1.4.8 Les sites sacrés
Les lieux de l'émergence et de retour en terre des
ancêtres ainsi que les lieux où les ancêtres eurent des
comportements particuliers (les lieux d'une bataille entre deux ancêtres,
ceux où une cérémonie fut inventée par un
ancêtre, ...) sont devenus des sites sacrés (Forge 1989, 152).
Seuls les initiés peuvent s'y rendre car les forces qui occupent ces
sites sont trop puissantes et donc dangereuses pour des non-initiés
(Bardon 1996, 10). Les peintures rupestres se trouvent très souvent dans
ce genre d'endroit. On voit ici comment le monde matériel, plutôt
que d'être séparé du monde spirituel, en est
l'écrin. La connaissance de ces rêves liés à une
terre bien précise est aussi une preuve d'appartenance à cette
terre. C'est entre autre par ce moyen, avec un support peint de leurs
connaissances, que des groupes aborigènes ont pu légalement
récupérer les terres d'origine d'où ils avaient
été chassés (Bardon 1991, XI).
Tous ces éléments montrent que la pensée
aborigène ne laissent pas de place aux dichotomies si présentes
dans la pensée occidentale : les séparations vivantsobjets,
passé-présent, humain-animal, matériel-spirituel...n'ont
aucun sens dans cette vision d'un monde où « la religion
mène son peuple dans le monde par une expérience immanente de
l'unité dans l'ici et maintenant »(Rose 1987, 268).
Les notions d'animisme et de totémisme ont
été utilisées pour qualifier ces croyances (Strehlow 1964,
44-59) mais elles paraissent actuellement bien trop
réductrices pour s'appliquer à une religion si
complexe. Ces termes étaient utilisés pour qualifier les
croyances primitives dans une perspective évolutionniste, théorie
maintenant largement dépassée.
1.4.9 En résumé
Le Rêve fait référence au temps de la
création par des ancêtres plus ou moins humains mais est
éternellement présent, notamment par les cérémonies
qui lui sont dédiées. Le Rêve est aussi la Loi qui
règle les comportements quotidiens et rituels et qui est la preuve de
l'appartenance à un territoire. Le Rêve par son étendue sur
des grands espaces créent des relations entre les groupes humains mais
aussi entre les hommes et les animaux, les plantes, la terre. Le Rêve est
omniprésent, il est à l'origine de l'unité et de
l'équilibre du cosmos.
1.4.10 Une continuité religieuse sur des
millénaires ?
La transmission de toutes ces croyances n'a pas pu se faire de
façon tout à fait figée sur des millénaires. Les
formes, depuis les peintures rupestres jusqu'aux peintures sur toiles, nous
montrent une continuité évidente mais qu'en est-il de leurs sens
et significations ? Il me semble plus facile de conserver et de transmettre
fidèlement des formes peintes ou gravées sur des matériaux
tels que la pierre et qui résistent ainsi au temps, que de conserver et
transmettre des histoires racontées oralement. On peut donc supposer que
le Rêve a évolué au cours du temps, en raison de
l'impossibilité d'une transmission orale figée, mais aussi pour
que les histoires du Rêve correspondent toujours avec une
réalité changeante. Ainsi on peut penser que les histoires se
sont adaptées aux
changements de l'environnement naturel ainsi qu'à ceux
des techniques et pratiques quotidiennes. Il y a des processus
d'évolution dans les figures et les cérémonies ou
traditions, un de ceux-ci est le rêve qu'a une personne initiée
pendant son sommeil. Comme une sorte de révélation, un songe est
considéré avec beaucoup de sérieux comme une communication
du Rêve pour modifier ou compléter les traditions. Ainsi de
nouvelles cérémonies ou de nouveaux motifs sont introduits dans
la tradition, en échange parfois d'un présent pour ceux qui sont
responsables du Rêve qui se voit modifié (Glowczewski 1989, 232 ;
Isaacs 1990, 66).
L'arrivée des Européens sur le continent pose
cependant un problème. Les massacres qui eurent lieu dans le sud-est du
pays ont fait disparaître la majorité de la population
aborigène qui s'y trouvait avec leurs traditions. Il en va
différemment dans les zones où le contact avec les
conquérants fut moins destructeur. On constate quand même, dans la
terre d'Arnhem, une rupture dans la tradition. La transmission des savoirs
profonds des initiés n'a pas passé les générations
et les interprétations des peintures rupestres que font les
Aborigènes d'aujourd'hui sont différentes de celles de leurs
aïeux qui furent enregistrées et conservées. Le savoir
d'aujourd'hui est celui des niveaux bas d'initiations et des
non-initiés, complété par des traditions
ré-inventées ou reconstruites (Communication personnelle :
Groenen 2002).
Le cas est différent dans le désert où le
choc des civilisations fut encore moins important et plus tardif, même si
la détresse des Aborigènes fut très grande lorsqu'ils
étaient chassés de leur terre ou lorsque les enfants leur
étaient volés, il semble qu'ils aient transmis une grande partie
de leurs traditions jusqu'à aujourd'hui. Il y aurait donc toujours
à ce jour des cérémonies secrètes et des
différents niveaux de profondeurs dans la
compréhension des Rêves. Mais tout comme les changements de
l'environnement provoquent depuis des millénaires des adaptations
religieuses, il paraît évident que les traditions ne sont pas
sorties intactes du contact avec les colonisateurs. Leur environnement a
profondément changé, il est donc improbable que leurs traditions
n'aient pas elles aussi été modifièes, ne serait-ce que
par l'influence des autres religions qu'on a tenté de leur imposer avec
plus ou moins de succès (Edward 1998, 95-6). En fait, la
génération des peintres des années 1970, qui
s'éteint de jour en jour, est la dernière
génération d'Aborigènes du désert pleinement
initiés. La plupart des jeunes aborigènes préfèrent
ne pas être initiés plutôt que de subir les souffrances des
initiations6, d'autant plus que les connaissances qui y sont
acquises sont, sous le couvert d'un aspect religieux, surtout une pratique de
survie dans le désert. Les jeunes, avec les facilités offertes
par la voiture et les multiples commerces alimentaires et autres, ne veulent
plus chasser le kangourou à la lance et creuser la terre pour trouver
des tubercules. Ils n'ont plus besoin des connaissances du Rêve, et le
Rêve en meurt (Kimber 1996, 34-5 ; communication personnelle : Petitjean
2002).
6 La douleur va crescendo au cours de la vie
initiatique qui s'étend de 14 à 44 ans : circoncision,
subconcision, dents cassées au burin, scarification... (communication
personnelle : Petitjean 2000)
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