WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La mise en scène de soi sur Tinder: entre l'originalité et le conformisme


par Geoffrey MILLE
Université de bourgogne - Master 2 Sociologie 2021
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

B.Mise en scène de soi et authenticité

Pour la recherche, les applications de rencontres constituent un nouvel espace pour le management et la gestion de nos impressions. Par ailleurs, de nombreuses recherches démontrent que dans un environnement médiatisé, « les individus sont très motivés à contrôler l'impression qu'ils créent» (Ellison et al, dans Ward, 2016, p.4). Cela est notamment dû au fait que sur les « apps dating », les profils peuvent laisser paraître peu d'indices en raison de l'armature des applications (Ward, 2016). En guise d'illustration, la structure des profils de Tinder fait en sorte que l'impression qu'a un individu sur un profil s'appuie directement sur la photo dite « principale ». Contrairement à d'autres applications, Tinder recense des critères basiques comme : l'âge, le sexe, la proximité géographique, etc.

S'inscrivant dans ce courant individualiste qui se traduit sur internet par une projection « égocentrée » illustrant la naissance d'une culture du narcissisme fondée sur l'image de soi en ligne (Lasch, dans Tisseron, dans 2011), les nouveaux marchés de rencontre réinvestissent la frontière entre privé et public. Cette nouvelle frontière forme ce que Tisseron définit par l'extimité. Pour Tisseron (2011 : 8), l'extimité est « [...] est pour nous le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d'autrui afin d'être validés. [...] le désir d'extimité est inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers l'autre et d'une prise de risques ».

p. - 41 -

Le désir d'extimité porte non pas sur des biens matériels ayant une valeur financière, mais sur des parties de soi jusque-là gardées secrètes et sur la reconnaissance de leur originalité participant à la construction du soi par trois dimensions (Tisseron, 2011) : son intégration (l'adaptation de l'estime de soi, la cohérence des attributs mis en scène en ligne au regard de la sphère sociale et de son adaptation aux normes sociales. Les trois dimensions de la construction du soi en ligne se retrouvent dans chacun des processus de gestion des impressions de Leary et Kowalski (dans Ward, 2016). Premièrement, il y a la « motivation d'impression» (Ibid., 3), c'est-à-dire, la motivation d'un individu à adopter une présentation de soi particulière. Deuxièmement, il existe pour Leary et Kowalski un deuxième processus de gestion des impressions : « la construction des impressions» (Ibid., : 3), c'est la réflexivité et le choix dans la construction de l'impression qui s'établit à partir d'une méthode.

Selon Higgins (dans Ellison et al. 2006 : 418), il existe plusieurs domaines du moi : « Le moi réel (les attributs qu'un individu possède), le moi idéal (les attributs qu'un individu posséderait idéalement) et le moi «devrait» (les attributs qu'un individu devrait posséder) [traduction libre] ». Pour Bargh et Coll (dans ibid.), internet permettrait aux individus d'exprimer davantage le vrai moi, c'est-à-dire des éléments « moi devrait» qu'ils souhaitent mettre en scène bien que ces attributs ne soient pas encore « possédés ». Pour Higgins (dans Filter et Magyar 2017), ce « moi idéal [traduction libre]» est aussi grandement constitué par la représentation des pairs envers les attributs qu'un individu détient. Ainsi, l'utilisateur présente des attributs qu'il croit ou que les autres croient qu'ils possèdent. Cette représentation de soi par autrui peut s'avérer importante dans la construction du profil pour s'assurer d'afficher un « moi » authentique, les utilisateurs ont aussi recours à une validation du profil par la sphère intime et personnelle.

Le marché des rencontres en ligne octroie les individus à se présenter d'une manière plus réflexive. Cela les incite à livrer de fausses déclarations (Cornwell et Lundgren dans ibid.) bien que la quête de rencontres en ligne exige d'après les utilisateurs, une cohérence dans l'expression de soi entre l'identité en ligne et hors ligne. Toute cette jonction entre la nécessité d'exposer « son meilleur soi [traduction libre]» (Heino et al. dans Filter et Magyar, 2017) et le fait de montrer un soi authentique illustre le fait que l'authenticité est un concept flexible chez les utilisateurs. Pour David et Cambre (2016), l'un des moyens trouvés par les participants pour parvenir à résoudre cette vision conflictuelle est de projeter une dimension du « soi idéal ».

p. - 42 -

Le soi idéal est une projection de comment les individus s'envisagent et souhaitent être dans un futur probant. Si le clivage entre le « moi idéal et le moi réel» est trop important, les utilisateurs travaillent sur leur vie personnelle pour atténuer la frontière entre ces deux états du « moi ». L'exemple typique est la perte de poids qu'un individu peut mener pour se rapprocher de son « moi idéal» représenté dans son profil.

Si « [...] l'authenticité est l'un attribut très honorable dans notre société [traduction libre]» (Kadlac et al. dans ibid., p.75), celle-ci elle est perpétuellement négociée sur Tinder. Dans cette application, les utilisateurs ont conscience qu'une fausse présentation de soi est connotée péjorativement. Néanmoins, la présentation des utilisateurs n'a pas une concordance « totale» avec leur propre attente sur l'authenticité envers les autres individus. Comme Filter et Magyar (2017) le démontre, les utilisateurs se permettent une certaine flexibilité sur la construction de leur profil. Tout ce paradoxe s'illustre par le fait que bien que les utilisateurs ne concèdent pas la même flexibilité aux autres que sur leur propre profil, ils revendiquent chez les autres profils une présentation de soi authentique (ibid.). L'une des raisons d'une présentation de soi « parfaite» ou plus lissée sur Tinder est la pression due au fait la concurrence est rude entre hommes et femmes d'une même tranche d'âge à proximité. Réduisant énormément aux photos, la présentation de soi fait pressentir le besoin d'être particulièrement persuasif et de se présenter avec ce que l'autre aimerait voir chez nous.

Cela implique que, dans le processus de figuration (Goffman, 1998), il ait mobilisé des stratégies d'évitement venant masquer ou compenser les « mauvais attributs» susceptibles de nous faire défaut. Pour cela, beaucoup d'utilisateurs construisent leur profil avec des amis ou des proches. En construisant son profil avec une identité perçue par les autres, l'individu prend connaissance de ce qu'autrui aimerait voir chez lui et tente d'augmenter ses chances de succès. Cette présentation de soi va avoir une place importante dans la poursuite de la conversation, et éventuellement de la rencontre, car l'individu devra maintenir ce que Goffman (ibid.) appelle la cohérence de l'expression. C'est pourquoi les vraies présentations sont appréciées par les utilisateurs car le contraire produit de la déception ou de la frustration.

p. - 43 -

Si cette tromperie de l'identité en ligne est l'une des craintes principales des utilisateurs Brym, Lenton (dans Filter et Magyar, 2017), elle reste pour autant une pratique assez minoritaire. En 2001, une étude montre qu'un quart des utilisateurs des sites de rencontre avait « modifié» des paramètres de leur identité dont les critères les plus fréquents sont l'âge (14 %), l'état matrimonial (10 %) et enfin l'apparence (10 %). En sus, la localisation géographique octroie aux « dateurs» de faire des rencontres proches de chez eux ce qui inévitablement leur fait supposer qu'ils risquent d'avoir plus de chance d'être confrontés à autrui (Ellison et al., dans Ward, 2016). Ipso facto, la proximité géographique des rencontres augmente la potentialité qu'une personne connue ou un futur partenaire ait accès à la présentation de soi en ligne. C'est pourquoi les utilisateurs seraient incités à avoir une présentation de soi davantage plausible avec la réalité qu'une mise en scène de soi « attractive» (Blackwell et al. dans Ward, 2016).

Pour Schmitz (dans Bergström, 2016), les mensonges sont majoritairement employés par les individus des classes moyennes et défavorisées. Disposant de capitaux sociaux plus conséquents et légitimés par la société, les classes favorisées ressentent moins l'utilité de mobiliser ce type de ruse. Chez les classes populaires, le mensonge est plus courant, mais il est moins associé à des stratégies permettant de nouer des contacts contrairement aux classes moyennes où ils sont employés à des fins stratégiques. Il faut aussi mentionner que contrairement aux classes favorisées où la plupart s'exaltent dans l'univers rédactionnel et culturel, la rédaction d'une description chez les usagers de classes modestes est considérée comme une tâche fastidieuse où l'on peut craindre de trop se « grandir ». Dans ce marché en ligne, les classes moyennes conscientisent dès le départ un certain désavantage face aux plus favorisés. En ce sens, employer des stratégies d'évitement et des mensonges fait écho à l'adage selon lequel « la fin justifie les moyens ».

Il faut noter que les classes moyennes sont également dotées d'un fort désir d'ascension sociale qui se caractérise par une exigence dans la construction du profil, et notamment dans les choix des critères présentés. Ellison et al. (2006) ont fait le constat dans leur investigation que les personnes n'avaient pas de mal à avouer le fait qu'ils ont modifié leur âge par « peur» d'être filtré dans les recherches. Changer son âge était donc perçu par les enquêtés comme une norme « acceptable» sur laquelle ils pouvaient tirer davantage de profit (Fiore, Donath, dans ibid.,).

p. - 44 -

Disposant de 500 caractères, chaque mot implique un choix et une censure de l'individu sur sa présentation. Cela se traduit par une figuration en ligne destinée à parer et anticiper les évènements pour éviter de perdre la face. À l'effigie des annonces matrimoniales, de nombreux éléments peuvent être tus afin de ne pas être confronté à l'évitement tant craint (Singly, 1984). Comme dans les annonces matrimoniales, il existe trois composantes principales regroupant les mots de la présentation de soi : la dimension corporelle, la dimension économique et la dimension relationnelle (les traits de caractère, etc..). Cependant, comme plusieurs chercheurs le démontrent (Filter et Magyar, 2017 : Ward, 2016: Illouz, 2020), l'apparence physique est l'aspect primordial lors de l'évaluation de profils. Après le capital « beauté », la recherche d'indices sur la personnalité succède dans l'évaluation. Pour l'utilisateur, le partage d'un univers commun et d'attentes similaires, l'humour, le style et la personnalité sont autant d'éléments créant des formes d'affinités culturelles venant qualifier ou disqualifier l'individu (Bergström, 2016). Ainsi sur Tinder, les individus effectuent une opération de généralisation (Boltanski, 1984, p.19) de leur « moi ». C'est donc à partir du commun que les daters vont se singulariser (Martuccelli, 2010).

Nous pouvons aussi dire que c'est aussi par ce mécanisme de que les daters se rendent attractifs auprès des utilisateurs ayant des affinités similaires (ibid.). En mobilisant les critères que Tinder confère comme la mise en avant des goûts musicaux, la profession exercée ou les attraits personnels [passion(s), activités appréciées, style de vie, etc..], les individus tendent de faire valoir des attributs ou attraits valorisés ou acceptables par la société. Comme Boltanski (1984) l'observe dans son enquête, les « daters » peuvent rattacher des éléments singuliers à un collectif pour donner davantage de crédit à leur profil. Nous pouvons identifier plusieurs sphères mobilisables par les individus. D'une part, l'individu peut se rattacher à une sphère culturelle en faisant référence à des auteurs, par son écrit, ou par des attraits musicaux. D'autre part, il peut montrer par ce biais l'appartenance ou la revendication à une classe sociale, mais également à un style musical. De manière plus générale, l'utilisateur est aussi enclin à faire figurer dans son profil un « style de vie» en revendiquant un statut. Que ce soit pour le sportif, l'aventurier souvent nommé « Globetrotter» sur Tinder ou pour une orientation alimentaire (végane, végétarien), chaque indice est un élément de figuration rattachant l'individu à un groupe, un collectif, ou une personnalité. Néanmoins, dans cette fragilité de l'authenticité, nous pensons que de nombreux utilisateurs mobilisent également la deuxième composante du profil : la photographie, afin de prouver un véritable statut ou attribut.

p. - 45 -

La présentation descriptive de Tinder recense des caractéristiques similaires à celles relevées dans l'enquête de Boltanski (et al. 1984). Comme dans la dénonciation, pour qu'elle suscite de l'intérêt et des « like », la description doit paraître comme « normale» pour avoir à minima des chances de réussite. En reprenant les propos de Bergström (2016), la crainte des classes populaires est peut-être d'ailleurs justifiée par cette « condition de normalité », d'où cette limitation dans l'écrit par peur de trop se grandir ou de sortir des normes. Construire son profil en oscillant entre « être original» et pas « trop en faire» est aussi une particularité des applications observable dans les annonces matrimoniales où «[...] l'écriture implique une prise de conscience de ce qui est «naturel» dans les parades de la séduction». (De singly, 1984, p.525). Disposant de différentes cartes à jouer dans ses mains, chaque acteur organise sa propre mise en scène bien qu'il ait conscience que pour se rattacher à un univers collectif, il est nécessaire d'avoir un profil lissé tout en sachant qu'un profil trop généraliste ne suscitera pas d'intérêt pour autant (Lejealle, 2008). C'est donc, comme l'intitulé de ce mémoire l'illustre « entre l'originalité et le conformisme », que l'individu oscille perpétuellement pour construire son profil.

Pour certains, ajouter une descriptive exhaustive de soi est une manière de rassurer les matchs futurs sur sa normalité, mais aussi sur la première étape de l'engagement (Nadaud-Albertini, 2019). En montrant sa motivation et le type de rencontre qu'il souhaite, le dater permet aux autres d'évaluer son profil de manière plus rapide et d'identifier des caractéristiques communes (ibid.). Pour d'autres, une description vide ou absente est un moyen de se protéger par rapport aux personnes connues à l'extérieur de l'application (cercle social, familial, etc....) (ibid.)

Dans ce marché où l'on peut liker en abondance, les utilisateurs font face à une présélection, notamment par des filtres (niveau de français, mise en scène de soi, qualité des photos, etc..). Il va sans dire que cette « opération de qualification» est une fonction nouvelle des sites de rencontre provoquant pour certains individus « Un malaise face à cette démarche inédite qu'ils associent volontiers à l'univers de la consommation» Bergström (dans 2016, p.111). Ainsi, pour évaluer les profils, les utilisateurs opèrent des processus de déconstruction des indices laissés par le profil formant « la façade de l'autre ». Chaque petit signal peut être l'objet d'une recherche pour évaluer l'identité d'autrui (Donath, dans Ellison et al. 2006). Par exemple, une faute d'orthographe peut être rédhibitoire pour faire passer un profil du bon côté « du swipe » à l'autre.

p. - 46 -

Par ailleurs, celle-ci se transforme en signal selon l'exigence de l'utilisateur et peut être considérée comme « déficit d'éducation ou d'intérêt dans leur recherche ». En jouant autour de la représentation des signaux, les daters vont donner aussi des informations sur leurs attentes. Par exemple, des photos trop explicites (corps trop sexualisé ou exhibé) font supposer que l'individu tend à rechercher des expériences ponctuelles. Pour la gent féminine, le contrôle de la représentation des signaux donnés est d'autant plus rigoureux. Selon David et Cambre (2016), cela passe principalement par le fait d'éviter de donner des indices d'autoprésentation laissant paraître qu'elles souhaiteraient des relations essentiellement sexuelles. La formation des impressions est un apprentissage qui se réalise de manière autoréflexive.

C'est en effectuant « une sorte de benchmarking » (ibid.,) que les individus modélisent le leur en intégrant différentes dimensions à travers les photos, l'écrit, etc. Pour évaluer la crédibilité de l'autre, les individus se servent d'un ensemble de règles qu'ils ont eux-mêmes incorporé dans leur présentation en ligne. Car les fausses représentations sont courantes, les utilisateurs essayent de montrer des aspects de leur personnalité plutôt que de parler d'eux-mêmes. Ainsi dans cette perspective, nous pensons que les photographies peuvent devenir des « justificatifs» pour prouver la cohérence de l'expression d'un statut ou d'une personnalité.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard