ANNEXE 7
Transcription de l'interview de Monsieur Xavier LE PERSON,
maître de
conférence en histoire moderne à
l'université Paris IV Sorbonne. Cette interview m'a été
accordée le 21 Avril, dans un café.
Décrivez-moi votre vision du luxe, avec un
exemple concret qui vous vient rapidement à l'esprit.
Le luxe est quelque chose qui n'est pas accessible
à tout le monde, car il y a une question sociale à travers le
luxe. Au-delà de la dimension esthétique ou de la facture de
l'objet, c'est le privilège de posséder ce que les autres ne
possèdent pas.
Pensez-vous qu'il puisse exister plusieurs luxes ? Si
oui, pourquoi ?
Je pense qu'il existe plusieurs niveaux de luxe : d'un
côté, le luxe commercial qui s'adresse aux bourses
fréquentes, et le vrai luxe qui n'est pas accessible à tous.
D'une certaine manière, le luxe c'est un peu une image. On rend
accessible le luxe pour donner l'impression aux consommateurs qu'ils sont
exceptionnels, alors que dans le fond c'est tout simplement une dépense
coûteuse. On voit bien cette différence dans les magasins, avec
les portefeuilles et autres petits objets qui sont bien mis en avant, alors que
les produits plus coûteux sont mis à l'arrière. On remarque
aussi que bien souvent, les gens s'arrêtent au niveau des produits
d'entrées, car rares sont ceux qui peuvent acheter les vrais produits
coûteux.
Il y a la consommation contre l'exception. On sent bien
une évolution aujourd'hui. Le luxe, c'est censé être ce qui
n'est pas standardisé et l'importance du sur mesure prend tout son sens
de nos jours. On revient à une facture adaptée aux désirs
du client et non pas une facture standard.
Comment voyez-vous le luxe dans 50 ans ?
Par rapport à la tendance actuelle, on a des sortes
de comportements excessifs, des gens qui dépensent sans compter. Avec la
mondialisation et l'enrichissement général, je pense que de
nouvelles populations vont accéder au luxe. C'est un pas de plus vers le
luxe pour tous, le luxe accessible. La démocratisation va s'accentuer
puisque le luxe est amené à se vendre de mieux en mieux.
104
Quelles sont pour vous les principales valeurs du luxe
français ? Comment expliquez-vous que les autres nationalités
nous voient comme le symbole du raffinement et de l'élégance
?
Je dirais que c'est le savoir-faire et
l'esthétique. Au Japon par exemple, les références
françaises et italiennes sont très clairement affichées.
Notamment dans les magasins, on voit sur les devantures des phrases en
français (souvent pas vraiment fidèles au niveau de la
traduction), car c'est tout un art de vivre qui est associé à
l'objet. Je pense que l'image culturelle de la France est déterminante
dans la vente de ses produits. D'ailleurs, on voit bien les
représentations fantasmées qu'ont les asiatiques de la France :
ils s'imaginent Paris comme sur des photos de Doisneau.
Diriez-vous que cet art de vivre s'est
complètement intégré dans la vie quotidienne des
Français à travers les temps ? J'entends par là que
certaines notions telles la gastronomie, les cafés chics, les vins,
l'hôtellerie... semblent être devenues intrinsèquement
françaises.
Quand le reste de la population essayait de copier le mode
de vie des élites, c'était une belle tromperie, car au moment
où les produits deviennent accessibles au plus grand nombre, les nobles
sont déjà passés à autre chose. Tout est toujours
plus raffiné chez les élites, les classes sociales
inférieures ont l'impression que tout est plus beau sur eux. Les nobles
contribuent donc à la magnificence du roi. On joue sur l'image du corps,
pour transformer ce qui est commun (un corps) en quelque chose
d'extraordinaire. Pour ce qui est de la gastronomie, j'ai une explication. Au
XVIIème, on était persuadés qu'il existait un lien entre
la nature des produits qu'on ingérait et l'apparence extérieure.
Du coup, on mangeait beaucoup de blanc car cela symbolisait la pureté,
et donc permettait de fuir le mal. Il y a une très forte logique
chrétienne qui se dégage à travers ça. On retrouve
aussi chez les nobles la volonté de se procurer des produits d'exception
qui coûtent très cher. Et puisque la gastronomie participait
à la réputation d'une maison de nobles, il y avait une
émulation. Le café vient de marie Thérèse,
l'épouse d'origine espagnole de Louis XIV. Les liens culturels
très forts qui existent encore aujourd'hui entre La France et certains
pays se sont pérennisés à travers la circulation des
produits. D'abord réservé à la cour du Roi, le café
est ensuite descendu dans la rue avec de nombreux cafés qui
émergeaient de part et d'autres. Au 16ème siècle, il
était très difficile de
105
se procurer des épices, mais elles servaient
à tout : rendre le vin moins âpre, pour les
cérémonials religieux... En effet, on pensait à
l'époque que les épices venaient du paradis. Puis ensuite, le
prix a chuté car les Portugais et les Arabes on en ramené plein
et il y en avait à profusion. Aussi, les nobles ne portaient qu'une
seule fois leurs vêtements ou leurs chaussures : la ruine de la noblesse
du 18ème était intimement liée à la
recherche permanente du luxe. En Angleterre, Charles II a essayé de
lancer une mode anglaise, mais la mode française a pris le
dessus.
