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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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c. Remise en cause de l'image de perversion

Faire d'un vieil homme décrépi, qui plus est un prince, un ignoble pervers est une accusation grave. C'est ce que cherche à dénoncer Linguet quand il annonce que « ces horreurs ne sont plus de (son) sujet », mais qu'une telle indignité le force à « s'arrêter un instant sur ces éléments déplorables », comme un devoir vis à vis de l'Histoire247. Pour lui « le coeur de l'homme est bien assez fécond par lui-même en infamies, infamies trop réelles, sans qu'on lui prête encore des atrocités qui répugnent à la nature la plus corrompue248», et de tels propos ne sont « qu'ordures absurdes (déshonorant) jusques dans les siècles les plus reculés, un Prince qui ne pouvoir ni s'en rendre coupable, ni s'en justifier249».

Au delà de la portée morale de cette légende - on a vu la confiance de Linguet en l'humanité et la fin tragique que celle-ci lui réserva - il est vrai que la perversion tardive de Tibère est peu probable. En premier lieu, elle toucherait un homme dont la vie entière fut marquée par un idéal ascétique et qui réclamait- du moins de façade aux yeux de ses détracteurs - être exemplaire. La seule faille à sa morale semblait être l'alcoolisme, des beuveries entre militaires qui lui valurent le surnom de Biberius Caldius Mero (un jeu de mot sur son nom pouvant se traduire par « biberon de vin chaud ») - un amour du vin qui peut être interprété comme un « médicament » pour soigner sa tristesse250. Mais en dehors de cela, il restait attaché à l'image de dignité patricienne et ne pouvait se

245. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 196, in. David-de Palacio 2006, p. 171, in. David-de Palacio 2006, p. 147

246. Ibid. p. 172, in. Ibid. p. 148

247. Linguet 1777, p. 142

248. Ibid. p. 144

249. Ibid., p. 147

250. Maranon 1956, p. 75 : il rapporte les témoignages de personnages vertueux, tels Caton ou Sénèque, admettant

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permettre l'excès : ses repas composés de restes sont souvent comparés aux dîners d'apparat des empereurs « flambeurs », et il ne se remaria pas après son divorce avec Julie - il a alors quarante ans, un âge où la vie familiale romaine peut continuer. Cette chasteté, on l'attribue tant à Vipsania, à laquelle il serait resté fidèle après même son décès, qu'à Julie, qui l'aurait dégoûté à jamais des femmes (une répulsion accentuée par ses différends avec Livie et Agrippine). De même, on ne lui connaît pas d'amant(e) attitré, comme pouvait l'être Antinoüs pour Hadrien ou Sporus pour Néron251. De plus, il semble peu probable qu'un vieil homme septuagénaire, affaibli par l'âge et la maladie252, se soit soudainement éveillé à la sexualité253. Edward Beesly prend, lui, le lecteur à parti, le rappelant à sa propre logique. Si la conduite de Tibère était véritable, elle serait incompréhensible et

illogique : Ne seriez vous pas surpris si un de vos amis, qui a vécu jusqu'à un vieil âge comme un homme brave, travailleur, remarquable parmi les autres par sa modération, sa tempérance et sa chasteté au milieu d'une société dissolue - je veux dire, serait-ce difficile de vous persuader qu'un tel homme, quand ses cheveux devinrent gris et que le feu de la jeunesse s'éteint, puise se briser jusqu'à l'abandon et l'effrontée licence ? Si vous le voyez de vos yeux, ne croiriez-vous pas rêver ? Comment recevriez vous une telle histoire si elle arrivait jusqu'à vous, non seulement emplie de grotesques contradictions et d'inconsistances, mais attestée par l'autorité d'un informateur qui n'a aucune connaissance personnelle des faits, mais fut évidemment englouti par une crédulité trop disposée aux scandales murmurés par les ennemis personnels de l'accusé ?254

Ces récits seraient le témoignage de temps troublés : si les contemporains de Tibère ont pu rapporter de tels propos, c'est que la situation était critique. On contait ces récits car on cherchait à croire en leur véracité, pour accroître la culpabilité de l'homme haï, celui qu'on tenait coupable de la peur qu'entraînait Séjan255. Et il est possible que certains y aient cru, sans même demander de preuves, tant l'image semblait idéale. De tels propos sont probablement, voire sûrement, le résultat de « on-dit » infondés. Pour Chris Scarre, « presque tout cela n'est qu'une invention tardive qui illustre la haine grandissante à son égard et le peu de respect dont il jouit256», une propagande menée par ses ennemis politiques, à commencer par la famille de Germanicus qui lui vouait une rancune tenace. Il en va de leur intérêt de noircir le portrait du prince, et il n'admettent aucun scrupule à évoquer l'image des lascivités de Capri et les cruautés qui ont marqué son règne257. Suétone et Tacite

avec fierté leur amour de l'alcool, un soin pour les « troubles de l'âme ».

251. L'homosexualité romaine, tant qu'elle n'est pas passive, est acceptable aux yeux de la morale

252. La démence sénile est quelquefois prise en considération. Tibère pouvait effectivement vouloir se conformer à la morale romaine et manquer de retenue dès lors que son esprit lui joua des tours.

253. Linguet 1777, p. 149-150 : « (La raison) nous crie que ce n'est pas à soixante et huit ans qu'on commence à rechercher des excès, dont les coeurs les plus corrompus rougissent à vingt. Ce n'est pas quand on sent en soi la nature défaillir, qu'on s'applique à en violer toutes les loix. La vieillesse amène l'avarice, la défiance, l'inflexibilité, et même l'amour du vin. Mais pour les infamies qu'on attribue à celle de Tibère, elle en écarte invinciblement l'idée, en ôtant la force de les commettre. »

254. Beesly 1878, p. 91-92

255. Tarver 1902, p. 423-424

256. Scarre 2012, p. 35

257. Storoni Mazzolani 1986, p. 278-279

rapportent ce même poncif258, on ignore quelles étaient leurs sources : était-ce des propos entendus dans les rues, transmis de génération en génération, des témoignages de visiteurs de l'île maudite, des pamphlets injurieux ? Notons le propos de Linguet, opposé à Suétone en tout points, faisant de son récit des turpitudes de Tibère un propos digne du « P. des C. », d'un « écrivain méprisable », d'un « ridicule Historien » dont le latin flétrit « la mémoire avec tant de légèreté259».

Ce n'est pas l'homme qui est attaqué ici, mais le prince. Tout mauvais souverain est soumis à des critiques similaires, devenant une somme de débauches (nourriture, sexe, violence, mollesse). Son épicurisme caricatural poussé à l'extrême n'est pas plus crédible, et pas moins compréhensible, que l'image de Caligula nommant son cheval consul ou Néron jouant de la lyre devant Rome en flammes : qu'importe la véracité tant que l'on peut opposer le tyran à l'honnête homme260. Ce propos est exprimé clairement chez Maria Siliato :

Comme les histoires de moeurs constituent une lecture plus divertissante qu'une généalogie impériale, ainsi que l'arme puissante de la haine, de célèbres écrivains des siècles suivants ne trouvèrent rien de mieux pour décrire, dans leurs ouvrages solennels, des scènes auxquelles ils n'avaient jamais assisté.261

La postérité tirait un avantage de cette image de mauvais homme, car elle la confortait dans une thèse que les Anciens ne pouvaient qu'ignorer. Au moment même où Tibère se délectait de l'humiliation de ses victimes, un homme prêchait la morale en Judée, opposé aux vices du monde romain en décadence. Cet homme, c'est le Christ.

258.

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Tacite accorde moins d'égards à cette description. Il les rapporte plus qu'il ne les affirme.

259. Linguet 1777, p. 148-149

260. Martin 2007, p. 20

261. Siliato 2007, p. 206-207

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire