3ème partie : Les dessous du mirage -
Enquête de terrain
Carte n°2 : Zoom sur la localisation de la zone
d'étude
Introduction - Une première approche par
l'intérieur
Afin de me rendre compte de l'ampleur du projet et de son
avancement, j'ai commencé par me rendre directement sur le chantier. Une
fois passé le barrage de sécurité à l'entrée
du site, j'ai d'abord rencontré le General Manager, Mr. J.
Krishnamaraju, qui m'a soumis à un interrogatoire pendant près
d'une demi-heure, en me questionnant sur mes motivations, mon niveau
d'étude, ma vie en France, mes relations en Inde. Après avoir
détaillé mon projet de recherche, que j'avais volontairement
Çarrangé È pour qu'il ne soulève pas
d'inquiétude, j'ai été prié de revenir
ultérieurement muni de tous les justificatifs nécessaires. Ce que
j'ai fait quelques jours plus tard, accompagné cette fois-ci de Venkat,
ingénieur d'études à l'IFP, de facon à prouver mon
sérieux et surtout ma non-appartenance au monde journalistique ou
à un quelconque mouvement revendicatif. Malgré cela, le climat
s'est avéré d'une extreme froideur. Nous avons pu rencontrer de
nouveau le General Manager, qui, ne souhaitant pas
particulièrement communiquer, nous a renvoyé
vers le Project Manager, M.K.A Pasha, auquel j'ai enfin pu soumettre
mon questionnaire. Disposant déjà d'informations à propos
du projet en lui même tel que j'ai pu le détailler dans la partie
précédente, j'ai tenté d'en savoir plus à propos du
processus d'acquisition, des acteurs impliqués, des difficultés
éventuellement rencontrées, des rapports avec les villages
alentours, et des perspectives pour l'avenir. L'entretien fut bref, le
Project Manager étant visiblement embarrassé par mes
questions. Je n'ai pu tirer de cet entretien que de simples banalités,
dictées probablement par la direction. Cependant, une phrase trop
souvent répétée m'a permis de me rendre compte d'un
certain malaise vis-à-vis des populations alentour.
Ç N'allez pas voir les villageois, ils ne vous
apprendront rien È.
Après cette seconde visite, je ne suis retourné
qu'une seule fois dans les bureaux de Marg, afin de rencontrer le Sales
Manager, Kamalthiagarajan N., que j'avais déjà croisé
lors de mon premier passage, et qui m'avait paru plus loquace et surtout plus
abordable que ses collègues. Lui non plus n'a rien pu m'apprendre de
nouveau, mais il m'a clairement fait entendre que les employés de Marg
avaient des consignes très strictes en matière de communication,
et que je n'obtiendrai rien d'intéressant de leur part. C'est à
partir de là que j'ai décidé de me consacrer au cÏur
de l'enquête de terrain, en interrogeant les villageois.
3.1 - Questions de méthode
Afin de partir à la rencontre des populations, dans une
grande majorité uniquement tamoulophone, Venkat m'a mis en contact avec
un jeune interprète, Anthony, qui m'a accompagné sur le terrain
tous les jours pendant deux semaines. Nous avons entamé notre
enquête par le village de Seekinankuppam, situé juste à
l'entrée du projet, à quelques mètres seulement des
immenses panneaux marquant l'entrée du territoire Marg. Nous
étions déjà venus une première fois discuter avec
les villageois avec Venkat quelques jours plus tTMt, ce qui m'avait permis de
me faire une idée du type de popu lation vivant là, des
différents types d'occupation des sols, de la quantité de
terrains vendus. J'avais cependant été déçu par
le
manque evident de sincérité de la part de ces
premiers individus rencontrés. JÕai compris plus tard que
plusieurs elements sont à prendre en compte lorsquÕon part
à la rencontre dÕune population rurale, pauvre, visiblement
opprimée, et nÕayant jamais eu aucun contact avec un occidental.
Pour une grande majorité des personnes rencontrées au cours de
lÕenquête, jÕai pu constater lÕétroitesse de
lÕespace vécu et pratiqué, se limitant aux villages
alentours et aux petites villes telles que Cheyyur ou Kalpakkam situées
à une quinzaine de kilomètres. Rares étaient les
villageois à avoir déjà fait le trajet
jusquÕà Pondichéry, Kanchipuram ou Chennai. Dans un tel
contexte, la catégorie sociale, la façon de se presenter, la
posture verbale adoptée, et même la tenue vestimentaire ont une
importance capitale. Je suppose donc que lors de ma première visite, au
cours de laquelle Venkat avait fait le lien entre moi et les villageois, ces
derniers avaient été intimidés par son charisme naturel et
surtout par son statut de brahmane.
Apres avoir discuté de la question avec Anthony, nous
avons donc prêté une attention toute particuliere à ces
parametres. Il a fallu au début de chaque interview préciser que
nous nÕavions aucun rapport avec Marg22 et que les
informations issues de la rencontre ne sortiraient pas du cadre de mon travail
dÕétudiant, expliquer le but de lÕopération en
detail et nous presenter lÕun apres lÕautre. La mise en confiance
est une étape tres importante. Cela passe aussi par le regard, et
lÕutilisation, pour ma part, de quelques mots tamouls dans les
échanges. Anthony se montrant tres souriant et ouvert, tout en restant
simple, les échanges ont été souvent tres riches, parfois
enflammés. DÕautant quÕau fur et à mesure que les
jours passaient, tout le monde ou presque avait été mis au
courant de notre présence et du caractere amical de nos interviews.
Méfiants de prime abord, les villageois ont fini par nous accepter, et
il nÕétait pas rare quÕon nous salue sur le bord des
routes, ou que lÕon nous invite à boire un jus de coco ou un
the.
Au départ, jÕavais prepare un questionnaire pour
donner un cadre aux échanges. Mais finalement, je me suis vite
aperçu, malgré la simplicité et la souplesse de mes
questions, que la méthode rendait lÕexercice trop rigide, et
orientait de fait les réponses des interrogés. Par la suite, et
naturellement, nous avons plutTMt fait le choix de la discussion ouverte et de
lÕéchange naturel, orienté en priorité vers le
ressenti de chacun. Le sourire et surtout lÕhumour ont été
nos meilleurs allies, malgré le caractère sérieux et
souvent accablant de lÕenquête.
22
Beaucoup nous percevaient au depart comme des investisseurs, et
craignaient de nous parler à cÏur ouvert
Une fois corrigée cette question du rapport et de la
présentation, il a fallu faire face au caractère aléatoire
des réponses, du fait de la variété des communautés
rencontrées, et de la divergence de leurs intéréts par
rapport au projet Swarnabhoomi. On remarque que le type de réponse colle
à plusieurs grandes catégories, à savoir:
- Celle des riches propriétaires, des Reddyars en
particulier, qui entretiennent des relations étroites avec la compagnie
Marg, et qui en général ont participé aux transactions et
se sont enrichis par ce biais. Le discours est alors élogieux par
rapport au projet, et les réponses aux questions vont entièrement
dans le sens de celles des employés de Marg. Il s'agit là
assurément de la catégorie dominante, et souvent la plus hostile
à notre présence sur le terrain.
- Celle des Reddyars qui ne se sentent pas concernés
par le projet et qui ne comptent pas vendre leurs terres pour le moment.
Ceux-là ne subissent pas de pression et se révèlent
souvent satisfaits de leur situation, qu'ils souhaitent voir perdurer le plus
longtemps possible. Ces gens là, le plus souvent, ne travaillent pas et
vivent du revenu de leurs terres, exploitées par de petits paysans.
- Celle des petits propriétaires, issus de
différentes communautés, et largement sollicités dans le
cadre du processus d'acquisition. Leur situation est très inégale
suivant qu'ils se trouvent au contact direct de la zone, suivant la
qualité de leurs terres et la quantité de terrains vendus. C'est
pour cette catégorie que les réponses sont les plus
aléatoires et les plus difficiles à interpréter.
- Celle des petits exploitants dépourvus de terres, qui
sont souvent les plus enclins à communiquer, mais aussi les plus
critiques vis à vis du projet. On verra pourquoi dans la partie
suivante.
- Enfin, une séparation très nette oppose les
jeunes générations, en général
éduquées, poursuivant souvent des études à
l'extérieur, donc plus mobiles et plus aptes à trouver un emploi
hors du domaine agricole, et les personnes agées, souvent
analphabètes, n'ayant jamais quitté leur village, et entretenant
un rapport très étroit à la terre. Les premiers se
montrent optimistes et espèrent trouver un emploi au sein de
Swarnabhoomi, les seconds se sentent marginalisés, et craignent des
retombées
négatives. En règle générale, plus
les populations interrogées ont un niveau d'études
élevé, plus elles soutiennent le projet. Ce n'est donc pas
forcément une question de richesse.
La question de l'unité est aussi primordiale. En effet
suivant les villages, on observe un niveau d'unité très variable
au sein de la population. Ainsi, dans les villages oü l'on a plutot
tendance à se serrer les coudes face au danger et à l'oppression
exercée par les castes dominantes, on aura largement tendance à
critiquer l'avancée du rouleau compresseur Marg. Sans pour autant que le
ressenti se traduise en revendications. Mais on y reviendra.
Difficile au final de faire le tri dans toutes les
informations récoltées, en particulier pour les données
quantitatives. Aussi, nous avons dü veiller à interroger pour
chaque village un représentant de chaque communauté, de facon
à obtenir une vision globale, et la plus proche de la
vérité.
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