WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

de la libération de la créativité théorique au renouveau de la philosophie africaine dans sur la "philosophie africaine" de paulin hountondji

( Télécharger le fichier original )
par kouamé hyacinthe kouakou
Université de Bouaké (côte d'ivoire) - Maîtrise 2005
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

CHAPITRE II

L'ETHNOPHILOSOPHIE

L'Africain, à tout point de vue, échoue à faire reconnaître sa spécificité, sa particularité ; en un mot sa manière d'être - au - monde au Blanc. Tant de cris, tant de hargne, n'auraient pas suffi pour faire plier l'échine qu'est le Blanc et l'amener à reconnaître désormais le Noir, non comme le supplément d'âme qu'il lui faut pour sa propre affirmation, mais comme un être doté d'une raison semblable à la sienne ou tout au plus un être à part entière. Les tentatives des intellectuels Noirs en général, et des Africains en particulier, en vue de la réhabilitation de l'Homme Noir ont tout simplement été vouées à l'échec. Dans cette recherche de l'originalité, de la différence, ils se sont tous laissés prendre au piège de l'aliénation culturelle. Finalement, l'existence de l'Africain n'est qu'accident et contingence. Au propre comme au figuré, le Blanc ne reconnaît pas le Noir.

Mais, fait décisif : en 1946, apparaît sous la plume d'un missionnaire Belge, le révérend père Placide TEMPELS (alors missionnaire en Afrique Centrale, dans l'ex-Congo - Belge) un livre au titre plus qu'audacieux : La philosophie bantoue. Titre assez révélateur qui laisse pour une fois transparaître l'idée de l'existence d'une philosophie chez les Noirs d'Afrique en général et chez les Bantous en particulier. C'est ce qui suscita l'enthousiasme dont débordèrent dans leur majorité les intellectuels Européens, défenseurs de la cause Noire, à l'image de SARTRE, mais aussi les intellectuels Africains, soucieux de réhabiliter à n'importe quel prix la culture africaine. Ce livre, dans leur entendement apparaissait comme un sérieux revers infligé aux ardents défenseurs du logocentrisme de la pensée occidentale à l'image de Bertrand RUSSELL pour qui, «la philosophie et la science, telles que nous les connaissons maintenant, sont des inventions grecques. L'essor de la civilisation grecque, qui produisit cette éruption d'activité intellectuelle, est l'un des événements les plus spectaculaires de l'histoire. Rien de pareil ne s'est jamais accompli avant ni depuis. Dans le court espace de deux siècles, les grecs déversèrent un flot étonnant de chefs-d'oeuvre, qui se sont imposés comme les modèles généraux que la civilisation devait suivre44(*)

En réaction à de telles conceptions, on applaudit le livre de TEMPELS dans le cercle des Africains car il constitue en soi un sérieux obstacle à l'avancée de l'apartheid intellectuel et philosophique prôné par l'Occident. C'est pourquoi à la suite de TEMPELS, un autre missionnaire, en l'occurrence le Rwandais Alexis KAGAMÉ, Africain celui-ci, met à la disposition du public, La philosophie bantu - rwandaise de l'être. C'est dire que TEMPELS a tracé la voie qu'il convenait de suivre. Sous sa plume, il brisait à jamais les barrières idéologiques et intellectuelles, présentant désormais l'Homme Noir comme l'autre du blanc. La raison en est que les Africains, défenseurs de la cause africaine trouvent là l'occasion tant rêvée pour accéder au statut d'humains en dépit des contestations de la part d'une certaine élite d'Européens qui continuent de penser qu'ils sont détenteurs du monopole de la raison. Quoiqu'il en soit, se dessine déjà un schéma nouveau dont la finalité réside dans l'humanisation de l'Homme Noir à travers le jeu de la reconnaissance de l'homme par l'homme. Voilà pour une large part ce qui retient le plus l'attention des Africains à travers le livre de TEMPELS ; car c'est ce qui d'ailleurs paraît être les motivations réelles du révérend père.

Parlant justement de ces motivations-là, HOUNTONDJI écrit : «À première vue, elles paraissaient généreuses, puisqu'il s'agissait pour le missionnaire belge de redresser une certaine image du Noir répandue par LÉVY-BRUHL et son école, de montrer que la WELTANSCHAUUNG des Africains ne se réduit pas à cette fameuse «mentalité primitive» insensible à la contradiction, indifférente aux règles logiques élémentaires, imperméable aux leçons de l'expérience, etc., mais qu'elle repose plutôt sur un système raisonné de l'univers, qui, pour être différent du système occidental, n'en mérite pas moins, le nom de «philosophie». À première vue, donc, il s'agissait pour TEMPELS de réhabiliter l'homme noir et sa culture, par-delà le mépris dont ils avaient l'un et l'autre été jusque-là victimes.»45(*)

De l'extérieur, TEMPELS semble être animé d'assez nobles intentions. Lesquelles intentions ne sont point indissociables d'avec le vent de l'heure :d'une part l'aspiration des peuples Noirs à une authentique reconnaissance au lendemain de la seconde guerre mondiale et d'autre part la fascination que l'existentialisme de SARTRE exerce sur le milieu des intellectuels et des philosophes. Car, selon l'existentialisme sartrien l'homme n'a pas d'essence, par conséquent, son existence précède cette essence. Comme suite logique d'une telle conception de l'homme c'est la négation totale de toute définition hâtive et anticipée du Blanc ou du Noir. Ceci pour dire que l'histoire constitue le seul cadre où se déroulent toutes les existences concrètes. Existences dont la philosophie doit s'occuper afin de dégager le sens. L'existentialisme de SARTRE débouche inévitablement sur une philosophie de la liberté et se pose par là-même comme un humanisme. C'est au nom de cet humanisme que SARTRE, préfaçant Situations 3 présente sous le titre `'Orphée noir'' les normes d'une action possible contre la domination et l'idéologie coloniales et affirme le droit pour les Africains à un nouveau style de pensée, de parole et de vie. Rien donc n'empêche le livre de TEMPELS de susciter un réel engouement car l'idéologie qu'il semble défendre se trouve en parfaite adéquation avec le vent nouveau qui souffle sur les rapports Blanc-Noir. Non seulement, le moment était propice à une reconnaissance de l'Autre, l'Africain par excellence, mais à l'énonciation d'une philosophie africaine dont TEMPELS se chargera d'en être l'illustre précurseur.

Mais, à y voir de près, nous constatons sans l'ombre d'aucun doute que les motivations de TEMPELS sont d'un autre ordre. Son souci en écrivant La philosophie bantoue est d'un genre particulier. Qu'il nous suffise de lire ces lignes pour nous en convaincre : «Une meilleure compréhension de la pensée bantoue est tout aussi indispensable pour tous ceux qui sont appelés à vivre parmi les indigènes. Ceci concerne donc tous les coloniaux, mais plus particulièrement ceux qui sont appelés à diriger et à juger les Noirs, tous ceux qui sont attentifs à une évolution favorable du droit clanique, bref, tous ceux qui veulent civiliser, éduquer, élever les bantous. Mais, si cela concerne tous les coloniaux de bonne volonté, cela s'adresse tout particulièrement aux missionnaires.»46(*) Flagrante et étrange contradiction! En même temps que TEMPELS pense affirmer l'existence d'une philosophie chez les Bantous, il continue de parler de civilisation, d'éducation. C'est comme si en dépit de ce qu'il écrivait, TEMPELS continue de maintenir le trop grand écart entre l'Homme Noir et l'Homme Blanc.

Le Noir, c'est celui qu'on doit encore éduquer, élever, civiliser. Le Blanc, c'est toujours celui qui éduque, élève, civilise. C'est pourquoi il doit connaître et comprendre le domaine de la pensée noire afin de donner plus d'efficacité à son action. HOUNTONDJI tire à ce sujet cette conclusion qui laisse transparaître les motivations réelles du Père Franciscain : « (...) Le Noir continue de ce fait, d'être tout le contraire d'un interlocuteur : il est ce dont on parle, un visage sans voix qu'on tente de déchiffrer entre soi, objet à définir et non sujet d'un discours possible47(*)

C'est à croire qu'au-delà de tout l'enthousiasme suscité, l'oeuvre de TEMPELS pèche, de par son contenu. Si du point de vue de la forme, La philosophie bantoue réhabilite d'une façon ou d'une autre le Noir en affirmant l'existence d'une philosophie africaine ; alors que la philosophie jusqu'ici passait pour être l'apanage du seul Homme Blanc, plus encore elle ne fait que le maintenir dans des positions des moins enviables. En effet, TEMPELS par une interprétation des coutumes, des traditions, des proverbes et des institutions, bref, de la culture bantoue n'a fait que construire une vision du monde commune à tous les Bantous et à laquelle il donne le nom «philosophie.» Ainsi le Bantou devient philosophe malgré lui et sans le savoir. Séduits par l'aspect formel de l'oeuvre de TEMPELS, sans aucun égard pour le fond ; les auteurs Africains voient en TEMPELS un modèle. C'est pourquoi ils soutiennent l'idée d'une philosophie collective et immuable à laquelle adhèrent plus ou moins consciemment tous les Africains. En clair, ni TEMPELS, ni ses prédécesseurs Africains ne font de la philosophie véritable. Ils font plutôt de l'ethnophilosophie. Il s'agit pour eux d'exhumer une philosophie cachée, qu'on ignore ; philosophie à laquelle les Africains manifestent collectivement, et d'une manière inconsciente leur adhésion. Pour les auteurs Africains, à la suite de TEMPELS, il s'agit de mettre à jour cette ``philosophie'' collective, sous-jacente aux traditions et comportements des Africains, comme l'attestent ces propos de HOUNTONDJI : «La philosophie africaine n'a été jusqu'ici, pour l'essentiel, qu'une ethnophilosophie : recherche imaginaire d'une philosophie collective, immuable, commune à tous les Africains, quoique sous une forme inconsciente48(*)

Voilà, pour l'essentiel, ce qui se passe pour être de la véritable philosophie africaine mais qui, en réalité, n'en est pas une.

Au-delà de cet aperçu du fonctionnement global de la «philosophie africaine» qui n'est que de l'ethnophilosophie et qui, tant du côté des intellectuels Africains qu'Européens recueille une adhésion totale, nous sommes tentés de nous interroger sur les fondements réels de cette tendance de la philosophie africaine. En clair, pourquoi l'ethnophilosophie? Pourquoi les Africains et les Européens, tous en choeur, postulent-ils ce consensus théorique entre les membres de chaque collectivité africaine?

Ces interrogations en appellent une autre : qu'est-ce que l'ethnophilosophie? Laissons à HOUNTONDJI le soin de nous éclairer : «Soucieux de dissiper les équivoques et de distinguer, pour des raisons de clarté, des termes habituellement confondus, je proposai d'écrire « philosophie », entre guillemets, pour désigner la vision du monde collective, philosophie tout court, sans guillemets, pour désigner la discipline et ethnophilosophie pour désigner cette forme de philosophie(cette branche de la discipline) qui s'affaire à reconstituer une «philosophie»(une vision du monde).»49(*)

