CONCLUSION GENERALE
Une réflexion sur l'autorité de la norme
constitutionnelle aujourd'hui ne peut se faire en faisant abstraction d'un
contexte interne et international en perpétuelle mutation.
Assurément une telle étude aboutirait à un résultat
autre que celui auquel nous sommes parvenus si elle avait été
faite avant 1996. Le 18 janvier 1996, le Cameroun affichait aux yeux du monde
un visage différent, fondamentalement revigoré par une cure dans
les eaux du constitutionnalisme moderne caractérisé par son
libéralisme. Emergeant aux aurores d'une année
véritablement nouvelle, la Constitution du 18 janvier 1996 introduisait
des données sans lesquelles la présente étude perdrait
tout intérêt en tant que contribution à l'étude du
droit constitutionnel camerounais rénové.
L'autorité de la norme constitutionnelle doit
aujourd'hui faire face à de nombreux impératifs. Celle d'abord de
la relativisation de son socle: le pouvoir constituant. "Pouvoir de droit
originaire et suprême", il autorisait la construction non pas d'un
principe, mais d'une règle fondamentale du droit constitutionnel: la
suprématie des normes issues de ce que le Pr. Charles Eisenmann nomma
"la législation constitutionnelle". Après plus de deux cents ans,
la Constitution méritait d'être reconsidérée.
Changer pour devenir, ou plutôt redevenir ce qu'elle n'aurait jamais
dû cesser d'être: la "garantie des droits". A force de n'être
que la technique de séparation des pouvoirs, elle avait fini par se
confondre à elle. Mais en renvoyant généralement à
la loi organique pour traduire les principes qu'elle pose, la Constitution
démontre qu'elle n'est pas le seul texte qui traite du pouvoir. Aussi
était-il important pour nous de rechercher dans le juridique le
fondement de l'autorité de la règle constitutionnelle, les
raisons pour laquelle dans l'ordre juridique interne, elle trouve sa place au
sommet de la "pyramide des normes" et cela même si certaines normes en
dessous d'elle ne lui sont pas conformes.. Ce fondement, nous l'avons
trouvé en le pouvoir constituant qui seul peut élaborer des
règles de valeur constitutionnelle, car "la Constitution suppose avant
tout un pouvoir constituant." Sous ce postulat on pourrait donner à
n'importe quelle norme la valeur suprême, même s'il s'agit des
règles sur l'abattage d'animaux; il faudrait pour cela qu'elle soit
posée par le souverain constituant.
Pourtant, l'exclusivité du constituant en
matière constitutionnelle permet moins de construire la notion de
Constitution que d'expliquer que cette dernière est dans l'ordre interne
"le mètre" qui juge de la validité de toutes les autres normes. A
moins de préciser que le pouvoir constituant est souverain. La
souveraineté du pouvoir constituant est incontestable liée
à son détenteur: le peuple. De cette souveraineté il tire
une liberté totale et absolue lorsqu'il élabore la règle
constitutionnelle. Tel est du moins le principe. A l'époque moderne, la
liberté du pouvoir constituant doit nécessairement composer avec
les données inhérentes à toute participation à
une société. L'abandon progressive de la "folie des grandeurs"
s'accompagne de l'immixtion chaque jour un peu plus croissante d'un droit que
certains qualifient de supranational et de super étatique, dans la
sphère du droit interne. Par exemple, près de 70% des textes en
vigueur aujourd'hui dans l'Union Européenne sont votées par le
Parlement Européen. De même qu'en Afrique, le droit uniforme OHADA
conquiert progressivement un champ d'action de plus en plus vaste; champ qui
hier encore était de la compétence du droit interne sous
l'autorité de la règle de droit suprême. Mais tout ceci ne
présente qu'un intérêt moindre au regard de la
mondialisation des droits de l'homme. Rien ne semble aujourd'hui
échapper aux tentacules de cette notion qui impose et s'impose comme
"l'idéal commun" de l'humanité, et donc rassemblant
derrière lui toute la communauté internationale. Devenu
l'étalon de valeur, le respect des droits de l'homme permet de mesurer
le degré de "civilisation" de chaque membre du concert des nations. Un
concert qu'on voudrait harmonieux, débarrassé des aléas
culturels, religieux et idéologiques. Sous ce rapport, aucun Etat ne
peut justifier sa violation d'une obligation internationale par le recours
à son droit interne. Autant dire avec le Commissaire du gouvernement
Frydman dans ses conclusions sur l'affaire Nicolo que "l'époque de la
suprématie inconditionnelle du droit interne est révolue."(l)
Cependant, on ne saurait contester qu'il reste souverain,
qu'il est de son essence de pouvoir ce qu'il voudra et comme il voudra. Au
surplus peut-on affirmer pour tenter une vaine limitation de ce pouvoir, que
"le pouvoir de tout faire n'en donne pas le droit." Mais on devrait encore se
résoudre à admettre comme le fait déjà la science
constitutionnelle et cela bien avant le juge constitutionnel qu'"il est de
l'essence de la puissance souveraine de ne pouvoir être limitée;
elle peut tout ou elle n'est rien."(2) Sous ce prisme, on ne peut que convenir
avec le Pr. Prosper Weil pour qui "le droit public tient du miracle".
La souveraineté du pouvoir constituant
réactualise la question de la subsidiarité de toute organisation
du pouvoir que soulevait déjà Stéphane Rials.(3) "Un
peuple est toujours maître de changer ses lois, même les
meilleures", du moment qu'elles se révèlent inaptes à
1 Cité par M. Ondoa, "La distinction entre
Constitution souple et Constitution rigide en droit constitutionnel
français" in Annales de la faculté des sciences juridiques et
politiques. Université de Douala, n° 1 année 2002, p 105
2 J.J Rousseau, cité par I. Abiabag, Cours de Droit
constitutionnel. Université de Douala, 1999 - 2000.
3 Cet auteur rappelle que "la volonté
générale, même constitutionnelle, ne peut porter atteinte
à la liberté et à l'égalité des droits qui
lui sont liées." Pour lui le fondement du droit "réside dans le
respect de la personne dans sa vie et sa dignité." De cela conclut-il,
on peut postuler "l'organisation du pouvoir et la subsidiarité de cette
organisation par rapport à la personne." Mais pratiquement, cette
question est moins délicate, car il n'existe pas de juge du Constituant.
Aussi peut-il poser des règles qui portent atteinte à cette
égalité. Dans ce sens, le constituant camerounais de 1996
proclame à la fois l'égalité de tous les hommes en droits
et en devoirs et la protection des "droits des populations autochtones." Il
s'agit là de ce que le Pr. Donfack Sokeng a qualifié de
"définition plurielle et contradictoire de la citoyenneté
républicaine." De plus, il faut reconnaître qu'un droit qui n'est
pas posé sous forme de règle par l'autorité
compétente ne peut être légitimement
réclamé.
jouer le rôle de régulateur social qui leur est
dévolu, avec le degré d'efficacité le plus
élevé qu'on puisse espérer. Certes comme l'a prouvé
le cas togolais, la recherche de l'efficacité de la règle n'est
pas toujours au principe d'une modification de la norme constitutionnelle. Dans
ce cas, la souveraineté du pouvoir constituant se révèle
dans son aspect le plus négatif, car si elle assure à la
Constitution une notoriété incontestable, elle est aussi à
l'origine de sa vassalisation au pouvoir.
La suprématie des règles constitutionnelles ne
peut se concevoir à l'époque moderne qu'en ayant à
l'esprit cette idée de souveraineté du pouvoir constituant. Une
souveraineté de la quête d'un mieux-être. Non seulement
celui du peuple de l'Etat, mais aussi celui de la communauté
internationale. En effet la frontière n'est plus aujourd'hui la limite
du droit interne. Le droit interne de l'Etat "traque" ses ressortissants jusque
dans le territoire d'un autre Etat, tandis que le droit international se
libère progressivement de ses présupposés classiques pour
saisir directement l'individu à l'intérieur de la
frontière sans nécessairement recourir à l'Etat. Cela
n'est absolument pas une contestation de la supériorité de la
Constitution, du moment où elle consacre la ratification comme le
"mécanisme autosuffisant" pour l'application d'une norme internationale
au Cameroun. La relation Droit interne - Droit international est assez complexe
pour être réduite à une simple question de
hiérarchie. La ratification d'un engagement international ne peut
intervenir qu'après révision de la Constitution lorsque la norme
internationale est contraire à la loi fondamentale; mais une fois
ratifiée, elle prend place dans l'ordre interne après la
Constitution. Car s'il existe des normes supérieures à la
Constitution, celles-ci n'appartiennent cependant pas au système et ne
sont pas d'une supériorité hiérarchique.
L'autorité de*la norme constitutionnelle ne saurait
cependant se réduire à une affirmation de principe.
Incontestablement la loi fondamentale du 18 janvier 1996 trône
majestueusement au-dessus de l'édifice institutionnel du Cameroun,
rassurée par un contrôle de constitutionnalité qui a fait
défaut à une réclamation identique de ses
devancières. Mais au-delà, il était intéressant de
s'interroger sur toutes les conséquences de cette position. Longtemps
ignorée, la question de la conformité fait une rentrée
fort remarquable dans le droit constitutionnel camerounais de l'ère
libérale. La justice constitutionnelle est au fondement de ce renouveau.
Sa particularité: elle est calquée sur un modèle
réclamant à son profit une forte légitimité, le
modèle européen. Celui-là même qui transformera une
"notion en survivance"(4) en un "véritable Lazare constitutionnel (5).
La justice constitutionnelle est
4 G. Burdeau, cité par D. Rousseau, Droit du
contentieux constitutionnel, Montchrestien, Paris, 6*°" éd., 2001,
p 427.
5 D. Rousseau, "Une résurrection: la notion de
Constitution", Revue de Droit public, 1990
porteuse d'espoirs que seuls le temps et la hardiesse du juge
constitutionnel camerounais permettront de faire le départ entre
rêve et utopie. Le constitutionalisme africain s'oppose toujours au
constitutionalisme européen, qualifié depuis toujours de
modèle. Pas forcément sur le plan du Droit tel que posé,
mais de l'écart qui existe très souvent entre le principe et la
réalité. La réalisation du Droit au Cameroun se dessine
ainsi comme un autre champ d'investigation qui s'offre au juriste, relativement
à la construction de la primauté de la règle
constitutionnelle à l'aune de l'activité de celui qui prononce
les paroles de la Constitution. La juridicisation de la loi fondamentale du 18
janvier 1996 permettra de procéder à l'écriture d'une
nouvelle page de la science constitutionnelle camerounaise : celle de la
hiérarchie des normes et de son corollaire le contrôle de
constitutionnalité. A la recherche de la dualité validité
- conformité comme condition d'insertion d'une norme dans le
système juridique, comme critère d'affectation du qualificatif
« norme ». L'oeuvre de hiérarchisation rentre par
cela même dans une phase terminale avec l'institution du juge
constitutionnel comme « gardien » du respect de la
Constitution.
La construction d'une sphère des droits des
gouvernés séparée de celle des gouvernants, visible
à travers la jurisprudence du Conseil Constitutionnel français
fait dire au Pr. D. Rousseau que la Constitution est « la charte
jurisprudentielle des droits et libertés ». Plus encore par
sa jurisprudence, le Conseil Constitutionnel contribue au maintien du peuple
dans son rôle de souverain ; car désormais la loi ne sera la
volonté générale qu'autant qu'elle est conforme aux
principes de valeur constitutionnelle. La sacralisation du pouvoir dont les
effets peuvent encore être observés dans la lente exécution
du texte du 18 janvier 1996 joue un rôle de premier plan dans
l'éviction du peuple camerounais de sa place de souverain constituant au
profit du Chef de l'Etat qui se révèle bien souvent comme celui
qui décide de l'exception. Contrairement à la France, il
s'agirait plutôt au Cameroun de rétablir le peuple dans son droit
imprescriptible et inaliénable de souverain constituant, de Souverain
tout simplement. Dans cette perspective, le rôle des futurs Conseillers
sera primordial tant il est vrai que la primauté de la Constitution est
le premier pilier dans l'édification d'un Etat de droit.
La Constitution du 18 janvier 1996 n'a certainement pas fini
de susciter des sujets de discussions et des thèmes de
réflexions. L'innovation qu'elle apporte dans le droit constitutionnel
camerounais est révolutionnaire, tant sous l'empire des Constitutions de
1960, 1961 et 1972 la suprématie des règles constitutionnelles ne
pouvait être posée avec autant de conviction. Il s'agit d'un
mouvement qu'il appartiendra au juge constitutionnel, membre du Conseil
constitutionnel, de rendre irréversible.
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