Au coeur du nouveau Paris d'Hausmann, l'invention de la
seconde moitié du XIXème siècle est le Grand
Magasin. Le premier à sortir de terre est Le Bon Marché en 1852
et ce fut une vraie révolution en son temps. L'édifice est
énorme et entièrement conçu pour faire passer un moment
féérique aux consommateurs dans le but de faire vendre. Les
objets sont sublimés par une ambiance de fête et de faste pour
compenser le peu d'aspect utilitaire qu'ils revêtent. Comme le
décrit si bien Emile Zola dans son livre Le Bonheur des
Dames39 : « Les femmes vont là passer des
heures (...), elles entrent en lutte avec leur passion de la toilette et
l'économie de leur mari, enfin tout le drame de l'existence avec
l'au-delà de la beauté ».
Un critique écrivit également un papier dans
l'Orphéon du 5 janvier 1886, qui met des mot sur la sensation
que procure une visite au Bon Marché: « Les lumières,
les fleurs, les splendeurs entassées sous les yeux des invités,
les artistes éminents qu'on a applaudis, tout enfin miroite, bruit et se
brouille dans la mémoire de la personne la moins distraite et l'on reste
ébloui, étourdi pendant quelques temps tout en cherchant à
retrouver la stabilité nécessaire à l'esprit pour
développer un jugement quelconque. » En fait, à travers
la diversité des biens qu'elle consommait, la société
cherchait de plus en plus son identité. Et selon les normes des Grands
magasins, les choses qu'une personne possède définissent son
identité. En d'autres termes, pour les bourgeois, consommer comme les
aristocrates faisaient d'eux des aristocrates.
Les Grands Magasins s'apparentent à une certaine forme
de « démocratisation » du luxe puisqu'ils intensifient l'achat
de produits non nécessaires et autrefois réservés à
une élite. Ces nouveaux grands magasins bouleversent les codes
établis avec la diversité de l'offre, mêlant le futile et
l'indispensable et utilisant des méthodes nouvelles comme la libre
entrée et service, les soldes ou encore la publicité. Les riches
comme les moins riches se font plaisir en consommant : c'est l'apparition du
shopping comme activité à plein temps.
39 Au Bonheur des Dames est un livre qui a
été inspiré par Le Bon Marché.
41
Il semble alors bien loin le temps où le luxe
était synonyme de paroles magiques et autres rites sacrés :
bienvenue dans un monde où les belles choses et les prix attractifs
suffisent au bonheur des classes moyennes.40 Toutes les parisiennes
accourent, prises d'une irrésistible envie d'acheter.
Cette analyse est d'autant plus appuyée par un exemple
très concret. Il suffit de se pencher sur le nom particulier que porte
le Grand Magasin qui a influencé tous les suivants : Le Bon
Marché. Cette dénomination n'a certainement pas été
choisie au hasard, puisqu'elle reflète parfaitement cette nouvelle
tendance : une envie de bonheur et de confort privé, mais pas au prix
fort, la recherche des petits plaisirs de la vie quotidienne qui rehausse la
morosité de l'existence et lui apporte un peu de piment. Le Bon
Marché diffusait les valeurs et prônait l'art de vivre de
l'aristocratie auprès de l'ensemble de la classe moyenne
française, et il y parvint en abaissant les prix. Mais il y parvint
aussi en devenant une sorte de manuel culturel de base.
Là encore, la réponse des élites est
sans appel : ils refusent catégoriquement de participer à ce
nouvel étalage de richesse. Ils prônent le « luxe de
simplicité » : une élégance chic et discrète,
dont les codes ne peuvent être perçus et interprétés
que par les personnes issues du même monde. Pour eux, le Grand Magasin ne
se pliait pas aux valeurs et moeurs traditionnels qu'ils avaient connus
autrefois. Pire encore, il montrait aux classes moyennes comment accéder
au style de vie de la noblesse. Le Grand Magasin, en rendant ce style de vie
palpable, indiquait le chemin à suivre pour en faire partie, à
condition bien sûr d'avoir un minimum de moyens : « Tout ce
qu'une toilette cherche à cacher, dissimuler, augmenter et grossir plus
que la nature ou la mode ne l'ordonnent ou ne le veulent, est toujours
censé vicieux. Aussi, toute mode qui a pour but un mensonge est
essentiellement passagère et de mauvais goût ». 41
40 MILLER Michael, Au Bon Marché 1869-1920 ; Le
Consommateur apprivoisé, Paris, Éditions Armand Colin,
1987
41 DE BALZAC Honoré, Traité de la Vie
Élégante dans Pathologie de la Vie Sociale, 1830
42
Mais, au final, ce changement social a permis de redessiner,
de restructurer les traditions pour qu'elles puissent répondre aux
nouveaux enjeux et s'adapter aux nouveaux besoins.
De nos jours, le Bon Marché est
considéré comme le Grand Magasins le plus chic de la capitale.
Étonnant puisqu'il était autrefois voué à offrir
des prix moins chers que les boutiques spécialisées.
Racheté par le groupe LVMH en 1984, les parisiennes
élégantes ainsi que les coquettes du monde entier continuent
cependant de pousser chaque jour les portes de ce nouveau « temple du luxe
» où règne l'art de vivre à la française. Le
Bon Marché, à réussi à s'imposer comme une enseigne
prestigieuse et entretient son statut de « monument ». C'est un
bâtiment qui est se visite, au même titre que les autres
emblèmes de la capitale.
Il semblerait donc que le Bon Marché cultive
activement son patrimoine. Un autre exemple est la collection
créée à l'occasion de ces 160 années d'existence.
En 2012, le magasin revisite des motifs historiques, tirés des archives
de la Maison, et donne naissance à une collection dédiée.
Pour l'occasion, les marques de luxe se prêtent également au jeu
et 160 d'entre elles rendent hommage à ce lieu emblématique en
réinterprétant leurs pièces iconiques pour le Bon
Marché. Cette collection unique, baptisée « Les Exclusifs
» conjugue modernité, liberté et créativité.
Comme à l'époque, une mise en scène extraordinaire est
orchestrée et des expositions qui révèlent son histoire
habillent le Grand Magasin : une façon joyeuse de célébrer
ce bel âge, dans une étonnante modernité.
S'il avait n'avais pas évolué depuis sa
création, le Bon Marché n'aurait certainement pas l'image
grandiose qui le définit. Il ne s'est pas seulement contenté de
continuer à faire ce qu'il faisait déjà, c'est à
dire vendre des objets, il est aussi devenu un lieu de culture. En invitant
régulièrement différents artistes à
s'exprimer42, le Bon Marché fédère et
émerveille.
La sortie de terre de ce temple de la consommation a
jeté les bases de l'achat à outrance, mais il a aussi permis une
révolution sociale, en diffusant l'art de vivre.
42 L'illustratrice Marjane Satrapi, l'actrice Catherine Deneuve
et le réalisateur Loïc Prigent pour célébrer les 160
bougies du Magasins
43
C'est d'ailleurs ce qui le maintient maintenant dans le
domaine du luxe. En préservant son côté historique et ses
valeurs, Il n'oublie cependant pas de s'adapter au gré des changements
tout en créant un concept. En se voulant musée, Le Bon
Marché souligne d'autant plus l'importance de séparer le luxe dit
matériel, du luxe immatériel. Et le luxe immatériel n'a
pas de prix.
Vue de l'intérieur du Bon Marché 43
43 Source de l'image :
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2013/05/france-grands-magasins.html