Après cet éclairage, et avant d'en arriver aux motivations profondes de l'ethnophilosophie, il est bon de souligner que les émules de TEMPELS se rencontrent aussi bien du côté des intellectuels Européens que du côté des Africains. Mais au risque de baigner dans le vague et dans la confusion, HOUNTONDJI estime que l'ethnophilosophie post-tempelsienne a ses tenants aussi bien du côté des religieux comme TEMPELS lui-même que des laïcs. Ces deux groupes (religieux et laïcs) représentent les deux tendances principales de l'ethnophilosophie après TEMPELS. Ainsi, retrouve-t- on du côté des religieux suivant l'énumération de HOUNTONDJI l'abbé rwandais Alexis KAGAMÉ ; Monseigneur MAKARAKIZA du Burundi, le prêtre Sud-Africain MABONA, le père Malgache RAHAJARIZAFY, le pasteur Jean CALVIN BAHOKEN du Cameroun, le pasteur Kenyan JOHN MBITI, ... Cette liste, qui est loin d'être exhaustive nous situe largement sur la nature et l'identité des auteurs précités ; tous des hommes d'Église. À l'origine des entreprises ethnophilosophiques de ces auteurs, se retrouve aux dires de HOUNTONDJI, leur préoccupation essentielle qui est de «trouver une base psychologique et culturelle pour enraciner le message chrétien dans l'esprit de l'Africain sans trahir ni l'un ni l'autre. Préoccupation en un sens, éminemment légitime. La conséquence, toutefois, est que ces auteurs sont obligés de concevoir la philosophie sur le modèle de la religion, comme un système de croyances permanentes, stable, réfractaire à toute évolution, toujours identique à lui-même, imperméable au temps et à l'histoire50(*) Ces hommes sont soucieux d'élever le sentiment religieux chez l'Africain, au travers de leurs écrits qu'ils qualifient justement de philosophiques. Aveuglés par cet objectif-là, ils vont jusqu'à commettre une erreur d'ordre méthodologique, à savoir la réduction et la conception de la philosophie sur le modèle de la religion. De même que la religion demeure un système de croyances clos et immuable, auquel tout le monde adhère, de même la philosophie à leurs yeux ne saurait évoluer autrement. Tout comme la religion, la philosophie doit pouvoir concilier tous les esprits. Elle n'est point la philosophie d'un sujet pris isolément, mais se doit de demeurer une philosophie collective ; également un système de croyances propres à tous les Africains. Tout évolue comme si l'Africain qui oserait penser en marge du groupe passerait pour un hérétique. Il est donc question de postuler à tout prix ce consensus théorique entre tous les Africains, en matière de philosophie ; ce qui du coup amènerait à penser que leurs vues philosophiques ne diffèrent guère de l'idée même de Dieu et de la religion. sIl faut partir d'un préalable : tous les Africains pensent de la même façon. Les conceptions philosophiques sont partout les mêmes. Du coup, on tue dans l'oeuf l'éclosion de la véritable philosophie africaine.

Le groupe des laïcs s'est bâti autour des noms comme Léopold Sédar SENGHOR ;le Nigérian ADESANYA ;le Ghanéen Wiliam ABRAHAM ;également Kwamé N'KRUMAH, le Sénégalais Allasane N'DAW, le Camerounais Basile -Juléat FOUDA,... Les ambitions de ces auteurs-là s'inscrivent dans une visée purement revendicative, ainsi que la quête d'une identité que le colonisateur s'est évertué à nier des décennies durant, comme le proclame HOUNTONDJI : «Les intellectuels africains voulaient, à n'importe quel prix, se réhabiliter à leurs propres yeux et aux yeux de l'Europe. Ils étaient prêts, pour y parvenir, à faire feu de tout bois et n'ont été que trop heureux de découvrir, à travers la fameuse `'philosophie bantoue'' de TEMPELS, un type d'argumentation pouvant fonctionner ; en dépit de ses équivoques ou plutôt grâce à elles, comme un moyen parmi tant d'autres d'assurer cette réhabilitation. Ainsi s'explique la reprise en choeur, sur les tons et les nuances divers, de l'argumentation tempelsienne par un nombre sans cesse croissant d'auteurs africains,...»51(*)

L'ethnophilosophie est ainsi perçue comme la seule issue en vue d'assurer valablement sa reconnaissance aux yeux de l'Europe. Le mythe de l'unanimité primitive, permanente et inaltérable participe de cette quête de l'identité, d'où une fois de plus le sens de ces propos de HOUNTONDJI : «Dans cette recherche, nous retrouvons la même préoccupation que celle qui anime le mouvement de la négritude : la quête passionnée d'une identité niée par le colonisateur, mais avec cette idée sous-jacente que l'un des éléments de l'identité culturelle est précisément la «philosophie», l'idée que toute culture repose sur un substrat métaphysique particulier, permanent, inaltérable.»52(*)

Cette «quête passionnée d'une identité niée par le colonisateur» réconcilie de ce fait mouvement de la négritude et ethnophilosophie. D'un côté comme de l'autre, on a à coeur de prouver son humanité et son mode d'être - au - monde à l'Europe. Marcien TOWA ne dira pas autre chose lorsqu'il déclare : «L'ethno - philosophie, disions-nous est un aspect (tardif) du mouvement de la négritude. Notre opinion est qu'elle doit être dépassée tout comme le mouvement qui la porte. L'ethnophilosophie s'inscrit avec la négritude, dans une perspective revendicative : «la revendication d'une dignité anthropologique propre», (...).Il s'agit de déterrer une philosophie africaine propre, pour la brandir devant les négateurs de notre « dignité anthropologique » comme un irrécusable certificat d'humanité.»53(*)

Si l'ethnophilosophie se révèle comme une des composantes de la Négritude, il est clair que le message qu'elle véhicule est en priorité destinée aux Occidentaux et non aux Africains. Pour HOUNTONDJI : «À mes yeux, ce n'était pas un hasard si La philosophie bantoue avait été écrite par un Européen et destinée, de l'aveu même de l'auteur, à un public européen : l'ouvrage n'avait son sens, en effet, qu'à l'intérieur d'un débat interne à l'Occident, où le missionnaire belge, en désaccord avec la thèse du prélogisme, a cru devoir opposer à un certain discours ethnologique un autre type de discours. J'observais, du même coup, qu'en reprenant à leur compte cette préoccupation, les intellectuels africains, à leur tour, prenaient position dans un débat européen auquel leurs peuples n'avaient aucune part, et développaient forcément un discours extraverti.»54(*)

La destination du discours ethnophilosophique écarte de ce fait l'Afrique et les Africains dont on parle. Il s'agit ici de se faire «le porte - parole de l'Afrique globale devant l'Europe globale, au rendez - vous imaginaire du `'donner et du recevoir.»»55(*)

De ce qui précède, nous sommes en droit d'affirmer que pour les hommes d'Eglise, l'ethnophilosophie apparaît comme «une étape vers la conversion du païen, un moyen de reconnaître ses convictions les plus profondes pour mieux les transformer»56(*), d'où un moyen d'enracinement du message chrétien. Pour les laïcs au contraire, elle s'inscrit dans une visée revendicative. Chez les uns comme chez les autres, il s'agit de postuler l'existence d'une philosophie inconsciente, collective, et même spontanée à laquelle adhèrent tous les Africains, disons les Noirs.

Mais au fait, que reproche-t-on au juste à l'ethnophilosophie? Qu'y a - t - il de mal à postuler l'existence d'une pensée collective en Afrique ?

Une compréhension du fonctionnement global de la philosophie, sa nature propre, ses variations, ses enjeux permettront assurément de répondre à ces interrogations. Rappelons à ce sujet que la philosophie ne se déploie comme discipline théorique et ne se maintient réellement qu'à travers des noms, des hommes, tous différents les uns des autres. Ainsi toute philosophie se déploie par l'initiative d'un sujet, toujours différent d'autrui et par conséquent de la foule. De même, il n'y a de philosophie qu'à travers une conceptualité un peu spéciale, c'est -à -dire une terminologie, un vocabulaire et tout un appareillage conceptuel légués par la tradition philosophique et qu'aucun sujet ne peut absolument pas contourner. Or, en postulant l'existence d'une philosophie collective, immuable, à laquelle adhèrent plus ou moins consciemment les Africains, par delà les temps et les générations, on fait de l'Africain, philosophe sans le savoir, ignorant du coup les règles qui régissent le fonctionnement de la philosophie, d'autant plus qu'il intègre un système de pensées pré- établies.

À ce rythme - là, nulle possibilité n'est offerte à l'Africain de bâtir une pensée propre et singulière. C'est dire que l'ethnophilosophie s'oppose à l'éclosion de la philosophie africaine. Toute analyse faite, il apparaît clairement que cette prétendue vision collective qu'on entend exhumer et à laquelle on donne le nom de «philosophie» n'est que le reflet des pensées des tenants d'une telle idée. C'est ce que note d'ailleurs HOUNTONDJI: «Ce qu'on présentait comme une « philosophie bantoue » n'était donc pas vraiment la philosophie des Bantu, mais de Tempels et n'engageait que la responsabilité du missionnaire belge, devenu occasionnellement analyste des us et coutumes bantu.»57(*)

Conçue comme instance de promotion de la pensée africaine, l'ethnophilosophie finit par s'opposer à l'émergence de cette pensée-là. La philosophie en Afrique, prise au piège de l'ethnophilosophie, est incapable d'éclore et d'entamer une avancée significative. On fait comprendre à l'Africain qu'il y a un déjà-là, un système de pensées immuables auquel il se doit d'adhérer. HOUNTONDJI en fait l'amer constat : «C'est ainsi que notre littérature philosophique ne cesse de s'enliser, depuis bientôt trente ans dans les sentiers bourbeux d'une ethnophilosophie douteuse, d'une discipline hybride, idéologique, sans aucun statut assignable dans l'univers de la théorie. Ce faisant, nos auteurs ont cru, de bonne foi faire oeuvre originale, alors qu'en réalité ils ne faisaient que suivre une voie toute tracée par l'ethnocentrisme occidental. Car l'Europe n'a jamais attendu de nous autre chose, sur le plan culturel, que de lui offrir nos civilisations en spectacle et de nous aliéner dans un dialogue fictif avec elle, par-dessus les épaules de nos peuples.»58(*)

Instance de négation de la philosophie africaine, l'ethnophilosophie se révèle également comme le lieu d'un consensus doublement posé. On peut évoquer dans un premier temps le consensus entre l'intellectuel Africain et l'ethnocentriste Occidental. Les considérations ethnophilosophiques du premier contribuent à rassurer le second quant à l'idée de l'existence d'une seule culture ; en l'occurrence la culture occidentale. Prise dans le sens de la philosophie, cette idée permet de comprendre que les développements de la philosophie en Afrique la confinent dans une position des moins enviables d'autant plus que l'Européen est convaincu que la philosophie dont il est question en Afrique n'a rien à avoir avec celle à laquelle il se trouve habitué et qu'il n'a de cesse de pratiquer. La culture africaine reste de ce fait à un stade rudimentaire, réfractaire à toute évolution, incapable de discuter d'égale à égale avec la culture occidentale. Le second niveau du consensus évoqué plus haut est nettement perceptible à travers ces mots de HOUNTONDJI qui, parlant du discours ethnophilosophique, déclare : «Hier, langage des opprimés, il est désormais discours du pouvoir. Naguère contestation romantique de l'orgueil européen, il est maintenant un baume idéologique. L'ethnophilosophie a changé de fonction : elle n'est plus un moyen possible de démystification, mais un puissant moyen de mystification aux mains de ceux qui ont intérêt à décourager l'audace intellectuelle, en cultivant au sein de nos peuples aux lieu et place d'une pensée vivante, la pieuse rumination du passé.»59(*) À tout jamais, le pouvoir Africain tient à exhiber le discours ethnophilosophique comme preuve de l'unanimité primitive entre tous les membres de chaque communauté africaine. L'interprétation politique d'une telle unanimité permet aux dirigeants Africains de réprimer au mieux toute prise de position contraire aux vues qui prédominent au sommet de l'État, satisfaisant à peu de frais leur voeu d'une Afrique une et indivisible où tout le monde semble d'accord avec tout le monde. Le discours ethnophilosophique apparaît dès lors comme une arme idéologique servant à consolider le pouvoir en Afrique.

À qui veut lui rappeler la nécessité d'une pluralité d'opinions pour un développement durable en Afrique, l'homme du pouvoir Africain brandit le discours ethnophilosophique comme preuve d'une parfaite communauté de vues entre tous les Africains sur n'importe quel sujet. La conséquence logique d'une telle situation, c'est le refus catégorique du droit à la différence de l'Africain. L'Africain, malgré lui, est tenu de s'aligner derrière l'idéologie officielle au risque de faire les frais de l'absolutisme du pouvoir.

