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Ce que "casseur" veut dire. La figure de l'ennemi dans le discours politique

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par Pierre CHARTIER
Université de Bretagne Occidentale - Master 1 2017
  

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IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS « CASSEURS » : LES MANIFESTATIONS DU MONDE AGRICOLE

Reprenons les définitions contemporaines de « casseurs » que nous avons déjà vues dans la première partie.

Pop. Individu asocial qui prend plaisir à détruire le bien d'autrui ou celui de la collectivité. Après la manifestation, des casseurs ont brisé les vitrines. (DAF, 1992)

Il [casseur] a produit ANTICASSEUR(S), adj. Apparu dans le climat politique de l'après 1968 (loi du 8 juin 1970, abrogé en 1981), casseur se disant en même temps pour « personne qui commet des dégradations au cours de manifestations ». (Rey, 1996)

Personne qui prend plaisir à détruire. (Lexis, 2014)

Domaine pol. Partisan de la violence comme moyen d'action contre un régime politique. Les casseurs seront les payeurs (J. Chaban-Delmas, Loi« anti-casseurs », 4 juin 1970). (TLFi 2017)

Au travers de ces quatre exemples, on peut voir à quel point le terme « casseur » peut être vague. On retrouve l'aspect moral présent dans le discours politique : « individu asocial », « personne qui prend plaisir » et « partisan de la violence ». L'accusation d'intention est aussi présente puisque le Lexis et le DAF affirment que les « casseurs » prennent du plaisir à casser, tandis que le TLFi présuppose une dimension partisane. Ce

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dernier diffère des trois autres puisqu'il prête à la casse une dimension politique, ce qui est en opposition totale avec notre corpus. Cependant, le trait sémantique que partagent ces définitions est la violence, particulièrement contre les objets : « détruire le bien », « dégradations », « détruire », « moyen d'action ». On peut alors affirmer, sous forme d'évidence, que les casseurs cassent et donc tous/toutes ceux/celles qui cassent sont des « casseurs ». Pourtant, certains groupes manifestants qui utilisent les mêmes modalités d'actions ne sont pas nommés « casseurs », c'est le cas notamment des « agriculteurs ».

a) Les « agriculteurs », le groupe manifestant le plus violent ?

Selon O. Fillieule, entre 1982 et 1990, 39 % des manifestations violentes en France sont le fait des agriculteurs/agricultrices alors que les lycéen-ne-s et étudiant-e-s en représentent 14 %, en outre les manifestations d'agriculteurs/agricultrices ne représentent que 6 % du total des manifestations, les lycéens/lycéennes et étudiants/étudiantes 2 % (1997 : 151). Ce sont donc les groupes qui manifestent le moins qui ont le plus à faire à la violence puisque les fonctionnaires, qui sont le groupe le plus manifestant, n'apparaît même pas dans le tableau sur les manifestations violentes. Suivant la définition du TLFi, il semblerait que les « agriculteurs » soient plus « partisans de la violence comme moyen d'action » que les autres groupes manifestants. Mais dans sa définition de la violence, H.L. Nieburg la décrit comme un processus interactif entre toutes les forces en présence, c'est à dire qu'elle naît autant du groupe manifestant que des autres groupes (policiers, journalistes, politiques). Selon O. Fillieule, l'apparition de la violence lors d'une manifestation découle principalement de la perception qu'ont les autorités du groupe manifestant (1993 : §9) puisque c'est cette perception qui décidera du degré de tolérance face aux actes illégaux des manifestant-e-s, tolérance très élevée dans le cas des manifestations agricoles (ibid. : §10).

Exemple de différenciation entre « casseurs » et « paysans »

La perception du groupe manifestant est ici très révélatrice : étant porté, comme nous l'avons déjà indiqué, par des personnes dont les fonctions légitiment le mouvement (grands patrons, hauts-fonctionnaires, députés-maires...), cela influe sur la gestion des manifestante-s par les pouvoirs publics et l'image véhiculée par les médias (Fillieule 1993 : §8). Il est par exemple frappant de constater les différences discursives entre les « casseurs » et les

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« agriculteurs » alors même que les modalités d'actions sont similaires. Ces différenciations s'observent indépendamment du mouvement des Bonnets Rouges, comme dans le quotidien Sud-Ouest du 18 décembre 1975 qui titre un entre-filet : « La loi anticasseurs appliquée aux agriculteurs qui avaient allumé un feu sur la voie ferrée à Langon », ce qui sous-entend que la loi anti-casseurs n'est pas destinée normalement aux « agriculteurs », les excluant de fait de la catégorie « casseurs ». Dans l'article, les dégradations sont qualifiées « d'actes incontrôlés » (p.22) comme s'il était possible de mettre le feu involontairement. La différenciation médiatique est encore plus visible dans cet article de La Provence du jeudi 21 octobre 2010 intitulé « un paysan et deux casseurs au tribunal », qui relate le jugement de trois hommes qui sont accusés de « violences sur trois policiers et [d'avoir] dégradé un véhicule de police au cours d'une manifestation du monde paysan ». Alors que la justice les juge tous les trois pour les mêmes chefs d'inculpations, pourquoi Bruno Hurault, le journaliste auteur de cet article, les distingue-t-il ? Dans les désignations déjà, on note une différence de taille : il précise le nom, l'âge et l'origine des deux casseurs (« Mustapha El Aztouti, un Marocain âgé de 22 ans, et Francisco Soler, un Espagnol âgé de 21 ans ») alors que pour « le paysan » il donne son identité, son âge et sa profession (« le troisième mis en cause, Pierre Aurran, 28 ans, est agriculteur à St-Cannat »). Ces quelques informations permettent déjà au lectorat de construire l'image discursive de chaque accusé à partir des préjugés et des stéréotypes propres à chacun : il y a deux jeunes étrangers sans emploi et un « paysan » (là aussi, le terme n'est pas choisi au hasard) de presque trente ans originaire de la région. Le journaliste écrit que les deux plus jeunes hommes nient catégoriquement toute implication puisqu'ils n'étaient présents sur les lieux qu'en leur qualité de stagiaires (on apprend au passage qu'ils ont bien un travail mais le journaliste n'a pas semblé utile d'en dire plus). L'agriculteur, lui, avoue avoir lancé « des pommes » sur les forces de l'ordre mais nie avoir participé à la dégradation du véhicule. Il y a donc deux jeunes gens qui assurent n'avoir rien à voir avec la manifestation et un autre qui admet seulement avoir lancé des projectiles sur la police mais de manière contradictoire, ce sont les deux premiers qui sont qualifiés de « casseurs ». En reprenant la terminologie de H.S. Becker (2007), nous pouvons analyser la différenciation faite entre les « agriculteurs » et les « casseurs ». Le premier désigne une catégorie socio-professionnelle au crédit socio-politique important du fait, notamment, de

Historique du mouvement

Le mouvement des Bonnets Rouges est né d'une double impulsion : d'abord avec une

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ses puissants syndicats tels que la FNSEA ou la Confédération Paysanne. Les « casseurs » sont étiquetés comme « déviants » et désignés comme nous l'avons déjà vu, par un lexique péjoratif et stigmatisant. C'est pourquoi les journalistes et les politiques ne peuvent (ou ne veulent) pas amalgamer les « agriculteurs » avec les « casseurs » car dans le cas contraire, les premiers se trouveraient étiquetés eux aussi comme « déviants », à moins que ce ne soit les « casseurs » qui se trouveraient légitimés.

