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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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B. Le règne de Tibère : entre obstacles et réussites

En plus de la servilité, des oppositions politiques et de l'image du tyran, le règne de Tibère est terni par un autre élément : la personnalité même du prince. Républicain de conviction (du moins, en apparence), obligé de succéder sans envie à Auguste, il était destiné à échouer avant même de pouvoir agir.

I - L'éternel second

Plus qu'un reproche, c'est un constat qui se pose en défaveur de Tibère. De par sa position de « premier des Romains », le prince devait nécessairement témoigner d'assurance, de grandeur, et affirmer sa primauté. Tibère en est incapable. Tout au long de sa vie, et si l'on ne peut nier son rôle indispensable à la cohésion de la succession augustéenne, il fut cantonné à des rôles de second. Ainsi, Lucien Jerphagnon propose une analyse sévère, mais juste, de l'idée que devait se faire le prince Auguste de son second : Ses qualités militaires hors de pair, son sens de l'organisation, une certain

inféodation, en dépit de tout ce qu'il avait eu à subir, à la personne d'Auguste, avaient fait de Tibère, avec le temps, un de ces seconds indispensables, qui font partie des meubles.654

Il est vrai que Tibère se trouvait dans une situation compliquée : il était à la merci de deux grandes personnalités de l'époque, aux ambitions contraires : Auguste et Livie. Le premier, ne l'aimant guère, bridait son pouvoir, tandis que l'autre l'exacerbait, malgré la réticence du premier intéressé, sans qu'aucun ne puisse prendre un ascendant décisif. Tiraillé entre une répulsion et un encouragement, Tibère ne trouvait que difficilement sa place dans la dynastie. D'abord écarté de l'héritage politique d'Auguste par Marcellus - il défile à ses côtés lors du triomphe de son beau-père, mais à une place moins valorisante -, puis par Agrippa, il n'est alors qu'un éventuel régent, subordonné de facto à deux enfants. Quand Auguste adopte Tibère, ce n'est qu'en l'absence d'autres solutions655 - ce qu'il souligne lui-même dans ses Res Gestae. Et, relégué au second plan, il ne se prépare pas à assumer la succession. Dans son roman historique, Roger Caratini présente un Tibère, discutant avec son frère, résigné face à tout espoir de succession :

- Ne rêve pas, Drusus, ils sont nombreux, ceux qui peuvent prétendre succéder à notre père adoptif : Agrippa, son ami
de toujours, auquel il a passé son anneau d'or au doigt me semble le premier sur la liste, puisqu'un Auguste en a décidé
ainsi, et derrière lui viennent ceux de son sang, les fils de sa fille Julie, Caius César et Lucius César. Nous n'avons
aucun lien de sang avec lui et, je peux te l'avouer, être le successeur de l'imperator ne m'attire pas tellement, je ne suis

654. Jerphagnon 2004, p. 63

655. Il s'agit ici de « politique fiction », mais si Drusus I avait vécu, il aurait pu être un concurrent légitime à la succession.

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pas un homme de pouvoir. Je vais te confier ce que j'aimerais être : un avocat, et non pas un général victorieux... (...)

- Ainsi donc... ?

- Ainsi donc, mon bon Drusus, dans la mesure où le sang d'Auguste ne coule pas dans nos veines, retournons toi à tes fonctions de questeur, moi à celles de préteur qui me conviennent parfaitement car l'administration et le droit me passionnent : il n'y a de place ni pour moi, ni pour toi, parmi les héritiers possibles d'Auguste.656

Là repose le problème : comment assumer la place de dirigeant du plus grand empire mondial, une primauté inégalée, en ayant vécu comme un second jusqu'alors ? Aussi excellent que fut son bilan en tant que second, son nouveau rôle était tout autre : il devait assurer la continuité de l'oeuvre d'Auguste, celle d'un système politique bâti « sur mesure » pour le vainqueur des guerres civiles et dont il devait redéfinir la légitimité - aucun précédent n'existant. Pour cela, il fallait du temps, et Tibère fut « sacrifié » au principat, sa tâche réelle étant de préparer les générations futures à suivre l'exemple d'Auguste, à commencer par Germanicus.

Tibère hérite donc d'une image d'homme « de transition », un initiateur du déclin de l'Empire tel que le concevait Auguste, entre un fondateur retenu comme un homme de qualité et un successeur inapte, le débauché Caligula. Pour comprendre la manière dont le principat a pu changer entre les règnes du premier et du troisième prince, on se repose sur l'étude de celui de Tibère qui, si le déclin a été amorcé, en est forcément responsable aux yeux de la postérité : son incapacité et sa nature ont rendu tout accomplissement de sa mission impossible. Ce qui semblait un système politique prometteur est promis à l'échec à sa mort, et la responsabilité doit lui en incomber.

A la mort d'Auguste, l'homme qui lui succède a cinquante-six ans. Tout en ayant l'expérience du gouvernement et la volonté de bien faire, il n'a pas la carrure pour l'assumer seul et doit accepter l'héritage d'Auguste en sachant qu'il n'avait pas l'ombre de sa popularité et qu'il serait méprisé quelles que soient ses actions. Sans doute son prédécesseur avait ressenti, auparavant, cette même crainte de ne pas être à la hauteur des attentes laissées par celui dont il héritait, Jules César. La postérité semble aller dans ce sens : Auguste est moins aimé et intéresse moins que son prédécesseur. Jean-Marie Pailler y consacre un article dans le mefra (Mélanges de l'école française de Rome) 123-2, en 2011. Certes, Auguste fut le premier prince. Mais il ne bénéficie, aux yeux des modernes, de la même prestance que celui dont il reste le second. César est le conquérant de la Gaule, rappelé par le nationalisme français du XIXe siècle comme l'ennemi de Vercingétorix et le symbole de puissance. Face à lui : Auguste, c'est un règne très long, sans victoire éclatante, un guerrier présenté

comme médiocre, l'impression, encore accentuée depuis Mommsen, d'une tromperie perpétuelle, de questions de

656. Caratini 2002, p. 69

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succession dynastique sans cesse plus lourdes... : un homme, au fond, écrasé par son rôle, et des candidats biographes (si tant est qu'il y en eût) épuisés à l'avance par l'ampleur et l'apparent manque de relief de la tâche.657

Si Auguste pensait ainsi en évoquant le souvenir de celui qui l'avait adopté dans son testament, il a sans doute manoeuvré pour trouver un successeur qui ne lui fasse pas d'ombre. Tibère lui semble un candidat parfait. Rien ne rapproche les deux hommes quant à leur caractère : l'un est affable et se fait aimer de la plèbe, l'autre est plus froid et seuls les aristocrates respectent son attitude. Alors, sachant que cet héritier n'a pas les capacités pour régner avec intelligence, il le nomme afin que la postérité retienne son propre règne comme supérieur en tout points à celui de son successeur. Ainsi, Charles Beulé compare Auguste mourant à Louis XIV qui, sur son lit de mort, avoua ses torts et remit à son successeur le soin de faire mieux, mourant avec l'image d'un homme à la grande âme et suscitant un « odieux contraste658».

Dès lors qu'il accède au pourpre, on est en droit de penser que sa place de second n'est qu'une question de postérité. Pour certains auteurs, il n'en est rien. Ainsi, Charles Beulé consacre tout un chapitre aux premières années du règne de Tibère sans Auguste, dénonçant dans le titre « le règne de Livie ». Selon lui, ce fut une période de guerre froide entre la mère et le fils, l'une se montrant plus ambitieuse que l'autre, qui ne réagissait que par crainte. Il souligne ce postulat par ces mots :

Lorsque Tibère reçut en Illyrie la nouvelle qu'Auguste était mort, il frémit, car le chemin était long jusqu'à Rome. Ce grand corps vigoureux, osseux, qui n'avait connu ni la maladie ni la fatigue, avait beau presser les chevaux, épuiser le bras des rameurs sur l'Adriatique, crever de nouveaux chevaux de Brindes à Nola, le temps le gagnait, le cadavre d'Auguste tombait en putréfaction, et une seule femme veillait, tenant les destinées de l'empire dans ses mains, Rome en échec, le monde en suspens. Qui possédait la puissance à Nola? Livie. Qui commandait aux gardes serrés autour d'elle? Livie. Qui trompait les Romains par de fausses rumeurs, par des lueurs trompeuses, par des alternatives

habilement ménagées de guérison et de rechutes? Livie.659. Tibère n'était alors pas libéré de sa position de second, vivant dans l'ombre de celle qui - par le testament de son mari - était devenue Augusta. Ernest Kornemann offre ici un parallèle à l'époque moderne par l'évocation du roi Édouard VII

d'Angleterre (1841[1901]1910) : C'est aussi en 29 que mourut enfin, à l'âge de 87 ans, Livie, Julia Augusta, ainsi qu'on l'appelait depuis la mort de son époux, libérant enfin de sa tutelle son fils alors septuagénaire. Sous ce rapport, on peut faire quelque rapprochement entre Tibère et le roi Édouard VII d'Angleterre qui, même dans la force de l'âge, dut vivre tant d'années à l'ombre de la vieille Queen.660

A la mort de sa mère, Tibère est devenu un homme âgé, dont le désintérêt de la politique va en

657. Pailler 2011, XI.

658. Beulé 1868, p. 55-56

659. Ibid., p. 203

660. Kornemann 1962, p. 179

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s'accroissant. Il se repose alors sur un homme de confiance, Séjan, qui, de sa place de second, relègue peu à peu son supérieur en devenant le seul maître à Rome. Ici peut apparaître un postulat omis dans notre commentaire précédent : ce n'est que sur ses îles que Tibère est le maître, là où personne ne va le concurrencer. Le « nésiarque » peut profiter de son pouvoir, même s'il ne règne que sur lui-même.

Mais à Rome, Tibère n'est jamais le maître. Il devient alors, aux yeux de la postérité, un mauvais

empereur, incapable de s'imposer, quand bien même ses capacités étaient prouvées : Dans tous les domaines, militaire, administratif, diplomatique, il a déjà montré sa valeur. Ses mérites sont incontestables : c'est vraisemblablement un des hommes les plus aptes, les plus expérimentés de son temps. En outre, cultivé, bon orateur, fin helléniste, féru d'astrologie, il ne manque ni d'intelligence ni de caractère. Paradoxalement, cet homme de devoir, républicain de conviction, héritier scrupuleux d'Auguste fit peur et ne réussit à être populaire ni auprès du Sénat ni auprès du peuple. Timide et maladroit plus qu'hypocrite, blessé d'avoir été l'éternel second à la succession, irrité par l'absence d'esprit des sénateurs, admettant mal les contraintes de la vie publique que sa fonction entraînait, il devint misanthrope, cassant et soupçonneux661.

En conclusion de son ouvrage, Emmanuel Lyasse propose une analyse curieuse, mais néanmoins défendable. Voulant mettre en parallèle l'Antiquité et l'époque contemporaine, il fait de Staline et de Georges Pompidou des héritiers moraux de Tibère. Tous trois ont peiné à s'affirmer face à leurs prédécesseurs, dans la mesure où ceux-ci représentaient des symboles nouveaux (Auguste comme premier princeps, Lénine comme le révolutionnaire fondateur d'un nouvel ordre et Charles de Gaulle comme un héros de guerre devenu politicien). Alors, s'ils étaient volontaires et réussissaient à accomplir certaines tâches brillamment, leur popularité était inéluctablement ternie par l'image de leur « mentor »662. La politique de Tibère était dominée par l'angoisse d'être indigne de son successeur, et il choisit l'immobilisme pour limiter le risque d'erreur, se privant de bien des actions qui lui aurait profité663. Son tempérament hésitant l'empêcha finalement de se rendre le maître de Rome664.

En ces termes, le règne de Tibère est une transition difficile, où tout écart est moralement sanctionné par la postérité. Qu'importe que l'empire soit en paix si les frontières n'avancent pas, qu'importe que les provinces soient florissantes si l'ennui gagne Rome. Sans avoir à se comporter en tyran, Tibère le devient pour les mécontents victimes de ses concessions. Le règne d'Auguste maintenait l'illusion d'une république restaurée et florissante, son successeur ne put conserver cette pensée et révéla le

661. Le Glay 1999, p. 228

662. Lyasse 2011, p. 221-222

663. Ibid., p. 201

664. Kornemann 1962, p. 219

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principat tel qu'il était : terrifiant par son originalité.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams