïdana ne sortait plus selon les
recommandations du cartomancien Kassar Pueblo. Elle mangeait et faisait ses
besoins dans le lit excellentiel qui avait reçu des amendements
appropriés. Pour ne pas couper Chaïdana de l'extérieur et de
la nature, la chambre elle-même avait été
transformée en mini-dehors, avec trois jardins, deux ruisseaux, de
papillons, de boas, de salamandres, de mouches, avec deux marigots artificiels,
un pas très loin du lit et un entre deux ruisseaux où des crabes
de toutes les dimensions nageaient ; les gendarmes jacassaient aux douze
palmiers mais Chaïdana aimait surtout la mare aux crocodiles, ainsi que le
petit parc aux tortures, là où les pierres avaient des allures
humaines » (V.D. : 21).
Par fantaisie, les guides gaspillent à coeur-joie les
fonds publics. Ils créent des portefeuilles inutiles et
élèvent des monuments en or pour ceux qui, d'après eux,
sont tombés sur le champ d'honneur. Ils construisent dans leur village
des capitales inconcevables comme la capitale minière, la capitale du
ballon rond, la capitale de la bière. Aux fêtes inscrites au
calendrier du pays, ils ajoutent d'autres, de leur propre invention, pour
augmenter les jours de réjouissance et par là de repos. C'est
ainsi qu'ils instaurent la fête du dernier mariage du guide, la
fête du spermatozoïde, la fête du boeuf, la journée des
cheveux de Chaïdana, celle des lèvres, celle des ventres et bien
d'autres. Il y a donc autant d'occasions bien fantaisistes pour les guides afin
d'organiser des cérémonies aux frais de l'Etat.
Dans La Vie et demie, autant d'amusements qui s'y
trouvent témoignent du caractère fantaisiste des guides. Le guide
Jean-coeur-de-pierre change le nom du pays : Katalamanasie devient
Kawangatara, qui à son tour deviendra Bampotsuara. La capitale de la
Katalamanasie Yourma devient, elle aussi, Félix-ville. Ce même
guide déclare que le bleu est la couleur nationale. Tout objet est peint
en bleu : les vêtements, les voitures, les machines. On arrive
même à planter des fleurs bleues.
Cette façon de faire est fantaisiste de même que
la nuit de l'opinion qu'avait instauré Jean - coeur - de pierre,
c'est-à-dire le 24 décembre. Pendant cette nuit, le peuple
s'amuse uniquement en jetant les tracts dans la rue et en disant tout ce qu'il
pense sans crainte d'être arrêté. Pour le guide, cette nuit
d'opinion est un jeu qui lui procure une certaine satisfaction. La radio
nationale couvre de louanges les guides, qui, en réalité, n'ont
aucune qualité.
Cependant, la fantaisie des guides de Katalamanasie va
même pousser ceux-ci à une exagération
incontrôlée, comparée à une certaine idiotie. A
titre d'exemple le guide Félix-le Tropical veut fonctionner avec le
coeur et les reins d'une autre personne : « Vous ne
comprendrez pas le sang d'autrui. Mais toi, si tu continue, je prendrai ta
viande pour fonctionner avec. On me mettra ton coeur, on me mettra tes poumons
et tes reins, on me mettra ton sang » (V.D. :
163).
Le Guide veut que son ordre soit exécuté le
plus vite possible et cette façon de faire a un caractère
fantaisiste pure et simple. Dans cette optique, le guide
Jean-Oscar-Coeur-de-père, le mari de Chaïdana et père du
Guide Jean-coeur-de-pierre, fait voter une constitution comprenant uniquement
deux articles. Le deuxième est rédigé dans une langue
incompréhensible : « Bronaniniata mésé
batouété taou-taou ».
A cause de cette vantardise des guides, de leur cynisme
notoire, de la mauvaise gestion des biens publics, de la trahison des guides et
de leur fantaisie, le peuple souffre lourdement. Il ne profite pas du tout des
richesses dont dispose le pays. Contrairement aux attentes, le peuple est
déçu.
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