Aujourd'hui, toute l'économie, est mondialisée,
même celle du luxe. Paris ne possède plus l'exclusivité en
matière de luxe comparé à des villes comme Tokyo, Londres,
New York ou encore Milan. Mais le fait d'être français est
toujours reconnu comme une qualité dans le milieu. Cela permet de
rassurer les interlocuteurs d'autre nationalités puisque nous jouissons
d'une excellente réputation à l'étranger.
L'industrie du luxe se métamorphosa dans les
années 1980 : il se vulgarisa et devint plus manifeste. En 1990, les
codes se globalisent. Les marques donnent le sentiment de s'étouffer, de
se brouiller, de se perdre : l'impression que tout a déjà
été fait domine les esprits. Enfin, dans les années 2000,
la création se refait une place et prédomine. Bienvenue dans
l'ère de la dématérialisation, celle où
l'expérience de consommation onirique et phénoménale prend
tout son sens. Ainsi, depuis quelques années, on se rend bien compte que
plusieurs marques de luxe ressentent le besoin de retrouver leurs racines, leur
essence.
Par exemple, Rolex a sorti en hiver 2015 une publicité
télévisée, qui insiste sur son utilisation historique (la
montre était destinée aux aviateurs ; elle pouvait transmettre
deux fuseaux horaires simultanément), mais aussi sur son pays d'origine,
la France (elle est aux couleurs de la France). Autre exemple, en 2006, la
marque Dupont réédite le briquet Winsdor, 54 ans après la
commande spéciale du Duc : les sources sont utilisées d'une
manière contemporaine.
De même, les marques retournent à leurs origines
: des Cacharel renait de ses cendres en repensant son positionnement (Cacharel
a décidé de revenir à ses essentiels, en quittant le
positionnement luxe qui ne marchait pas, et renouant avec la catégorie
du prêt à porter simple mais toujours haut de gamme), ou le
renouveau de produits phares comme la Fiat 500. Il est intéressant de se
demander comment ses marques font pour faire du neuf avec du vieux ?
Effectivement, même si la marque ou ses produits sont revisités,
ce qui est proposé n'est pas vintage, mais tout à fait moderne.
Les marques jouent sur les succès qui ont jalonnés leur histoire.
Les références au passé sont utiles pour les produits
destinés à durer. Ainsi, les
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consommateurs se laissent porter par l'air du temps, en se
disant que c'était mieux avant. Mais au final, le temps ne se remonte
pas, alors le présent doit être réinventé.
Toutes ces actualités montrent qu'on rentre dans un
nouveau monde : celui où la décision d'achat n'est plus
fondée sur la marque, mais sur les origines. Le luxe a la
particularité de faire les deux. Si les grands créateurs font et
défont les tendances au gré des défilés qu'ils
organisent, l'essentiel de leurs ventes est souvent assuré par leurs
produits les plus intemporels. Le sac Kelly d'Hermès, crée en
1935 reste le modèle phare du sellier. Le parfum presque centenaire
N°5 de Chanel est toujours le parfum féminin le plus vendu dans le
monde.
De nos jours, les consommateurs ont aussi envie de savoir ce
qu'ils achètent. Au-delà de la qualité, le public
d'aujourd'hui a envie de comprendre les valeurs de la marque. Dans un monde en
perte de repères, les clients ont besoin de traditions et de valeurs
sûres auxquelles se raccrocher. Il ne s'agit plus alors d'attacher pour
attacher, mais aussi de s'imprégner de la marque pour mieux la saisir et
s'identifier à elle.
Ce désir de connaître la marque renforce
d'autant plus l'importance de la transmission dans les Maisons. Car si le
public souhaite des réponses, les grandes marques elles aussi veulent
des regards et des questions. A l'image de ce que doit être la
consommation des produits de raffinement qu'elles vendent, les Grandes Maisons
ne trouvent leur sens que dans le partage, l'échange et l'amour. C'est
aussi pourquoi les Marques se raccrochent à des produits historiques
qu'elles continuent de mettre sur le premier plan même s'ils ne
génèrent pas tellement de chiffres comme Hermès avec les
selles ou encore Louis Vuitton et les malles. En effet, les malles ne
représentent plus que 2% des ventes de Louis Vuitton et sont parmi les
derniers produits de la marque qui soient encore totalement
confectionnés en France, dans l'atelier mythique d'Asnières. Ces
parties intégrantes de leur héritage
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leur permettent de ne pas perdre leur identité, ni
d'oublier d'où elles viennent. Puis, la France jouit d'une richesse
culturelle et historique fabuleuse et les marques de luxe ont bien compris
qu'elles devaient jouer dessus pour se démarquer, et donner un
supplément d'âme à leurs discours et produits. Les valeurs
patrimoniales et familiales sont le meilleur des marketings. Elles justifient
un savoir-faire avéré, donnant naissance à des
icônes qui traversent les siècles.
En effet, la France fait vendre et au prix fort 49
Dans les boutiques Louis Vuitton, certains étuis de
téléphone sont affichés au prix de 200 euros, les
présentant comme un des produits les moins chers de la gamme. Elles sont
même personnalisables : les initiales peuvent être gravées
à la feuille d'or gratuitement, juste en dessous du «Made in
Spain». Effectivement, ces pochettes sont produites dans l'un des deux
ateliers de Louis Vuitton en Espagne. Cela explique sûrement le faible
prix de ces pochettes, parce que le Made in France coûte cher. En effet,
et malheureusement, l'objectif du chiffre d'affaire prend bien souvent le pas
sur celui de l'image. Certaines marques préfèrent faire des
économies d'échelles quitte à mettre en péril leurs
origines.
Mais le pragmatisme et la rationalité ne nourrissent
pas le rêve. En effet, Chanel a des ateliers en Écosse, les
chaussures Louboutin et les sacs Dior sont fabriqués en Italie et 10 des
46 ateliers d'Hermès sont à l'étranger. En revanche,
toutes les collections se décident dans les bureaux parisiens, ce qui
conserve tout de même le patrimoine créatif français. Puis,
les pièces de Haute Couture et les Commandes Spéciales (c'est
à dire les produits faits sur mesure, avec les matériaux les plus
précieux et les plus chers) sont toujours élaborées dans
les ateliers parisiens. Dior se justifie de ses productions italiennes par le
fait que c'est dans ce pays que se trouvent les meilleurs textiles
(principalement le cuir) et les artisans les plus qualifiés pour
effectuer ce travail particulier. Quand je leur demande s'ils comptent faire
revenir leurs productions entièrement en France et former des artisans
français, un malaise se fait sentir, accompagné d'un vague :
« Oui bien sûr c'est prévu ».50
Peut-être qu'une distance est ainsi volontairement mise entre les
49 Voir Annexe 11, p.113
50 J'ai posé ces questions lors des Journées
Particulières le vendredi 20 mai 2016, pendant la visite de
l'Hôtel Particulier au 30 avenue Montaigne, là où
l'aventure Dior a commencé.
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produits « standards », les produits qui se trouvent
en magasin et immédiatement accessibles, avec les produits d'exception
comme les pièces de Haute Couture et les Commandes Spéciales qui
elles sont réalisées à Paris. Dior a au moins le
mérite d'être transparent sur ce sujet. Mais au-delà du
prix, il est dommage que les marques n'appliquent la
sévérité de la Haute Couture à l'ensemble de leurs
collections, ce qui aurait certainement préservé leur
authenticité. Car face à la standardisation des produits
mondialisés, le « Made in France » apporte un gage de
qualité. Mais une fois de plus, l'appât du gain et de la puissance
l'a emporté sur les traditions.
L'essor des contrefaçons a aussi son rôle
à jouer dans le besoin des marques à redorer leur image. Bien que
la contrefaçon représente un sérieux danger pour les
marques de luxe, elle renforce néanmoins la légitimité des
originaux. Rien ne remplace la sensation de porter du vrai. Malgré cela,
la contrefaçon est toujours un problème d'actualité, parce
que certains consommateurs persistent à résister à l'achat
de produits originaux. Cette résistance peut s'expliquer par le fait que
ces consommateurs n'arrivent pas à accéder aux valeurs du luxe
telles qu'elles devraient l'être. Les vraies valeurs du luxe sont
censées être la confidentialité, la discrétion, le
respect pour la tradition et le savoir-faire authentique. La notion d'apparence
y est pour beaucoup dans cette confusion parce que certains ne savent pas
l'utiliser à bon escient. Ces consommateurs ressentent le besoin cruel
d'étaler leur argent, sans retenue, dans le but d'impressionner les
autres. La contrefaçon résulte de l'aspiration à
s'approprier des signes ostentatoires, mais surtout de montrer qu'on est plus
riches que ce qu'on est. Cela reflète le combat mondial du bon
goût, puisqu'il est plus facile d'avoir de l'argent que d'avoir du
goût.
Enfin, et comme expliqué précédemment,
le luxe est relatif à chacun : certains sont prêts à tuer
pour avoir le Kelly d'Hermès, un produit iconique de la marque et
symbole du luxe ultime pour certains. D'autres vont trouver ce comportement
ridicule mais n'hésite pas à se payer des vacances dans un chalet
de prestige sur les pistes. Il est permis d'interpréter cela comme une
personnification du problème soulevé : le luxe se veut de plus en
plus expérientiel. L'émotion ressentie l'emporte sur le produit
en lui-même.
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Même l'essor des produits d'entrée de gamme est
justifié par l'expérience. Les marques répondent que
l'expérience d'achat doit être ancrée dans les gènes
de la Maison et donc être la même, quel que soit la valeur du
montant de l'achat. En revanche, cette expérience n'est permise que par
une distribution au sein d'établissement approuvés par la marque,
ou même possédés par elle-même (Sephora, Le Bon
Marché, etc.). Pour compenser le différentiel de rêve entre
les gammes, les marques de luxe comptent sur les produits griffés, les
icônes, pour redorer leur image en finançant divers
évènements somptueux pour renforcer le prestige. Le luxe ne
s'adresse pas seulement à ceux qui l'achètent : le conte de
fées sert à entretenir le rêve dans les consciences
collectives.
Dorénavant, les acheteurs investissent autant qu'ils
se font plaisir dans leurs achats. Il s`agit de consommer moins et mieux, les
consommateurs sont dorénavant prêts à économiser
pour s'offrir quelque chose de vraiment digne d'intérêt,
d'authentique et de valorisant. Le prix passe au second plan, après la
valeur de l`émotion. Le vrai chic, c'est de durer, de se maintenir pour
aller encore plus loin. Ces consommateurs aspirent à des produits plus
durables, qui se démarquent par leur simplicité et
s'éloignent de l'ostentation. La dimension émotionnelle du luxe
prend alors tout son sens : il faut créer une émotion qui
s'inscrira si fort dans le temps qu'elle en deviendra inoubliable. Ces produits
doivent alors organiser un rendez-vous unique, taillé sur mesure pour
vivre un rêve éveillé. La proposition luxueuse d'avant
n'est plus la même, car elle doit dorénavant correspondre à
une approche créative. Les gens veulent de l'étonnement (peu en
quantité mais beaucoup en surprise), de la révélation de
la pureté, de la précision et de l'esthétique : ils
aspirent à quelque chose qui amène des frissons.
Les marques de luxe n'ont pas vraiment de concurrents puisque
chacune d'elles a une image de marque qui lui est propre : son territoire est
marqué. Le but est d'imaginer un univers confidentiel autour de la
marque. Tout est mis en oeuvre pour sublimer le produit à travers un
scénario plein d'anecdotes. Surtout dans un contexte de crise
économique, les consommateurs ont besoin de sortir de l'ordinaire. C'est
pourquoi les émissaires du luxe s'évertuent à projeter un
univers chimérique.
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Le luxe se crée son propre monde imaginaire,
composé de lieux phénoménaux et d'oeuvres d'art. Cet
univers flamboyant est renforcé par un vocabulaire plus lyrique, plus
évocateur : des Maisons, des Ateliers et des Modèles, pour
souligner une distance avec les entreprises, les usines et les produits, bien
plus anodins ou encore la distinction claire entre les hôtels et les
Palaces. Les marques de luxe ne veulent pas être choisies parmi d'autres,
elles veulent que le consommateur les voit comme l'unique réponse
à ses besoins. Cette tactique de story-telling s'avère
gagnante, tant que la marque reste honnête.