La position de HOUNTONDJI face à l'ethnophilosophie n'est pas du goût de certains intellectuels Africains à l'image du professeur NIAMKEY Koffi pour qui, dans l'Afrique précoloniale, «les pensées, mêmes officielles, sont marquées du sceau de l'anonymat.»60(*) Par ailleurs, poursuit-il, on a ici affaire à «un mode de production plutôt collégial [où] le savoir ou la pensée officielle sont le fait d'un collège de maîtres.»61(*) NIAMKEY Koffi s'insurge contre la position de HOUNTONDJI s'opposant à l'énonciation d'une pensée collective en Afrique. Une telle opposition traduit à y voir de près une méconnaissance, sinon une négation de la pensée de l'Afrique traditionnelle. Ensemble avec Abdou TOURÉ, ils estiment qu'il faut en finir avec cette «position d'intellectuels méprisant les productions intellectuelles des non -intellectuels.»62(*) Ils entendent à leur manière, combattre cette attitude peu cavalière qui consiste à discréditer la pensée africaine précoloniale et à la ranger dans la catégorie du mythe, estimant surtout qu'elle est à la fois inconsciente, collective et spontanée. Comme pour dire que les productions intellectuelles de l'Afrique précoloniale ne méritent pas moins d'être de la philosophie et ne sauraient en aucun cas être dépréciées ou dévalorisées.

HOUNTONDJI se défend contre de telles accusations. Il s'explique en ces termes : «On essaie de me faire nier l'existence d'une pensée africaine traditionnelle. Contre une interprétation aussi absurde, il fallait d'abord rappeler que toute pensée n'est pas forcément philosophique et que je n'avais mis en cause ni la pensée religieuse, ni la pensée morale, ni la pensée sociale et politique, ni la pensée mythique, de l'Afrique précoloniale. Je montrais au passage les équivoques attachées à l'adjectif «traditionnel» qui, employé pratiquement comme synonyme de « précolonial », pouvait, par une sorte d'illusions rétrospectives, vider de toute tension, de toute contradiction interne, l'objet auquel il se rapporte (en l'occurrence, la pensée africaine). Je disais ma préférence pour un retour au substantif «tradition», pris dans son sens originellement actif : au sens d'un mouvement de transmission, et non au sens passif et dérivé des résultats de cette transmission. Mieux valait, de ce point de vue, parler des traditions de pensée, ou à la rigueur, de la tradition de pensée africaine(s), au sens d'un singulier collectif désignant un héritage complexe et contradictoire. Enfin, contre l'attitude apologétique de l'ethnophilosophe, prompt à justifier n'importe quelle coutume et n'importe quelle pratique sociale au nom de sa signification métaphysique supposée, il fallait rappeler la nécessité pour l'Africain d'aujourd'hui d'entretenir avec son héritage culturel un rapport critique et libre.»63(*) Précision de taille qui permet à HOUNTONDJI de rappeler les raisons de son rejet de l'ethnophilosophie qui, ne saurait en aucun cas se faire passer pour de la véritable philosophie africaine. D'ailleurs comment peut-on valablement parler de philosophie là où la liberté d'expression continue d'être un problème et une préoccupation majeurs?

* 44 RUSSELL (Bertrand).- Histoire de la philosophie occidentale, cité par CHOMIENNE (Gérard).- Lire les philosophes, (Paris, Hachette Éducation, 1998), p.7

* 45 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.15

* 46 TEMPELS (révérend père Placide).- La philosophie bantoue, traduction A. Rubbens (Paris, Présence Africaine,

1949), p.17

* 47 HOUNTONDJI, op.cit., p.15

* 48 HOUNTONDJI, op.cit., p.21

* 49 HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.109

* 50 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.58

* 51 HOUNTONDJI, op.cit., pp.60-61

* 52 HOUNTONDJI, op.cit., p.41

* 53 TOWA (Marcien).- Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle (Yaoundé, CLÉ, collection Points de vue, 1979), p. 36

* 54 HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.105

* 55 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.35

* 56 HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.106

* 57 HOUNTONDJI, op.cit., p.100

* 58 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.47

* 59 HOUNTONDJI, op.cit., p.240

* 60NIAMKEY Koffi in Le Korè, cité par HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.177

* 61 NIAMKEY Koffi, op.cit., p.177

* 62 NIAMKEY Koffi, (ouvrage collectif), op.cit., p.178

* 63 HOUNTONDJI, op.cit., p.193

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault