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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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b. Le peuple servile

Mais d'un Sénat impuissant et effacé, Tibère aurait pu disposer en se reposant sur le peuple romain, dont le rôle politique était - de façade - exacerbé par le principat balbutiant. Mais celui-ci aussi se rend servile. C'est de la fatigue de le voir aussi amorphe que viennent les propos de Séjan et Tibère dans la pièce de Bernard Campan, le premier rejetant « le vain peuple courant dans la bassesse au-devant de la chaîne », qui « loin de (lui) résister s'apprête à cueillir le laurier qui doit orner sa tête », l'autre ignorant « les plaintes des Romains, esclaves par leur faute (qui) dans l'avilissement pleurent à jamais leur liberté perdue au milieu des forfaits » et qui peut garder son amour, car « (sa) crainte suffit642».

L'ouvrage de Charles Beulé, Tibère et l'héritage d'Auguste (1868), est consacré à cette question de

638. Ibid., p. 61

639. Ibid., p. 62

640. Ibid., p. 64

641. Franceschini 2001, p. 408

642. Campan 1847, p. 14 et 21

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responsabilité du peuple servile dans l'échec de Tibère. Pour l'auteur, les Romains n'ont pas su profiter du moment opportun, celui de la mort d'Auguste, pour se ressaisir et renverser le principat. Le peuple était en droit d'obtenir des concessions du prince mourant par des revendications, mais il

n'a rien sollicité643: Qu'a fait le peuple romain, légalement, honnêtement, au grand jour, par la voie droite, pour obtenir ces concessions ? Rien ! Qu'a-t-il revendiqué ? qu'a-t-il reconquis ? qu'a-t-il espéré ? Qu'a-t-il sollicité ? Rien ! (...) Non, il n'a point osé; mais celui qui pesait d'un tel poids sur les âmes aurait dû y lire ou plutôt leur rappeler leur devoir et offrir ce qui n'était point demandé. (...) Ah! s'il y avait eu à Rome une force politique et surtout des hommes, que la partie était belle! Et combien le peuple romain est sans excuse, devant la postérité comme devant lui-même, de ne pas avoir saisi l'occasion que la Providence lui présentait si facile ! Car il pouvait redevenir le maître de ses destinées sans révolte, sans violence, sans pacte rompu, sans sacrifice, loyalement, au grand jour !644

Charles Beulé cherche à montrer toute l'absurdité de la situation en présentant Auguste gouvernant le monde « sans sortir de son lit », moquant cette « admirable chose », cette « perfection de rouages » dans cette machine savante qui fait d'un vieillard impotent le maître du destin du monde civilisé645. Quand Auguste montra des signes de faiblesse, il fallait faire entendre raison aux Romains et restaurer un système politique sain en brisant ce principat affaibli qui ne reposait alors sur aucune base légale646. Mais des trois forces de Rome (le Sénat, la chevalerie et le peuple), personne ne prend l'initiative de lancer ce mouvement :

- Le Sénat est déchu de ses pouvoirs d'antan, ne compte plus de vrais hommes libres et se complaît dans la richesse issue de la corruption.

- Les chevaliers profitent de la situation, s'enrichissant dans ce nouveau modèle politique qui sert leurs ambitions. Faire tomber le principat serait renoncer à ces nouveaux pouvoirs.

- Quant au peuple, il est dénué de volonté politique, se complaisant dans l'oisiveté : si on lui offre du pain et des jeux, il est prêt à accepter n'importe quelle humiliation. Aveugle à la tyrannie, il se plaît à être amusé et caressé par le principat647.

Il suffisait d'agir pour noyer dans l'oeuf le principat. Mais personne ne le fit, par fatigue. L'espoir devait alors venir d'une jeunesse ambitieuse et volontaire, mais celle-ci était tout aussi incapable que ses aînés. Rendue oisive par un demi-siècle de tyrannie - les moins de soixante ans n'ont connu qu'Auguste au pouvoir - elle considère la République comme un symbole révolu et « ringard ». Alors la jeunesse de qui devait venir la liberté ne se complaît qu'à « une littérature pleine de mollesse et d'adulation », à « l'amour du plaisir, du luxe, des jouissances basses et matérielles ».

643. Beulé 1868, p. 5

644. Ibid. p. 5-6 et 21

645. Ibid., p. 159-160

646. Ibid., p. 3-4

647. Ibid., p. 12

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Amer, Charles Beulé s'exclame : La jeunesse! Ne lui parlez plus des libertés et de la gloire austère de l'ancienne république, ce sont des souvenirs de cinquante ans! Deux générations ont passé en effaçant ce que ces souvenirs ont de vivifiant. (...) Un demi-siècle de tyrannie, c'est beaucoup; pour que l'indépendance d'un peuple ne soit pas étouffée à jamais par ce joug, il vaut mieux qu'il soit franc, dur et militaire.648

Alors ce n'est pas seulement la République qui meurt, mais aussi l'identité romaine elle-même. Rien

ne contient le tyran, et le principat peut s'affirmer sans résistance aucune. Selon Beulé : On reconnaissait à peine les Romains dans cette foule composée d'affranchis, d'aventuriers, d'étrangers de tous pays; le costume lui-même s'était altéré, et l'on ne voyait plus la toge blanche des anciens temps. L'empereur, quand il venait solliciter leurs suffrages, craignait de se salir contre des toges brunes ou grises, et il se plaignait de ne plus voir le costume national. Hélas! ce qui avait disparu plus complètement que leur costume, c'était la conscience des citoyens. (...) L'esprit romain a fait place à un esprit cosmopolite, indéfini, banal, cynique; Rome est devenue un centre pour l'univers, mais un centre de jouissance, de luxe, de plaisirs à tout prix. Ce grand souffle national, qui maintient un peuple et le fait respecter au dehors comme au dedans, doit disparaître quand sa capitale n'est plus à lui, quand elle devient l'auberge du genre humain.649

Sans sa base, le peuple romain, la République n'a plus de sens, comme le dit Humanus dans la Mort des dieux : « sans peuple, sans sénat, ouvrirez-vous la tombe où gît la République ?650». Tibère n'a donc pas eu à détruire le système politique, il s'était disloqué de lui-même victime de la « maladie d'une époque », la servilité.

Le propos intéresse les modernes dans le sens où la peur de la tyrannie est intemporelle, mais exacerbée en temps de crise. Quand Beulé fait du peuple romain le coupable d'attentats devant la patrie et envers lui-même, il doit penser aux despotismes qui se sont succédé en France, à travers des noms différents (en l'espace d'un siècle, elle aura connu la République de la Terreur, deux dynasties monarchiques et une dynastie impérialiste - Beulé écrit sous Napoléon III651). Plus d'un siècle plus tard - elle écrit en 1981 - Lidia Storoni Mazzolani dédie sa biographie de Tibère à sa propre expérience politique. Italienne née en 1911, elle fut liée à la politique nationale : son père était un avocat engagé dans le parti républicain, elle était proche du milieu anti-fasciste dans les années 1930 et son mari était un notoire libéral. Toutes ses fréquentations politiques dictent son ouvrage : elle a vécu le fascisme mussolinien, auquel elle était opposée, mais plus qu'à Mussolini, elle s'oppose aux Italiens soumis au Duce, car ils n'ont rien fait pour lutter contre ce régime qui devait leur paraître odieux. Quand elle s'intéresse à Tibère, et sans éprouver de sympathie pour sa

648. Ibid., p. 17-19

649. Ibid., p. 14-17

650. Strada 1866, p. 134

651. Beulé 1868, p. 2-3

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politique, elle lui témoigne de plus de tolérance qu'elle n'en accorde au Sénat.

Preuve que la postérité de Tibère est inévitablement liée à l'image de la servilité du peuple, Victor Hugo réalisa deux poèmes, tous deux parus dans Les Châtiments (1853) :

- On est Tibère, on est Judas, on est Dracon : Comparant ces trois personnages condamnés par la postérité652, « forgeant pour le peuple une chaîne », Hugo s'adresse au peuple asservi qui se laisse dominer par la peur. Mais, si « l'homme n'a plus d'âme et le ciel plus d'yeux », le tyran ne doit se croire intouchable : un jour viendra où « ces lois de silence et de mort se rompant tout à coup, comme, sous un effort, se rouvrent à grand bruit des portes mal fermées, emplissent la cité de torches enflammées. »

- Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent : comme une suite au poème précédent, ce texte appelle le peuple à se battre pour s'affirmer. Ceux qui vivent, ce sont sous dont « un dessein ferme emplit l'âme et le front », ceux qui « d'un haut destin gravissent l'âpre cime »,... S'ils ne sont que murmure, tous ensemble deviennent un cri contre le despotisme. Ceux qui abandonnent sont un « troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère, détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère », dénué de pensée et de sens de la décision. Ceux là sont indignes, et le poète préfère être « un arbre dans les bois qu'une âme en (leurs) cohues », un infime maillon dans une chaîne de liberté plutôt qu'un résigné parmi la masse.

La décadence romaine serait donc due à la servilité du peuple face à la tyrannie. Par la servitude, Rome n'a pas eu à souffrir d'un tyran pour être condamnée. La faute en revient aux Romains, non à Tibère. Jean de Strada, à travers le personnage d'Humanus, déclare que :

Rome n'a plus les yeux des braves,
Elle ne sait plus que jouir,
Elle a le rire des esclaves (...)
O vivante momie, oh ! Tu t'es bien liée,
Et ton vainqueur sous lui te tient toute pliée,
Enterrée en ta pourpre et dans ta lâcheté,
Baveuse de luxure et de lubricité !
Ta couronne à ton cou, fait un collier d'esclave,
Ta couronne à tes pieds, met les fers de l'entrave,
Ta couronne fondue aux couronnes des Rois !
Déshonneur, déshonneur, te souvient-il parfois,
Lorsque l'écho lointain de la voix de ton maître
Parti du roc sanglant, que la mer a fait naître,

652. Judas pour sa trahison, Dracon pour ses lois strictes

Vient en rasant la vague éclater à ton coeur653

Si le règne de Tibère fut marqué par la servitude, on ne peut la lui reprocher. Qu'il n'ait pas su la contrôler est un autre problème, mais elle allait de paire avec l'exercice même de la majesté. Si le prince, par définition « le premier des citoyens », n'est pas sur un pied d'égalité avec ses sujets, il ne peut en être autrement. La culpabilité est donc partagée et, une nouvelle fois, elle repose sur la succession. En réaction à ce manque d'initiatives, Tibère dut réagir par la fermeté. Une nécessité mal perçue par ses contemporains, et par la postérité, assimilant ses actes à des manifestations despotiques - et un motif supplémentaire à son ressentiment.

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653. Strada 1866, p. 137

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire