ANNEXE 6
Transcription de l'interview d'Aurélie FOURTEAU, guide
conférencière de Paris et ancienne de chez Louis Vuitton. Cette
interview a été réalisée par
téléphone le 23 Avril 2016.
Comment définiriez-vous le luxe ?
C'est avant tout un savoir-faire, et cela passe surtout
par la qualité du produit. Certaines maisons de luxe font toujours des
choses à la main. Cela s'applique aussi aux vins, notamment le champagne
qui a une appellation d`origine contrôlée, donc qui ne peut
s'élaborer qu'en France, en général dans des familles qui
le produisent depuis des dizaines d'années. Les raisins sont toujours
récoltés à la main pour les cuvées
spéciales. C'est vraiment l'aspect artisanal qui caractérise le
luxe.
Décrivez-moi votre vision du luxe, avec un
exemple concret qui vous vient rapidement à l'esprit.
Parmi tout ce que propose Louis Vuitton, il y a le service
des commandes spéciales qui existe depuis le début de la
création de la Maison. On peut demander un type de bois
spécifique, une forme particulière, des détails
personnalisés, etc. Il faut que l'objet soit beau et maniable, pratique
et réutilisable. Quand on le reçoit, l'objet devient alors la
personne la plus chère qu'on ait au monde.
Pensez-vous qu'il puisse exister plusieurs luxes
?
Le luxe dépend de chacun : ce n'est plus dans
l'élégance du paraître mais dans l'élégance
qu'on met dans son quotidien. Ce sont des petits luxes du quotidien qui
façonnent l'art de vivre.
Comment voyez-vous le luxe dans 50 ans ?
Je pense que ce sera toujours le luxe comme on l'entend
maintenant (avec les grandes marques comme Chanel ou Guerlain). D'ailleurs, on
voit bien que de plus en plus de grands hôtels sont en train d'ouvrir
à Paris, comme Le Peninsula. Si le luxe était amené
à considérablement changer, les grands groupes ne continueraient
pas d'investir. Je pense aussi qu'une partie de la population va se rapprocher
de ce
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luxe, qu'il va devenir encore plus accessible.
Peut-être que s'il devait y avoir un changement dans le luxe, ce sera par
rapport à la santé. La santé, malgré les sous, nous
ramène à nos conditions d'êtres humains. Ce sera
peut-être le luxe de vieillir avec moins de maladies ou pour permettre
aux gens de vivre mieux.
Quelles sont pour vous les principales valeurs du luxe
français ?
La technicité, le raffinement, le savoir-faire, la
modernité, l'avant-garde et l'innovation.
On parle souvent de l' « art de vivre à la
française » : comment expliquez-vous que les autres
nationalités nous voient comme le symbole du raffinement et de
l'élégance ?
D'une part, c'est un aspect historique. Tout au long du
18ème, les Français étaient considérés comme
au summum de l'éducation. Cet art de vivre s'est aussi
développé à travers la mode : la couturière de
Marie-Antoinette faisait des robes non seulement pour elle, mais aussi pour
toutes les autres reines d'Europe. Après elle, l'impératrice
Joséphine a fait la mode de partout. Aussi, il faut savoir que
Napoléon a mis sur les trônes d'Europe tous ses frères et
soeurs, et cela a activement participé à la mondialisation de la
mode.
Diriez-vous que cet art de vivre s'est
complètement intégré dans la vie quotidienne des
Français à travers les temps ? J'entends par la que certaines
notions telles la gastronomie, les cafés chics, les vins,
l'hôtellerie... semblent être devenues intrinsèquement
françaises.
Oui. J'ai passé 3 jours avec des américains,
et ils m'ont dit que la parisienne ne marche dans la rue comme personne. Le
bruit de ses talons fait un bruit qu'aucune autre femme dans le monde ne peut
faire. Même s'il y a une différence entre Paris et le reste de la
France, la majorité de la population aime bien manger, boire un bon vin
(le chiffrage baisse en consommation mais monte en qualité), on mange
des produits frais, on retourne à nos fourneaux pour cuisiner. En
France, on règle nos journées par rapport aux repas, les repas
sont des moments conviviaux, de pause, où on s'arrête pour prendre
le temps de partager. Les règles de civilité à table nous
viennent tout droit de la courtoisie au Moyen-Âge, et on continue de se
soumettre à ces règles.
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Trouvez - vous des similitudes entre la façon
d'appréhender les choses sous Louis XIV et à notre époque
?
Le système qu'a créé Louis XIV
était surtout pour contrôler la cour, le gouvernement et la
famille royale. Les gens se sont pliés pour plaire au roi. Pour nous ce
serait trop tyrannique. Inconsciemment, toujours aujourd'hui, on suit les
tendances si une mode est lancée Mais on appréhende les choses,
on le fait de façon moins inconsciente que sous son règne. Le Roi
Soleil est le premier qui a eu un goût en terme d'art, et il a
utilisé tous les arts au service de la politique, de son image et de sa
gloire. C'est d'ailleurs drôle, car maintenant un système
totalitaire refuse toute utilisation de l'art, pour ne pas provoquer de
pensées alternatives. Lui l'a utilisé à son
service.
Quelles leçons pourrions-nous tirer du
règne de Louis XIV ?
Son succès vient principalement du charisme de
l'homme. D'ailleurs après Louis XIV, ça été
difficile de rester au même niveau de rayonnement. Il s'est astreint
à un style de vie qu'il a tenu jusqu'à la fin.
A part Louis XIV, pourriez-vous me citer d'autres
personnes qui ont activement travaillé à faire régner la
France en maître sur les produits de luxe ? Si oui, pourquoi
?
Je penserai à Coco Chanel et Yves Saint Laurent :
c'étaient des précurseurs, des novateurs. Ils ont permis une
certaine démocratisation. Ils ont réussi à renouveler une
certaine idée du luxe, car ils l'ont modernisé. Les grands
couturiers comme Paul Poiret ou Yves Saint Laurent étaient de grand
amateurs d'art, et c'est ce qui a fait leur force.
Pensez-vous que la démocratisation du luxe soit
phénomène si récent que ça ?
Non, je ne pense pas que ce soit si récent. Par
exemple Marie Antoinette donnait ses robes à son personnel.
C'était une manière de démocratiser. De plus, la
bourgeoisie a toujours aspiré à avoir ce qu'avait la noblesse.
Tout ce qui a été démodé est d'abord passé
entre les mains de la classe inférieure. De tout temps, le luxe est venu
avec l'économie. Lorsque Napoléon est arrivé au pouvoir,
dix ans après la Révolution, l'économie allait très
mal. Il a alors commandé au soyeux
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lyonnais 80 km de tapisseries pour Versailles (qui n'ont
d'ailleurs jamais été au château) : il a voulu relancer le
luxe pour relancer l'économie. Et Napoléon III et sa femme
Eugénie vont faire exactement la même chose.
Quand les marques communiquent aujourd'hui sur leur
passé et leur héritage, trouvez-vous cela pertinent ?
Dans le jargon de la mode, on parle souvent de l'ADN de la
marque. Ils essayent d'être fidèle à l'image du luxe qu'ils
essayent d'enraciner dans le passé pour asseoir l'image de la marque.
Chaque marque à son propre ADN, facilement identifiable.
Comment expliquez-vous que parler de son histoire et
de ses traditions puisse être un argument de vente ?
On a besoin de se raccrocher à une valeur sure du
passé pour prouver à quel point on est solide et pour rajouter du
prestige à l'histoire actuelle.
Quelles sont selon vous les principales ambitions des
grandes Maisons de luxe pour les années à venir, les nouveaux
challenges ?
Je pense que ce sera la mondialisation dans le sens
où la cliente chinoise est différente de la cliente australienne
ou de la cliente finlandaise. Il va falloir continuer à plaire au plus
grand nombre tout en gardant le prestige et le savoir-faire presque ancestral.
Il faut plus ou moins continuer ce qu'ils font déjà : LVMH
propose depuis 3 ans Les Journées Particulières pour rendre les
marques célèbre accessibles, prouver le savoir-faire du travail
manuel, mettre en valeur les hommes et les femmes qui créent ses
produits, et que les produits ne sont pas réalisés dans des
laboratoires face à des écrans. Il faut valoriser les petites
mains. Les marques font de plus en plus visiter leurs ateliers, les gens sont
intéressés de savoir comment les produits finis arrivent chez eux
: les gens sont curieux comment toutes ses choses sont faites. Les clients
s'approprient un peu plus le produit, se sentent plus proches de la
marque
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