Trouvez-vous des similitudes entre la façon
d'appréhender les choses sous Louis XIV et à notre époque
?
Oui car le luxe c'est toujours posséder des choses
que les autres n'ont pas. On associe des objets à des gens en vue et on
a envie de les imiter.
Diriez-vous que Louis XIV a lancé la
première campagne marketing de l'Histoire ?
Je dirais que c'est involontaire, que ça y a
contribué indirectement. Alors oui, on était dans une
volonté de susciter l'intérêt mais pas dans une
volonté de faire vendre, alors je ne parlerais pas de marketing. Il
était plutôt question de gloire : les arts de la table, et
même l'ordre des plats déterminent la culture. Le roi veut faire
rayonner sa gloire sous toutes ses formes, et l'art de vivre à la
française participe à cette gloire.
Pensez-vous que les lois somptuaires étaient
dans l'optique de contrer la démocratisation du luxe ?
Les lois somptuaires ont plus un rôle
économique. Au XVIIème, il y avait de plus en plus de mariages
entre nobles et bourgeois pour des raisons économiques, je ne pense pas
que la volonté du Roi était de créer un écart entre
les deux. Des liens économiques existent entre les nobles et les
bourgeois. Les lois somptuaires ont aussi été mises en place pour
empêcher que l'argent ne sortent du pays. C'est la loi des politiques
mercantilistes : faire converger vers le royaume des métaux
précieux. On voulait tout simplement empêcher que la noblesse ne
se ruine. C'est d'ailleurs le paradoxe de la noblesse, qui est si bien
décrit dans la pièce de théâtre L'Avare : le noble
veut s'enrichir, mais il doit faire des dépenses obligatoires pour
justifier son statut, et il se ruine littéralement. Louis XIV a
trouvé la parade : quand
106
il crée les manufactures des Gobelins, de
porcelaines... c'est pour que les nobles achètent en France, et donc
créer de la richesse dans le pays. On peut y voir une certaine forme de
protectionnisme. Pour finir, il faut aussi savoir que ces lois étaient
très liées à des conceptions
judéo-chrétiennes de la vanité. Il devait certes y avoir
une part de volonté de distinction sociale, mais on ne tolérait
pas de transgressions à travers les apparences. La trop grande
ostentation est condamnée car sinon, elle en devient vulgaire : et je
pense qu'on est encore dans cette logique-là aujourd'hui.
Pourquoi les marques retournent à leurs
origines ? Comment expliquez-vous que parler de son histoire et de ses
traditions puisse être un argument de vente pour les grandes marques de
luxe ?
Je trouve qu'il y a une sorte de nostalgie de la part des
grandes marques. Cela donne un coté rétro, qui est aussi original
et donc un bon argument de vente. On utilise le regard du passé pour se
déconnecter du présent. Dans leur communication en
général, je ne trouve pas les marques de luxe utilisent
spécialement leurs histoires, après je ne suis pas un grand
connaisseur non plus. En revanche, je trouve qu'elles s'inscrivent dans cette
logique en créant des fondations artistiques : le mécénat
est une façon d'être au coeur de la tendance. Le souverain fait
venir à lui ce qui est historique.
Quelles sont selon vous les principales ambitions des
grandes Maisons de luxe pour les années à venir, les nouveaux
challenges ?
A mon avis, elles cherchent à mette un prix de vente
suffisamment élevé pour laisser penser que c'est luxueux tout en
vendant au plus grand nombre. Donc le luxe est certainement une question de
prix. Les gens achètent pour diffuser une image d'eux-mêmes, tout
comme les nobles le faisaient, car nous vivons depuis bien longtemps dans une
société fondée sur l'image. J'ai aussi remarqué que
dernièrement, les maques font appel à des grands metteurs en
scène pour réaliser leurs publicités : une façon
d'appuyer encore plus leur story-telling, car on tend vers une recherche
d'unicité et de plaisir. Je pense que le luxe se veut de plus en plus
émotionnel.
107
|