Il est difficile de parler de naissance d'une marque. Petits
ateliers au début, les marques s'établissent au gré du
temps, et font grandir leur réputation progressivement, autour de
rencontres, de virtuosité et de secrets. En se rattachant à des
légendes, les grandes marques développent une épaisseur
créatrice de mythe et d'imaginaire.
En 1780, la toute première marque de luxe voit le jour
: Chaumet. Devenu joaillier officiel de Napoléon et de Joséphine
en 1802, Marie-Etienne Nitot offre à la Couronne de France le plus beau
joyau, le Régent (140 carats), aujourd'hui exposé au Musée
du Louvre. Entre les années 1828 et 1854, Pierre François
Guerlain ouvre sa maison de parfumerie, Charles Christofle reprend la
société de son beau-père, Thierry Hermès
débute son aventure de maroquinier et Jean-Louis Cartier s'installe
à son compte. A l'aube de la Belle Époque, l'Empire supporte ces
nouveaux talents, et Louis Vuitton devient le malletier attitré de
l'impératrice Eugénie. Son fils George dessine le
célèbre monogramme en 1896 en hommage à son père et
déjà pour lutter contre la contrefaçon. Au milieu des
années 1880, Jeanne Lanvin ouvre son atelier et lance sa marque en
1909. Cela fait de Lanvin la plus vieille Maison de couture encore
en activité. L'année 1909 marque les débuts de Gabrielle
Chanel.
Avec l'invention de la Haute Couture au XIXème
siècle, l'artisan est alors vu comme un visionnaire, un véritable
créateur au même titre qu'un artiste. Les produits sont toujours
aussi exceptionnels, mais à cela s'ajoute la renommée et le
prestige du fabriquant : la richesse des matériaux époustoufle,
mais la magie de la marque fait rêver. La marque doit avoir de vraies
valeurs auxquelles une population peut se repérer et s'identifier. Chez
Chanel, Dior ou Yves Saint Laurent, le créateur est comme
sacralisé. Ils inspirent des cinéastes, ils suscitent le
débat : le poids spirituel des créateurs a été
entretenu par ces marques. Les logos sont fétichisés et portent
une charge symbolique qui les hissent au statut d'emblème. Les marques
de luxe passent sans arrêt de l'histoire au conte, du conte au mythe.
C'est pourquoi les marques doivent se forger un véritable univers
d'expression : elles peuvent le faire en puisant dans leur histoire (Chanel) ou
en réinventant une légende (Dom
45
Pérignon). Certains des créateurs sont des
novateurs, d'autres des héritiers, et certains sont même des
novateurs héritiers, par goût ou par fidélité.
Orfèvres du plaisir donné, ils sont porteurs d'une alchimie : ils
font naitre un désir qui saura mériter leur création, en
lui donnant tout son sens.
Aussi, plus qu'un logo, un nom ou un visa social, la marque
est une personne à part entière, avec une personnalité
qu'elle affiche haut et fort. Chaque marque, tout en portant en majesté
des valeurs d'élégance et de classe, propose un style de vie bien
à elle. C'est ainsi que le bon goût sépare le luxe du
snobisme : l'initié achète la marque qui lui ressemble, il ne se
contente pas d'imiter. Cependant, il faut que cet univers soit cohérent
avec l'image que la marque veut donner d'elle pour éviter qu'elle ne
devienne qu'un simple exercice de style. L'honnêteté est une
garantie de réussite, c'est pourquoi on raconte des histoires vraies,
autour des aventures des fondateurs, presque comme une religion. Chanel est une
marque qui ose : Gabrielle Chanel était une avant-garde qui a
participé à l'émancipation des femmes. Après elle,
les femmes ne seront plus jamais les mêmes, puisqu'elles ont conquis une
liberté nouvelle que Chanel a su préfigurer et accompagner :
l'allure. Si Chanel prône le chic minimaliste et fait l'éloge du
noir et du blanc, c'est avant tout lié à l'enfance de la
créatrice. A l'orphelinat, elle portait le sarrau noir à col
blanc des orphelines. Elle, petite fille privée de tout,
débarrasse les femmes gâtées par l'existence de ce qui
encombre, gène ou brouille, pour ne laisser place qu'à
l'essentiel. Le « less is more » est né. Encore
aujourd'hui, c'est le credo de la marque. Comme mentionné
précédemment, les objets de grand luxe étaient à
l'origine utilisés pour partir à la conquête de
l'éternité, comme assurer son salut éternel après
la mort. Coco Chanel est morte en 1988, mais la marque Chanel continue
d'exister.
A l'aube de notre millénaire, les marques ont dû
redoubler d'efforts pour remporter un combat difficile : celui d'allier les
contraintes de la productivité à la créativité et
l'excellence. Les géants du luxe ont réussi à conjuguer
innovation et transmission de l'héritage : un challenge difficile.
Dorénavant, le luxe est tourné vers le présent et vers la
seule consommation des oeuvres immortelles du passé. Si le luxe veut
échapper à la fossilisation, il doit reconduire et actualiser les
formules du passé.
46
Entre tradition et mode, le luxe est devenu une sorte
d'hybride, dont la survie repose désormais sur son image. D'où la
nécessité pour les grandes maisons de valoriser leur passé
: ces lieux de mémoire s'imposent comme de véritables mythes
parce que c'est au travers des légendes des origines que se
façonnent les grandes marques.44 Les Grandes Maisons qui font
la fierté de la nation ont mérité leurs majuscules par
leur singularité, leur excellence, et souvent, leur mythologie. Si elles
contiennent des trésors, ce n'est pas pour les enfouir et encore moins
pour les cacher. En effet, autour de toutes ses anecdotes hasardeuses et de ses
légendes, le nom d'une marque devient ce qu'elle a créé,
car la saveur de l'éphémère peut parfois prendre un parfum
d'éternité si elle se transmet.
En 1954, le Comité Colbert est créé
à l'entreprise de Jean-Jacques Guerlain pour rassembler les marques de
luxe françaises (15 membres en 1954, 81 aujourd'hui) autour de valeurs
communes. De l'hôtellerie aux grands vins, en passant par la Haute
Couture et la gastronomie, tous les secteurs sont valorisés. Cette
institution, qui fait référence au ministre des finances du Roi
Soleil, légitime les marques de luxe françaises en terme
d'excellence. Cet organisme a pour vocation de promouvoir l'art, la culture
française et le luxe. Le Comité Colbert n'est autre que
l'héritage d'une coutume monarchique protectrice des arts pour mieux les
associer à son rayonnement. A la croisée du luxe, de la culture
et de l'art de vivre si chers à la France, elle est
l'héritière directe du règne du Roi Soleil. A l'image du
Comité Colbert, les comités Montaigne ou Vendôme sont les
anges gardiens de deux lieux emblématiques de la capitale : L'Avenue
Montaigne qui aligne les plus puissantes Maisons de luxe et la Place
Vendôme, place emblématique de la joaillerie.
Le luxe fait désormais face à des enjeux
majeurs : garder l'exception « culturelle », faire vivre les mythes
bâtisseurs, affirmer la création comme ressort et demeurer
très sélectif. D'un côté il faut innover,
surprendre, rajeunir la marque pour rester compétitif : c'est le
défi à court terme, celui de la mode. D'un autre, il faut
maintenir l'image d'éternité des marques et un halo
d'intemporalité. Pour être en accord avec les tendances, il faut
palper l'air du temps. La Haute Couture doit être au summum
44 LIPOVETSKY Gilles, Le Luxe Éternel, Paris,
Éditions Gallimard, 2003
du luxe, tout en étant au summum de la mode. C'est
autour de ce paradoxe que se jouent les plus grands challenges des ambassadeurs
du luxe dorénavant. C'est d'ailleurs ce à quoi répond le
Comité Colbert à la problématique de cette étude :
le luxe français puise sa force dans sa capacité à
s'adapter à la société, et à son exceptionnelle
créativité45. Rien ne sera fait si l'amour du
passé ne peut se marier au meilleur de l'avenir.
Des marques comme Chanel ou Louis Vuitton sont presque aussi
connues que le drapeau tricolore : elles sont au Panthéon du
génie français. Ces grandes marques participent à faire
rayonner l'image de la France dans le monde et la fascination qui en ressort,
puisqu'elles sont créatrices de tendances. Bernard Arnault est comme un
monarque à la tête de LVMH. Et si le rôle des marques
ambassadrices de la France était tout simplement d'éduquer les
autres nations au bon goût ?
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45 J'ai sollicité le Comité Colbert par email pour
mon étude.