Dans le cas d'un mouvement massif avec des destructions répétées et onéreuses, comment les agriculteurs sont-ils désignés dans les médias ? Bénéficient-ils toujours d'un traitement différent ou bien sont-ils désignés comme des « casseurs ? Nous répondrons à cette question en nous appuyant notamment sur le phénomène des « Bonnets Rouges » qui désigne un mouvement de protestation du milieu agricole en Bretagne né en octobre 2013. Nous avons choisi les Bonnets Rouges pour plusieurs raisons : la promiscuité temporelle avec notre sujet garantit une analyse cohérente, la morphologie des deux mouvements présentent des similitudes (un mouvement étalé sur le temps avec plusieurs manifestations, une opposition à un projet gouvernemental, une fracture au sein du groupe manifestant entre, pour le dire grossièrement, « violents » et « non-violents », des heurts avec la police) et la couverture médiatique qui a été assez importante pour inscrire les Bonnets Rouges à l'agenda politique.

b) Étude de cas : les Bonnets Rouges

Nous allons donc étudier le mouvement des Bonnets Rouges et tenter de comprendre pourquoi les discours politiques diffèrent lorsque l'objet du discours est « casseurs » ou « Bonnets Rouges ». Pour cela, nous devons d'abord contextualisé le phénomène en rappelant comment s'est construit le mouvement et particulièrement qui en sont les investigateurs puisque, comme le rappel J. A. Franck, c'est la légitimité de l'identité politique du groupe manifestant qui est le pré-requis à l'apparition (ou non) de violences (1984 : 326-327). Nous étudierons ensuite quelques extraits de discours des Bonnets Rouges pour comprendre comment ils/elles se placent vis-à-vis de la violence protestataire et quelle est leur stratégie pour éviter d'être assimilé-e-s aux « casseurs ».

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loi sur la fiscalisation de la pollution des poids-lourds votée en 2009, plus connue sous le nom « d'écotaxe », puis avec les nombreux plans sociaux qui ont frappé la région Bretagne, les plus médiatisés étant ceux des abattoirs Doux (à Chateaulin, dans le Finistère) et Gad (à Josselin, dans le Morbihan).

Les Bonnets Rouges, c'est avant tout la rencontre entre deux collectifs à l'occasion des trois manifestations d'octobre 2013. Le premier, le CCIB82, est composé d'industriels de l'agroalimentaire, de commerçants, de chefs d'entreprises et de hauts-fonctionnaires tel que le gérant du centre commercial E.Leclerc de Landerneau, le président de la SICA83 de Saint-Pol-De-Léon ou encore le président de la Chambre de l'agriculture de Bretagne. Cependant, selon un article du Monde qui leur a été consacré84, les « deux figures influentes » sont « Jakez Bernard, patron du label " Produit en Bretagne " » et « Alain Glon, président de l'Institut de Locarn, un think-tank régionaliste, et ancien industriel de l'agroalimentaire. »

Le second collectif « Vivre, travailler et décider en Bretagne » a été créé par deux hommes, Christian Troadec, journaliste de formation, Conseiller général du Finistère, maire de Carhaix, co-fondateur puis président des Vieilles Charrues et entrepreneur. Son acolyte est le syndicaliste Thierry Merret, président de la FDSEA 29 depuis 2005, un syndicat agricole proche du Medef. Il a aussi siégé au bureau de l'Agriculture qu'il a laissé en 2013 à la faveur du Conseil Économique et Social de Bretagne.

Lors d'une assemblée, ils se mettent d'accord sur leurs objectifs surnommés « les 11 revendications phares » et qui ont été transmises au président de la République. C'est sur cette base que s'est appuyé tout le mouvement jusqu'à aujourd'hui :

Maintenir la gratuité des routes en Bretagne et supprimer définitivement l'écotaxe ; libérer les énergies et soutenir l'emploi par l'allègement des charges et des contraintes administratives ; en finir avec le dumping social et les distorsions de concurrence en Europe ; relocaliser les décisions et les pouvoirs économiques en Bretagne ; développer les infrastructures et des modes alternatifs de transport avec un rééquilibrage Ouest/Est ; appropriation par les Bretons de la filière énergie et développement des énergies renouvelables ; relocaliser la finance ; Officialiser la langue et la culture bretonnes ; renforcer l'expérimentation, le dialogue, la transparence et le « vivre ensemble » en Bretagne ; doter la Bretagne de ses propres médias audiovisuels et numériques une Bretagne plus forte à cinq départements avec relocalisation des décisions politiques85.

82. Comité de Convergence des Intérêts Bretons

83. Société d'Intérêts Collectifs Agricoles

84. Philippe Euzen, « Ces patrons à l'origine des « Bonnets-Rouges » », Le Monde, 16 novembre 2013, p.7.

85. Collectif. « Revendications et propositions », Les Bonnets Rouges [en ligne], 12 mars 2014 [consulté le 7

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Nous départageons les revendications des Bonnets Rouges en trois catégories : les réalistes (comme « maintenir la gratuité des routes en Bretagne et supprimer définitivement l'écotaxe »), les difficiles (« doter la Bretagne de ses propres médias audiovisuels et numériques une Bretagne plus forte à cinq départements ») et les irréalistes (« en finir avec le dumping social et les distorsions de concurrence en Europe », « relocaliser les décisions et les pouvoirs économiques en Bretagne »).

Il y a eu cinq manifestations officielles (cortèges et/ou rassemblements) organisées par les collectifs. Lors de la manifestation du 28 octobre 2013, plusieurs centaines de personnes vêtues de bonnets rouges prennent d'assaut le portique écotaxe de Pont-de-buis (Finistère) : c'est le premier fait d'arme et de fait la naissance des Bonnets Rouges. Le 02 novembre 2013 à Quimper (Finistère), entre 15000 et 30000 personnes ont répondu à l'appel du CCIB, de « Vivre, travailler, décider, en Bretagne » et du Syndicat des Jeunes agriculteurs du Finistère. Les médias font état de « heurts » (Le Monde, 04 novembre 2013) et « d'échauffourées » (BFMTV et ITÉLÉ, 02 novembre 2013).

Le discours des Bonnets Rouges

En s'inscrivant comme héritiers/héritières de la révolte de 1675, où les paysan-ne-s ont obtenu gain de cause suite à des actes violents, par le pillage et en mettant à mal l'autorité, les Bonnets Rouges semblent montrer leur détermination jusqu'à se montrer menaçants, comme dans les colonnes du Monde :

L'heure des méthodes douces est révolue, affirment-ils [les membres du CCIB] alors. Pour obtenir des réponses concrètes et immédiates, il va falloir livrer bataille. » [...] Et [Alain Glon] juge que « l'on peut tolérer un peu de violence contre le système, aussi mesurée que possible » (16 novembre 2013 : 7).

En sus de ces propos guerriers, il y a aussi les revendications irréalistes, que J.A. Franck définies comme inacceptables par les détenteurs de l'autorité car elles « mettent en cause les valeurs fondamentales de la société ou le pouvoir existant » (1984 : 326). Toujours selon lui, pour que des objectifs soient acceptables, il faut qu' « ils ne touchent ni les ressources critiques de la société, ni la position de la classe dirigeante, pas plus qu'ils ne mettent en question l'ordre établi » (loc. cit.). Or, les revendications des Bonnets Rouges transgressent tous ces pré-requis, ce qui est un facteur déterminant dans l'apparition des

janvier 2017].

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violences (Fillieule 1993 : §6 ; Franck 1984 : 326-327).

Compte tenu de ces déclarations, des revendications impossibles à satisfaire dans leur ensemble, des actes qui s'en suivirent et des affrontements avec la police, on pourrait s'attendre à une répression très importante assortie d'une disqualification du groupe manifestant dans les médias, or il n'en est rien. Et cela s'explique notamment par la stratégie de communication mise en place par les Bonnets Rouges.

La stratégie d'évitement d'assimilation aux « casseurs »

Éviter l'amalgame avec les « casseurs » est un souci constant pour les Bonnets Rouges : « on veut une manifestation calme et pacifique, et les casseurs ne devraient pas venir à un rassemblement organisé hors de la ville. » (Christian Troadec, Le Figaro, 30 novembre 2013) ; « c'est aussi montrer que nous ne sommes pas des casseurs. » (Fabien Henrio, Ouest-France, 07 janvier 2014) ; « la journée s'est passée dans le calme car nous ne sommes pas des casseurs » (Catherine Gallou, Ouest-France, 23 juin 2014) ; « il faut casser cette image des casseurs de portiques écotaxes » (Laurence Le Goff, Ouest-France, 03 août 2014) ; « on est pas des casseurs, on n'abîmera rien » (des jeunes agriculteurs lors d'un rassemblement, Le Télégramme, 03 septembre 2015). Ainsi, dès le début du mouvement, les Bonnets Rouges se sont défendu-e-s d'être des « casseurs » et puisqu'ils/elles ont trouvé dans les médias une certaine caisse de résonance qui ont utilisé les mêmes tournures que lors des manifestations contre la loi Travail : « Les bonnets rouges débordés par les ultras » (La Nouvelle République, 03 novembre 2013) ; « Des heurts violents en marge du cortège [nous soulignons] » (Le Télégramme, 03 novembre 2013 ; « Quelques instants plus tard, le portique de la N12 partait véritablement en fumée après à une action [nous soulignons] des Bonnets Rouges. » (Aujourd'hui, en France, 04 novembre 2013). Les dégradations sont euphémisées, les violences sont systématiquement imputées à des « casseurs », toujours situés « en marge du cortège » et qui « débordent les bons manifestants ». Cela tient à ce que F. Dupuis-Déri nomme « l'identité politique illégitime » (2006 : 65) des « casseurs » qui s'oppose à celle, légitime, des « agriculteurs ». Cette « identité politique », qu'elle soit légitime ou illégitime, correspond au

[...] statut [sic] dans le société [qui] dépend en grande partie de l'idée que les autorités se font du groupe provocateur. Elles imputent inévitablement à l'organisation protestataire ou à ses alliés certaines caractéristiques qui déterminent la légitimité ou l'illégitimité du

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groupe (Franck 1984 : 326-327).

Les tenues vestimentaires noires, qui a donné le nom de « black bloc », est une caractéristique des manifestant-e-s violent-e-s, tout comme le fait d'avoir le visage masqué. Or, des photographies des différentes manifestations des Bonnets Rouges montrent des manifestant-e-s portant un bonnet rouge qui sont masqué-e-s alors que d'autres habillé-e-s en couleur86.

Des différences de pratiques pour des effets similaires

Certaines actions des Bonnets Rouges sont caractéristiques du groupe manifestant « agriculteurs » et se différencient ainsi des « casseurs ». Le déversement de fumier, de denrées périmées ou de stock invendu est fréquent, tout comme les feux de palettes pour bloquer des accès routiers. Le Télégramme du 29 janvier 201687 relate l'ampleur de la tâche pour les agents municipaux de la ville de Brest (Finistère) après le passage des « agriculteurs » mécontents qui ont laissé dans leur sillage « des dizaines de tonnes de choux-fleurs, pour certains débités en petits morceaux, ballots de paille, déchets - plus ou moins verts - et tas de lisier » jusque dans le centre-ville. Des frais pour la ville, et donc pour le contribuable, qui n'a pas provoqué d'autre réaction de la part du maire que le regret que les manifestants « aient pris en otage les urbains » et que malgré tout, il les « comprenait ». Le Ouest-France du 10 février 201688 raconte heure par heure la suite d'actions qui se sont déroulées dans toute la Bretagne. Ainsi, à Landerneau (Finistère), des « agriculteurs » sont entrés dans une entreprise de transport, la Scarmor, pour mettre le feu à des cartons et à une remorque de poids-lourd qui a brûlé avec son chargement malgré l'intervention des pompiers. Ils se sont déplacés au centre commercial de la ville et ont déchargé des détritus pour y bloquer l'accès et arrosé la station-service de lisier et de fumier. Au même moment, à quelques kilomètres de là, au Relecq-Kerhuon, d'autres manifestants ont découpé le grillage protégeant un autre site de la Scarmor pour le bloquer. Le maire de la ville est présent avec les agriculteurs et alimente son compte Twitter de

86. Nous pouvons en voir plusieurs exemple dans cet article : Elsner F. « La manifestation des Bonnets Rouges à Quimper », 20 minutes [en ligne], 04 novembre 2013 [consulté le 07 janvier 2017].

87. « Manifestation des agriculteurs: après les actions, le grand nettoyage », Le Télégramme [en ligne], 29 janvier 2016 [consulté le 07 janvier 2017].

88. « Les agriculteurs bretons mènent de nouvelles actions », Ouest-France [en ligne], 10 février 2016 [consulté le 07 janvier 2017].

Le groupe « agriculteurs » n'est pas jugé VIOLENT mais « en colère », colère qui est

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plusieurs vidéos qui montrent notamment des incendies. À Pontivy (Morbihan), ce sont du lisier, des pneus et des troncs d'arbres qui sont déversés devant l'annexe de la préfecture, le Crédit agricole, le domicile du député Jean-Pierre Le Roch, le centre des impôts, Lactalis et la sous-préfecture. Un des responsables prend la parole : « on a déversé dans les lieux voulus. Tout s'est bien passé. On s'était engagé à ne pas mettre le feu devant la sous-préfecture. » Cela veut dire que les autorités étaient bien au courant des actions qui ont été planifiées avec le concours de l'État. Cette « gestion patrimonialiste du conflit » (Braud 1993 : §10), qui est presque exclusivement réservée aux manifestations agricoles (et dans une faible mesure étudiantes) consiste concrètement à limiter les dégradations en permettant au groupe manifestant d'en commettre un certain nombre, tout en interdisant en amont certaines actions. C'est le cas dans ce dernier exemple puisque visiblement l'accord prévu entre les autorités et les manifestants était de ne pas incendier la sous-préfecture. En échange, ils ont pu manifester librement puisque sur aucune vidéo on ne voit des policiers/policières ou des gendarmes. Cette particularité illustre la différence de traitement entre la casse des « agriculteurs » et celle des « casseurs ». La casse est pour les premiers un moyen d'action légitime, pour les seconds une identité constitutive discréditante, ce qui explique la différenciation dans les dénominations.

c) « Casseurs » et « agriculteurs » : comprendre la différenciation avec l'analyse

sémique

Au delà des Bonnets Rouges, ce sont les manifestations agricoles qui sont épargnées par le stigmate de « casseurs ». À l'aide de l'analyse sémique, nous pouvons aussi tenter d'expliquer cette différence de traitement (Figure 03) :

SÈMES \ LEXÈMES

CASSEURS

GAUCHISTES

ANARCHISTES

BLACK BLOCS

HOOLIGANS

ÉMEUTIERS

AGRICULTEURS

VIOLENT

+

+

+

+

+

+

-

MASQUÉ

+

-

-

+

-

(-)

-

APOLITIQUE

+

-

-

-

(+)

+

-

ATTAQUE LA POLICE

+

+

+

+

-

+

-

DESTRUCTEUR

+

+

+

+

-

+

-

PETIT GROUPE

+

+

+

-

+

+

-

RADICAL

+

+

+

+

+

+

-

PARASITAIRE

+

-

-

+

+

-

-

INTERNATIONAL

+

(+)

(+)

+

+

-

-

Figure 03 : Grille d'analyse sémique (ajout du lexème agriculteurs).

74

qualifiée parfois de « juste » ou de « compréhensible ». Il est évident que factuellement il utilise des moyens violents mais il faut cependant se rappeler que les sèmes ne concernent pas le factuel mais le stéréotype. Cependant, on peut aussi imaginer que agriculteurs possède bien le sème VIOLENT, mais que la connotation de ce trait typique n'est pas négative chez agriculteurs, contrairement aux autres lexèmes. Cela pourrait rejoindre la différenciation entre « violence légitime (force) » et « violence illégitime (violence) ». C'est pourquoi nous pourrions remplacer VIOLENT par USAGE DE LA FORCE par exemple. Toujours est-il que le sème VIOLENT n'est pas constitutif de agriculteurs. Les traits MASQUÉS et RADICAUX ne conviennent pas plus. Les manifestations sont toujours organisées par les syndicats agricoles, ce qui rejette de fait les traits APOLITIQUE et PARASITAIRE. Ils n'attaquent jamais, ou si peu la police et quand c'est le cas comme à l'occasion des manifestations des Bonnets Rouges, les affrontement sont toujours le fait de « casseurs » « en marge de la manifestation ». Ils n'agissent pas en petits groupes mais plutôt en cortèges importants, s'appuyant sur la force du nombre. Il n'y a que le trait DESTRUCTEUR qui peut être problématique car la destruction est une méthode éprouvée par le monde agricole mais il ne semble pas que dans la presse ce soit une propriété constitutive au lexème. De plus, on ne trouve pas dans les discours qu'ils aimeraient détruire mais plutôt que la destruction est utilisée comme outil de revendication politique, contrairement aux « casseurs » dont les motivations « qui relèvent du domaine ludique du jeu, ne seraient pas politiques » (Dupuis-Déri 2006 : 67).

Les « agriculteurs » sont donc une exception parmi les groupes manifestants utilisant la violence comme moyen d'action. Cet état d'exception est dû à leur statut social qui induit les réactions de l'État par rapport aux actions du groupe protestataire. C'est la perception des forces de l'ordre qui définit le rapport de force et de violence lors d'une manifestation. Les rapports conflictuels s'expliquent par la construction dans le discours politique de la figure d'un ennemi qu'il faut mettre « hors d'état de nuire » (Cazeneuve 19 mai : 420 ; Hollande 30 juin : 39) et qui se nomme « casseurs ».

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V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER LES ENNEMIS

Dieu dit : "Que la lumière soit" et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara lumière et ténèbres. Dieu appela la lumière "jour" et les ténèbres "nuit". Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour (Genèse 1.3-5).

Selon la Bible, l'acte de nommer est à l'origine de la création du monde et comme le rappelle S. Branca-Rosoff : « les réflexions sur la nomination remontent aux sources de la culture occidentale jusqu'à se confondre dans la Genèse ou dans le Cratyle de Platon avec l'activité même du langage » (2007 : 13). Cet exemple tiré de la Genèse illustre parfaitement la fonction performative de l'acte de nomination : c'est seulement à partir du moment où l'on associe un nom à une chose que celle-ci devient réalité pour nous. Cela rejoint la fameuse Hypothèse Sapir-Whorf qui veut que la langue organise la perception du monde, qu'il y aurait isomorphisme entre langue et culture. On retrouve cette idée dans le Tractatus logico-philosophicus (1918) de L. Wittgenstein en cette phrase : « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde » (1972 : 104) ou encore en ethnologie avec C. Lévi-Strauss dans son étude Le cru ou le cuit (1964) dans laquelle il affirme qu'un peuple ne connaissant pas le principe de cuisson des aliments ne peut pas connaître la notion de cuit, ni son opposé le cru. Cependant, de récents articles tempèrent cette hypothèse qui n'est pas sans poser certains problèmes (De Chanay : 2001). La création d'un lexique dépasse largement le cadre de la linguistique, tout comme l'acte dénominatif primitif, c'est pourquoi nous nous bornerons à rappeler quelques perspectives qui participent à l'élaboration du fait dénominatif, en nous appuyant notamment sur les travaux de P. Siblot et G. Kleiber. Cependant, en nous situant à l'interface de l'analyse de discours et de la sémantique, nous interrogerons la nature de l'acte dénominatif et de son action discursive car rien n'est neutre en discours, et la nomination n'échappe pas à cette règle :

Observer les nominations, écrit Branca-Roscoff, c'est en même temps étudier la façon dont le locuteur contextualise les unités dont il traite et la façon dont, ce faisant, il exprime sa position à l'égard de ce dont il parle, et par là sa propre « situation » dans un contexte et un interdiscours que l'on peut interpréter socialement (Cislaru et al. 2007 : 15).

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus