Dans le sens usuel, le luxe se rattache au faste, à la
somptuosité et au raffinement dans la façon de vivre. Pour
comprendre ces affirmations, il est nécessaire d'analyser comment les
aristocrates ont placés le bon goût, la grâce et la
présence d'esprit au centre de leurs préoccupations à la
cour du Roi de France, puis comment ce bon goût a ensuite atteint les
couches sociales inférieures. Vestige de la Renaissance, la Cour des
Rois français, et plus particulièrement celle de Louis XIV, a
habillé cet art de vivre.
Il est dans un premier temps intéressant de
préciser que le mot «goût» renvoie aux aliments. Dans
l'article de Voltaire24, il est démontré que non
seulement les goûts de chacun divergent mais surtout que le goût
est indissociable du dégoût, l'un n'allant pas sans l'autre. Il
semblerait donc que seules des papilles de connaisseurs peuvent affirmer si tel
ou tel produit à un bon goût, et donc que des codes doivent
être instaurés pour plébisciter le bon goût au
détriment du mauvais.
A la Cour, plaire est signe de puissance. La Renaissance
marque la montée de valeurs humanistes et individualistes, soulageant
les nobles du poids de la réputation et leur permettant ainsi de tracer
leurs propres chemins, d'être maître de leur destinée.
L'intérêt du bon goût est alors de se distinguer des autres
à l'aide d'aptitudes qui se jouent de l'esthétisme. Les nobles
voyaient dans le goût le moyen d'attirer la reconnaissance, non pas
seulement des classes sociales supérieures dont ils voulaient tirer
profit, mais aussi des classes inférieures dans les yeux desquels ils
voulaient briller25. La reconnaissance de soi passe aussi dans le
regard
24 Dans son article
«Goût», issu l'Encyclopédie de Diderot
et d'Alembert, Tome VII, 1751-1772, p.761: «le Goût, ce sens, ce
don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues la
métaphore qui exprime, par le mot goût, le sentiment des
beautés et des défauts dans tous les arts : c'est un discernement
prompt, comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui
la réflexion : il est comme lui, sensible et voluptueux à
l'égard du bon ; il rejette comme lui, le mauvais avec
soulèvement (...). Comme le mauvais goût, au physique, consiste
à n'être flatté que par les assaisonnements trop piquants
et trop recherchés, ainsi le mauvais goût dans les arts est de ne
se plaire qu'aux ornements étudiés, et de ne pas sentir la belle
nature»
25 ASSOULY Olivier, Le capitalisme
esthétique : Essai sur l'industrialisation du goût, Paris,
Éditions du Cerf, 2008, p.19
27
que les autres portent : c'est même un point essentiel,
car plaire exige une réciprocité.
Le bon goût ne peut pas être enseigné : il
faut savoir sans apprendre, tout est dans la suggestion. Par exemple, les
courtisans doivent adopter une apparence très désinvolte tout en
faisant très attention aux détails. Là réside toute
la complexité de la façon d'être à la
française, exigeant une certaine rigueur.
Cela nécessite bien entendu un gros travail de
préparation, pour donner l'impression que tout est facile, que tout
vient instinctivement. D'où l'apparition de manuels du savoir vivre,
comme un guide des bonnes manières, de codes, de règles à
suivre scrupuleusement : «Sous son voile de raffinement et avec ses
bienséances, l'ordre pacifique des civilités exprime toute la
violence sourde des relations mondaines dont la perte d'honneur constitue le
pire des maux. En ce sens, le bon goût nourrit et justifie la promotion
comme la disgrâce sociale.»26
Dans la vie des courtisans, la grâce est souvent
associée à la bonne conduite : «le courtisan doit
accompagner ses actions, ses gestes, ses manières, en somme tous ses
mouvements, de grâce»27 . La grâce vient
d'ailleurs d'une vieille valeur chrétienne qui signifie «l'acte par
lequel on s'attire de la reconnaissance». La grâce qui accompagne le
bon goût si cher aux courtisans n'a de valeur que si cette conduite peut
être décodée par ses adeptes mais échapper à
la maîtrise des gens routiniers. C'est ce qui est appelé plus
communément la courtoisie. La réputation des salons parisiens
était très grande en Europe, puisqu'ils sont
considérés comme le temple du bon goût et de la
bienséance, où l'art de la conversation à la
française s'exprime dans toute sa splendeur. Les voyageurs
étrangers de passage à Paris cherchent à s'y introduire,
en obtenant des « laisser-passer » par l'intermédiaire
d'habitués ou de lettres de recommandation.
Ce régime du bon goût soulève alors une
question : si la noblesse aspirait à être encore plus
privilégiée et à étendre leur cercle d'influence,
sans plus uniquement se reposer sur le nom de naissance, n'existait-il pas
dès alors une certaine mobilité
26 Ibid, p.31
27CASTIGLIONE Baldassar, Le livre du
Courtisan, I, p.24
28
sociale, même au plus haut de l'échelle ? En
effet, il ne peut pas y avoir de conquête ou disgrâce sans
mobilité sociale. La machine est en marche. Le siècle des
Lumières reprend ces fondements posés quelques années
auparavant pour ouvrir la voie à une mobilité sociale à
une encore plus grosse part de la société.
En effet, à l'heure des nouveautés, le bon
goût permet de se projeter plus facilement dans le futur. D'un
côté, les nobles peuvent asseoir leur dominance sur leurs
semblables (toujours dans une logique de prestige), tandis que de l'autre, les
bourgeois s'enrichissent et se mettent à aspirer à
posséder. Le courtisan doit montrer qu'il est riche et qu'il est
prêt à dépenser sans compter, et c'est cette
libéralité qui lui permet à la fois de montrer sa noblesse
(la libéralité est une valeur traditionnelle de la noblesse) et
de se distinguer des bourgeois, réputés plus économes et
soucieux de gagner de l'argent.
Le fait est que pendant que les nobles se complaisent dans
leurs habitudes oisives, les bourgeois sont beaucoup plus ambitieux : ils se
mettent à la tâche, puisqu'ils aspirent dorénavant à
jouir des biens matériels au même titre que les aristocrates. Ils
ont vite compris que le seul moyen d'y arriver était de se consacrer
à leur métier, et de faire prospérer leur affaire. Le
mérite apporte alors son coup de grâce à l'honneur. Le bon
goût n'est alors plus synonyme de puissance politique mais provoque la
consommation immatérielle des bourgeois pour satisfaire leurs plaisirs
privés (à la différence de la noblesse, qui devait
affirmer son statut et donc profiter de ses privilèges en
public)28.
Au XIXème siècle, les bourgeois
détiennent enfin des signes pour distinguer leur classe sociale du petit
peuple : ils se vêtissent maintenant de beaux habits, ils vivent dans de
belles maisons bien décorées, et possèdent une grande
maîtrise des civilités. Ils ont réussi à mettre peu
à peu du beau dans leur vie, à coup d'efforts et de
reconnaissance sociale bien méritée. La société est
ainsi de moins en moins établie sur l'héritage et la naissance et
s'ouvre à la fluidité des situations.
28 ASSOULY Olivier, Le capitalisme
esthétique : Essai sur l'industrialisation du goût, Paris,
Éditions du Cerf, 2008, p. 43 : « On est ainsi passé
d'une compensation symbolique indispensable à la noblesse, à
l'exigence d'une satisfaction traduite à terme en plaisirs
matériels, pour tous les aspirants à la fortune. (...) Il faut
toucher les biens tangibles acquis par le labeur ».
29
L'embellissement de la population à travers les temps
s'explique ainsi par un ensemble de valeurs communes, spécifiques
à chaque époque. Le devoir, le plaisir et la reconnaissance sont
autant de moteurs qui ont permis aux citoyens français de toucher du
doigt une vie plus jouissive, en mettant tout simplement des pincées de
belles choses çà et là dans leur existence, en
adhérant au régime du bon goût.
30
MÉTHODOLOGIE
Comme il a été démontré, la
notion de luxe semble difficile à cerner. Après avoir
montré qu'il semblait exister plusieurs luxes, il paraitrait
néanmoins que le bon goût à la française ait
transcendé les temps. La réflexion exprime un luxe intellectuel
dont la commercialisation ne serait pas seulement élitiste.
Afin de réaliser l'étude exploratoire, il est
nécessaire d'interroger plusieurs personnes ayant un certain niveau
d'expertise en la matière afin de se forger une opinion et
développer un regard critique mais averti sur le sujet. L'idée
est d'éveiller l'esprit au sujet en me tenant informée des
conférences à venir sur le thème, des expositions à
aller découvrir et en réalisant des études qualitatives
auprès d'experts. Le but était non pas seulement de dresser un
simple constant, mais de pousser la réflexion et chercher une
véritable problématique s'articulant autour des idées.
Au vu du caractère assez confidentiel et
mystérieux qui plane autour du secteur du luxe, recevoir l'aide
d'experts en la matière n'était pas de trop. Ce document a donc
aussi été réalisé grâce à la
sympathique collaboration de professionnels travaillant dans le luxe, de
membres de comité regroupant des marques de luxe, d'historiens, de
l'Association des Maitres-Cuisiniers de France et de collectionneurs d'art. Il
m'a semblé intéressant de confronter différentes visions,
amenant chacune leur lot de surprises et de révélations. Chaque
personne interrogée m'a gentiment donné son accord pour
être citée29, témoignant ainsi de leur
intérêt pour cette problématique.
Les expositions et visites ont apporté une grande
contribution. La découverte de l'exposition Louis Vuitton à
Paris, les Journées Particulières de LVMH ou encore la visite du
Château de Versailles ou du Musée Carnavalet m'ont semblées
absolument essentielles à l'aboutissement de ma réflexion.
Enfin, la curiosité et la soif de connaissance ont fait
le reste.
29 Voir les retranscriptions des interviews dans leur
intégralité en annexes 1 à 9, p. 77-111.
31
FORMULATION D'UNE HYPOTHÈSE
La démocratisation du luxe n'est pas si
récente, elle est même inévitable. Il existe plusieurs
luxes, et le luxe français a su définir le sien et l'imposer dans
le monde. Ce luxe découle d'un archétype politique et social
intrinsèquement lié à la tradition aristocratique de la
Cour. L'art de vivre à la française s'est ancré lentement
dans la vie des Français. Les habitudes conditionnent le bon goût
: les français ont été habitués à l'art de
vivre et il a fini par s'enraciner inconsciemment.
Lors de l'essor des gravures de mode, les dames les plus
puissantes de Versailles servaient de modèles aux créateurs de
l'époque. Leur mode de vie inspirait toute une nation, et les gravures
de mode permettaient d'entrevoir ce monde fabuleux l'espace d'un instant. Le
luxe a toujours eu besoin d'égéries pour incarner sa grandeur.
Ces gravures de mode prouvent que le luxe s'adresse depuis toujours aux
puissants comme aux plus démunis. En effet, les gravures étaient
moins destinées aux courtisans qu'à émerveiller les
classes sociales inférieures. La démocratisation a toujours
été le propos du luxe puisque dès les premières
campagnes de publicité de l'Histoire (en l'occurrence les gravures de
mode), la cible était ceux qui ne pouvaient pas accéder à
ces produits. Les créateurs du XVIIème n'étaient non pas
dans une logique de vendre à tout le monde, mais de faire rêver
tout le monde.
À partir du XVIIIème, l'enrichissement de la
bourgeoisie a élargi les classes de luxe. Cette nouvelle bourgeoisie a
acquis sa fortune non pas par son nom de naissance, mais grâce au travail
et au mérite. Motivés par l'envie d'accéder à tous
ces produits qui les faisaient jadis saliver, les bourgeois se mettent à
imiter le mode de vie des nobles. Le luxe s'ouvre alors à la
mobilité sociale, un phénomène qui se reproduit encore
aujourd'hui, quelques centaines d'années plus tard.
Pareillement, à la fin des années 1800, les
progrès industriels et mécaniques ont permis un essor du luxe
(comme on pourrait comparer au progrès d'aujourd'hui, comme Internet qui
a remis en questions beaucoup de principes du luxe). C'est
notamment à cette époque qu'on voit
apparaître de nouveaux produits, à moindre prix et de moins bonne
qualité, copiant les originaux.
Ce n'est que la suite logique, la corrélation
inévitable que suit l'histoire du luxe. Il n'est donc pas question d'une
démocratisation du luxe puisque «le luxe n'a pas attendu notre
ère pour s'adresser aux classes sociales montantes».
30
De plus, il faut tout de même garder à l'esprit
que diffusion ne veut pas forcément dire démocratisation : si la
fréquentation des boutiques de luxe a augmenté, c'est avant tout
parce que la population française a elle-même augmenté, que
les éléments les plus attachés à ce mode de vie ont
accru leur rythme de fréquentation, et que le tourisme s'est
développé et a donc ouvert la voie à de nouveaux
consommateurs.31
Pour finir, le luxe n'est pas qu'un bien matériel, il
passe aussi par l`élégance de la vie quotidienne. Il peut se
transmettre par l'éducation, mais il peut aussi se traduire par un choix
de style de vie, une adhésion à des valeurs, un goût pour
le raffiné.
32
30 LIPOVETSKY Gilles, Le Luxe Éternel,
Éditions Gallimard, 2003
31 DONNAT Olivier avertit ses lecteurs quant à la
confusion (à propos de la culture) dans son ouvrage Les
Français face à la culture : De l'exclusion à
l'éclectisme, Paris, Éditions La Découverte, 1994,
p.10