C.3. Le jeu interférant
Nous avons vu dans la partie précédente en quoi
le jeu pouvait être utilisé pour la ruse, c'est-à-dire en
tant que création volontaire de jeu. Nous nous interrogerons dans cette
dernière partie sur le jeu involontaire, sur l'incidence des limites
d'aptitudes, propres aux locuteurs mais non sujettes aux choix, dans l'optique
oü elles peuvent entrainer une situation d'asymétrie, une situation
de Ç déformation des messages produite par une divergence sur les
postulats qui régissent la production et la compréhension des
messages. È (Winkin,2000:131)
Nous verrons ici en quoi la mise en commun par confrontation
de sens peut amener des malentendus59 dans la compréhension
et des interférences dans la production, ces situations de divergence
renvoyant à une seconde définition de la notion de jeu, celle
définissant un Ç défaut de serrage, d'articulation entre
deux pièces d'un mécanisme. È (Petit Robert,2000)
Ainsi, nous analyserons ici les situations dans lesquelles les patterns de sens
diffèrent et entrainent des malentendus, puisque Ç si le contexte
utilisé par (un interlocuteur) ne correspond pas à celui
qu'envisageait (l'Autre), il peut y avoir malentendu. È
(Sperber&Wilson,1989:32)
Ces configurations communicationnelles sont des configurations
dans lesquelles les interlocuteurs ne jouent pas le même jeu, tout du
moins pas selon les mêmes règles, créant un certain
déséquilibre qui engendrera une nécessité
d'équilibrage. Comment deux locuteurs enclins à une recherche
d'équilibre par pertinence maximale peuvent-ils se trouver dans une
situation oü les signes produits interfèrent dans l'échange
? Quelles sont ces situations de Ç divergences de postulats È qui
amènent la communication à ne pas être pertinente ? Nous
verrons dans un premier temps l'interférence mineure, ou
conversationnelle et culturelle. Ensuite, nous aborderons la question du
mensonge, sous un angle différent de celui de la partie
précédente60. Enfin, nous envisagerons l'affect de
l'émotionnel et du pathologique dans la communication.
59 Selon la définition de Mizzau et Galatolo (2000,1),
un malentendu est Ç une divergence interprétative d'au moins deux
interlocuteurs et dont au moins un d'entre eux ne soit pas immédiatement
conscient. È
60 En d'autres termes, nous avons vu en quoi le mensonge peut
utiliser le jeu pour exister, dans cette partie, nous allons voir en quoi le
jeu peut se retourner contre l'interlocuteur mentant.
C.3.1. Le jeu conversationnel et culturel
Le premier cas, que nous appellerons jeu conversationnel et
culturel, correspond aux asymétries d'informations Ç dues
à la disparité des arrières plans
présuppositionnels, des expériences biographiques, (et/ou au fait
que) les locuteurs appartiennent à des communautés parlantes et
à des cultures différentes, asymétrie(s) qui
s'amenuise(nt) dans la confrontation des états de croyance. È
(Armengaud,1999:116) Ce sont des types de jeux, communément
appelés malentendus, qui peuvent être considérés
comme mineurs, puisque aisément régulables par
méta-communication sur les signes interférants.
La première manifestation de ce type de jeu correspond
à ce que nous appellerons le jeu conversationnel, premier pan de la
définition d'Armengaud citée plus haut. Ce jeu renvoie à
l'inévitable différence qui existe entre les mémoires des
interlocuteurs, c'est-à-dire l'inévitable altérité
des sens appris par chacun. Autrement dit, le sens d'un signe peut discorder
entre un interlocuteur et l'Autre, et donc l'interlocuteur produisant peut
envisager une compréhension par l'Autre qui dans les faits divergera de
celle prévue. Également, la déviation peut être
environnementale. En effet, Ç si le contexte utilisé par un
(interlocuteur) ne correspond pas à celui qu'envisageait l'Autre, il
peut y avoir malentendu. È (Sperber&Wilson,1989:32) Dans ces
configurations communicatives, il existe une différence entre
l'environnement effectivement utilisé par un interlocuteur et
l'environnement d'utilisation prévu par l'Autre. Enfin, un jeu
conversationnel peut trouver sa source dans la nature homonymique des signes
qui la compose, plus particulièrement et plus évidemment pour le
versant locutionnel des signes. Ainsi le signe peut-il être
utilisé pour renvoyer à plusieurs sens par le même
interlocuteur, ce qui interférerait à la compréhension
lorsque l'Autre envisagera le signe dans un sens différent de celui que
lui prête l'interlocuteur le produisant61.
61 Le mécanisme du jeu conversationnel dO à
l'existence de l'homonymie du signe reste somme toute équivalent au
mécanisme du jeu conversationnel dO à l'existence de sens
divergents d'un interlocuteur à un autre.
Ce type de jeu peut s'étendre à ce que nous
appèlerons jeu culturel. Plus qu'un nouveau type de jeu mineur le jeu
culturel est plutôt une continuité du jeu conversationnel. En
définitive, les pans qu'il convient d'appeler conversationnel et
culturel, plutôt que séparés et séparables,
représentent les deux extrémités, les deux bornes du
premier type de jeu, le jeu mineur. En effet, il est difficile de tracer une
frontière véritable entre le conversationnel et le culturel.
Comme le dit Gardiner (1989:50) :
Ç Le locuteur et l'auditeur (...) doivent, en fait,
parler la même langue, c'est-à-dire ne pas simplement s'exprimer
dans la même langue, mais aussi employer un vocabulaire
compréhensible par l'un et par l'autre. Un paysan français ne
vous comprendra pas si vous lui parlez en anglais, mais il ne vous comprendra
pas davantage si vous employez des mots comme psychanalyse ou
binôme, car ni le son ni le sens de ces mots ne lui sont
familiers. È
C'est ce domaine du rapport social qui rend floue la possible
séparation de l'appartenance ou non d'interlocuteurs à la
même culture. En effet, peut-on considérer qu'un ministre
français et un agriculteur français font partie de la même
culture ? Ë l'inverse, avec la globalisation des mass medias,
peut-on dire aujourd'hui qu'un américain et un européen font
partie de cultures totalement différentes et imperméables l'une
à l'autre ? La discussion sur ce sujet n'est pas de notre ressort, mais
de ce questionnement nous retiendrons que la séparation possible reste
floue, le tracé des frontières indécidable, c'est pourquoi
nous resterons dans une optique du jeu mineur existant sur un continuum allant
du conversationnel au culturel. La séparation se faciliterait si nous ne
considérions que le versant locutionnel des signes, cependant notre
étude porte sur l'ensemble des manifestations sémiotiques, et il
est indéniable que l'élocutionnel puisse avoir un
caractère transculturel, ce que fait remarquer Bateson (1980:126)
lorsqu'il s'interroge : Ç comment se fait-il que les systèmes
paralinguistiques et kinésiques des hommes appartenant à des
cultures qui nous sont étrangères, et même les
systèmes paralinguistiques des autres mammifères terrestres, nous
sont au moins en partie intelligibles, alors que le langage verbal des hommes
appartenant à des cultures étrangères nous est
complètement opaque ? È
Ainsi nous ne pouvons nier l'existence d'un jeu culturel,
inhérent à la rencontre d'interlocuteurs de Ç cultures
È différentes. Ë l'autre bout du spectre des jeux mineurs,
l'interférence peut se manifester sur toute forme de signes,
qu'ils soient locutionnels ou élocutionnels.
L'interférence locutionnelle émerge dans les cas de bilinguisme,
dans lesquels un interlocuteur communique avec un autre alors que les deux ne
partagent pas la même langue maternelle. De ce fait, l'interlocuteur
utilisant une seconde langue peut prêter à un signe un sens qui ne
Ç convient È pas ou calquer des structures de sa langue d'origine
qui ne conviendront pas à la structure de la langue utilisée.
Bien que potentiellement plus universels d'un point de vue statistique, les
signes élocutionnels peuvent souffrir du même jeu. L'utilisation
de signes élocutionnels diffèrent d'une Ç culture È
à une autre et sont d'autant plus sujets aux jeux que ces derniers ne
sont pas acceptés de façon entièrement conventionnelle, et
par exemple ne sont
pas enseignés lors des cours de langues
étrangères. Pour donner un exemple de cette divergence, l'index
et le majeur en forme de V est utilisé pour signifier Ç Victoire
È dans les pays européens, alors que ce signe est une insulte en
Australie, un jeu potentiel existe donc entre son utilisation dans une
communication entre européen et australien. Il existe également
une divergence proxémique62 entre cultures. L'exemple pris
par Hall (1968) est celui des Américains venus en Grande Bretagne.
Lorsque des Américains entraient en interaction avec des Anglais, les
premiers trouvaient les deuxième un peu trop familiers par leur
rapprochement, et, reculant pour atteindre une distance confortable, les
américains devenaient froids et distants aux yeux des anglais.
Le jeu conversationnel et culturel est donc le premier type de
malentendu inhérent à l'utilisation du système. Ce type de
jeu est potentiellement facilement régulable. Nous allons voir par la
suite des jeux qui présentent une régulation plus difficile.
62 Nous rappelons que la proxémique est la Ç
branche de la sémiotique qui étudie la structuration signifiante
de l'espace humain. È (Fabbri,1968:5)
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