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Ce que "casseur" veut dire. La figure de l'ennemi dans le discours politique

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par Pierre CHARTIER
Université de Bretagne Occidentale - Master 1 2017
  

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V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS »

La désignation des « casseurs » par une autre forme lexicale permet une construction plus précise mais surtout avec des traits plus maîtrisées que la simple dénomination. Par exemple, en s'appuyant sur les blessé-e-s et les mort-e-s de la police, symbole et garante de l'ordre public car « tout ce qui vient porter atteinte à l'ordre public est un enjeu, effectivement, et de sécurité, et de démocratie » (Touraine 19 mai : 48-49), les politiques construisent l'image d'un ennemi effrayant. C'est le cas, par exemple, de Marisol Touraine le 19 mai sur LCI qui commente ce qu'il s'est passé la veille, lorsqu'une voiture de police a brûlé après avoir été attaquée par plusieurs personnes cagoulées, en marge d'un rassemblement contre « la haine anti-flics » :

[...] nous avons affaire à des professionnels de la destruction, de la casse, de l'agression. Ce ne sont pas des manifestants qui sont engagés pour des idées, pour un projet, qui veulent revendiquer simplement. [...] En réalité, les seuls positions politiques qu'expriment ces personnes dont on ne voit pas le visage, dont on ne connaît pas l'identité, dont on ne connaît pas d'autres revendications que celle de casser, c'est ce qu'ils disent, «nous revendiquons la liberté de casser». [...] Moi je ne fais pas l'amalgame entre ces mouvements, ultra minoritaires, ultra violents, qui sont dans la destruction, l'agression, et éventuellement même des actes de mort, parce que hier ils auraient pu tuer, je ne fais pas l'amalgame entre ces mouvements-là [...] ultra-minoritaires et une gauche, même extrême, qui ne veut pas gouverner (27-75).

Dans cet extrait, Marisol Touraine n'utilise pas une seule fois le terme « casseurs », alors qu'elle ne parle que d'eux. À la place, elle utilise des modalités variées pour définir son objet discursif : des périphrases (« professionnels de la destruction, de la casse, de l'agression »), des contraires discursifs (« ce ne sont pas des manifestants ») et enfin, des accusations d'intentions (« qui sont dans la destruction, l'agression, et éventuellement même des actes de mort »).

a) Les périphrases

Selon la définition de M. Bonhomme, « la périphrase est une locution mise à la place d'un mot ou d'un tour plus direct » qui a le double effet d'amplifier « la masse du

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discours » mais aussi de fournir « plus d'informations que la désignation simple qu'elle remplace » (1998 : 43). Cet ajout d'information permet de définir le plus finement possible les « casseurs ». La périphrase, dans le cadre énonciatif du discours politique via un média, est donc essentielle puisqu'elle permet la construction de l'objet du discours avec une précision de détails qui serait impossible avec le simple terme « casseurs ». Une périphrase est récurrente dans le corpus, elle est construite à partir d'une base : « des individus qui », à laquelle est ajouté un groupe verbal (Hollande 17 mai : 540 ; Valls 15 juin : 242 ; Valls 19 mai : 32, 67, 380). Nous avons aussi une singularité dans les discours de Bernard Cazeneuve puisqu'il est le seul a qualifier les « casseurs » de « hordes », et ceci à plusieurs reprises : « des hordes de manifestants violents » (14 juin : 23, 23-24) ; « ces hordes sauvages » (19 mai : 69) ; « des hordes violentes et barbares » (19 mai : 246). Mais qu'est-ce qu'un « horde » ? Selon le TLFi, il s'agit, au sens premier, d'une « tribu nomade d'Asie centrale », au sens second d'un « groupe de personnes plus ou moins disciplinées provoquant du désordre, commettant des pillages, des actes de violence » tandis que le DAF (9ème édition) précise que ce sens par extension s'utilise « par mépris ».

b) Les contraires discursifs

Les contraires discursifs désignent les syntagmes qui énoncent ce que ne sont pas les « casseurs », une sorte de définition en « négatif », comme : « ce ne sont pas des manifestants qui sont engagés pour des idées, pour un projet, qui veulent revendiquer simplement » (Touraine 19 mai : 27-28). Cependant, les contraires discursifs sont le plus souvent antonymiques. La grande majorité des cas consiste à opposer « casseurs » et « manifestants sincères », comme le fait François Hollande :

En France [...] on peut manifester, on peut occuper des places, cela fait partie de la liberté, et moi je respecte ceux qui eux-mêmes sont sincères [nous soulignons] et qui veulent faire entendre leur voix. [...] Il se glisse parmi ces manifestants, des casseurs, il n'y a pas d'autre mot, c'est-à-dire des individus qui ne viennent pas pour contester une loi [nous soulignons], même pas pour contester la société, mais pour briser, briser des magasins, briser des devantures, briser du mobilier urbain (Hollande 17 mai : 534-542).

Il y a selon François Hollande deux groupes distincts dans le groupe manifestant : un légitime, les « manifestants sincères » et un autre illégitime, les « casseurs », qui se « glisse[nt] » (le verbe « se glisser », ici péjoratif, connote la malhonnêteté) dans le cortège. François Hollande définit les « casseurs » en négatif : « des individus qui ne

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viennent pas pour contester ». L'insincérité supposée des « casseurs » se base sur leurs motivations et leurs intentions puisque ces derniers ne viendraient que pour « briser ». Comme le souligne F. Dupuis-Déri, « leurs motivations, qui relèvent du domaine ludique du jeu, ne seraient pas politiques, ce qui permet de distinguer les « bons » manifestants des « mauvais » manifestants « irrationnels » » (2006 : 69). L'utilisation des contraires discursifs se retrouve dans de nombreux discours : (El Khomri 11 avril : 99-100 ; Baylet 3 mai : 154-156 ; Cazeneuve 3 mai : 45, 58 ; Hollande 17 mai : 569-570 ; Cazeneuve 19 mai : 116 ; Touraine 19 mai : 42-44, 70-76 ; Valls 19 mai : 86-87, 96, 99-100 ; Cazeneuve 14 juin : 24 ; Hollande 30 juin : 47). Le processus peut même être détourné pour critiquer les manifestations comme le fait Manuel Valls qui s'interroge sur l'attitude de la CGT qu'il trouve « ambiguë » et sur le fait qu'elle n'arrive pas à faire « le tri [entre les casseurs et les manifestants sincères] » (Valls 15 juin : 87-88).

c) Les accusations d'intentions

« L'accusation de transgression d'un ordre généralement reconnu dans le groupe est la forme la plus puissante de la disqualification. Cette accusation, surtout si elle porte sur les intentions (invérifiables par définition), suscite au plus haut degré l'indignation de l'autre et contribue à l'irréversibilité du conflit » (Fournier et Monroy 1997 : 63). Ainsi, les accusations d'intentions sont un outil puissant tant dans la construction de l'ennemi, puisqu'elles donnent accès à sa psyché, que dans sa disqualification. Étant « invérifiables », les accusations d'intentions dépendent fortement du degré d'autorité du/de la locuteur/locutrice.

L'accusation d'intention récurrente de notre corpus est la volonté de tuer. Elle est dans Valls 15 juin : « Beaucoup plus d'ultra, de casseurs que d'habitude, [...] qui voulaient frapper, voulaient s'en prendre à la police, voulaient sans doute tuer [nous soulignons] » (58-60) ; dans Valls 19 mai : « Elle [l'autorité de l'État] s'exprime aussi dans le maintien de l'ordre face à des individus qui veulent se payer un flic, qui veulent tuer un policier. Et cette attaque,[...] avec une volonté encore une fois de casser du policier, de tuer du policier, ne peut pas rester impunie. [...] tout cela démontre incontestablement une volonté de nuire, de blesser, voire pire, et c'est inacceptable » (31-37), ou encore dans Touraine 19 mai : « ces mouvements, ultra minoritaires, ultra violents, qui sont dans la destruction,

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l'agression, et éventuellement même des actes de mort, parce que hier ils auraient pu tuer » (70-72). Nous soulignons encore une fois la porosité entre les discours politique et médiatique avec cette phrase d'Arlette Chabot dans Touraine 19 mai : « C'était leur volonté, d'ailleurs, de tuer » (74).

La périphrase, le contraire discursif et l'accusation d'intentions forment ensemble un arsenal rhétorique et discursif très efficace dans la construction de l'ennemi : la périphrase nomme et définit ce qu'il est, le contraire discursif nomme et définit ce qu'il n'est pas, l'accusation d'intention dévoile sa volonté cachée. Ce qui donne schématiquement :

ce qu'il est + ce pourquoi nous le combattons = construction de l'ennemi
ce que nous sommes + ce pourquoi nous le combattons = construction de l'ethos
construction de l'ennemi + construction de l'ethos = conflit

Ces trois procédés permettent un travail de définition, et par là de construction, des deux camps qui s'affrontent et de mettre à jour les raisons profondes, presque ontologiques, du combat qui oppose l'État aux « casseurs ». En effet, même si les périphrases qui donnent un surplus d'informations en peu de mots sont utiles dans le cadre de l'énonciation politique, il n'en demeure pas moins que le terme « casseurs » est fondamental pour la construction de l'ennemi dans les discours politiques portant sur la violence pendant les manifestations contre la loi Travail.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry