C.2.3. Le jeu ludique
Le dernier pan du jeu en tant que ruse comme création
volontaire d'asymétrie d'informations par exploitation de
l'ambigu ·té des règles est le jeu de langage tel qu'il
existe selon la définition première du jeu que nous pouvons
trouver dans un dictionnaire : Ç action de s'adonner à un
divertissement qui n'a d'autre but que le plaisir, la distraction, l'amusement.
È (Larousse,Dictionnaire de la langue fran caise,1992) De
nouveau nous nous retrouvons dans une situation oü le langage est
utilisé dans un but autre que le transfert d'informations, la
communication humaine possédant cette singularité qu'elle peut
être utilisée à des fins uniquement ludiques, fins dont les
manifestations sont nombreuses et dont nous ne pourrions faire une liste
exhaustive, néanmoins des exemples de ces jeux sont les Ç
calembours, rébus, charades, contrepets, bouts-rimés, comptines,
devinettes, mots-valises, mots croisés, anagrammes, etc. È
(Yaguello,1981:13) Ces ensembles de manifestations de jeu sont ce que Lecercle
(1996) appelle le Ç reste È, et qui renvoie à toutes ces
manifestations qui transgressent les règles, qui dépassent les
frontières des règles, oü ce n'est plus le locuteur qui
communique, mais oü le signe existe pour lui-même, résonant
en écho à sa propre nature.
Ce type de jeu de langage à but de divertissement, que
nous appèlerons par simplification jeu ludique, ne peut se
détacher de son rapport aux règles en tant que
régularité. Le jeu ludique est toujours joué en fonction
des règles régulières, il leur fait toujours écho,
exploitant l'ambigu ·té qui leur est propre pour les
transgresser, et c'est justement par cette nature ambig·e que le jeu
ludique est possible, c'est-à-dire que Ç jouer suppose qu'on
connaisse les règles et le moyen de les tourner en exploitant
l'ambigu ·té qui caractérise les langues naturelles ainsi
que la créativité qu'elles autorisent. È
(Yaguello,1981,13) La nature paradoxale des règles
régulières leur donne ce statut ambig·e : bien qu'elles
soient du fait de l'interlocuteur, il ne peut les contrôler et paraissent
imposées à lui, et inversement. Ainsi l'un est-il
inséparable de l'autre, comme le dit Yaguello (ibid,31) Ç le
propre du jeu est de conjuguer la turbulence et la règle, la
liberté et la contrainte È, le jeu ludique est indissociable des
règles régulières, la turbulence d'un jeu ludique d'un
point de vue microscopique n'est possible que par l'existence d'une certaine
constante macroscopique qu'il
enfreint, sans être capable de la bouleverser
complètement. Le jeu ludique, bien qu'au delà des
frontières des règles, reste du langage, i.e. Ç pour le
plus grand plaisir de (l'interlocuteur), des règles sont violées,
localement et temporairement, (...) le texte est néanmoins
reconnaissable à tous les niveaux de l'analyse : l'infraction est
localisée, sur fond de respect global des règles. È
(Lecercle,1996:11, nous soulignons)
De ce fait cette transgression des règles ne fait pas
du jeu ludique son opposé. Ainsi, tout jeu ludique, bien que
dépassant les frontières des règles, bien qu'appartenant
au Ç reste È, est toujours du langage, Ç au delà de
la frontière, il n'y a pas de chaos linguistique, il y a du langage
encore parfaitement intelligible. È (ibid:28) Les nonsenses de
Caroll ou de Lear sont ludiques de par le fait qu'intuitivement, ces
nonsenses sont du langage Ç malgré tout È, et se
doivent de rester du langage s'ils veulent être entendus.
Ainsi, l'interlocuteur usant du jeu ludique transgresse les
règles qu'il impose mais qui lui sont imposées, et
paradoxalement, de par la nature fractale des règles, les affirment en
les transgressant, et c'est dans ce paradoxe que le jeu trouve son
équilibre. En d'autres termes, le jeu ludique est possible de par
l'affirmation de son identité de jeu, méta-communiquant que les
signes ne sont pas à prendre Ç au pied de la lettre È mais
au contraire en tant que transgressions d'une règle. L'équilibre
est ainsi méta-communicationnel, le caractère ludique du jeu se
trouvant dans la reconnaissance de cette pertinence au second niveau. L'humour
d'un mot d'esprit n'existe que parce que l'Autre reconna»t son
identité en tant que jeu, un interlocuteur ne saisissant pas l'ironie ou
l'humour d'une communication d'un Autre mènera très vite à
une incompréhension et la nécessité d'autoréguler,
et à celui qui joue de produire des signes du type Ç c'est une
blague È.
Prenons pour exemple le procédé
littéraire que l'on appelle une annomination. L'annomination est un
processus consistant à Ç remotiv(er) un nom par
étymologie, métanalyse ou traduction. È (ibid:74) Ce
processus est prolifique en littérature, notamment lors de la nomination
des personnages : que faire de la gardienne d'orphelinat appelée Mme
Mann par Dickens ? Le lecteur ne sent-il pas derrière ce nom
l'incapacité du personnage à tout élan maternel ?
Même phénomène pour Mr Bumble, personnage se voulant de
grande classe mais dont le nom n'évoque au
lecteur qu'une amusante maladresse. Or, par quelle convention,
par quelle règle le lecteur peut-il se permettre d'interpréter
que Mme Mann renvoie au nom man et que Mr Bumble renvoie à
bumbling ou à to bumble around ? La convention, la
règle normative veut que le nom propre soit d'un total arbitraire.
L'auteur et le lecteur en viennent à ce Ç sens È du nom
propre par transgression de cette règle d'arbitraire, créant une
étymologie au nom propre qui expliquent les origines et la nature du
personnage. Il en va de même pour le jeu littéraire du mot-valise,
fusion arbitraire de deux mots afin de créer un néologisme. Du
poème Jabberwocky de Lewis Carroll dans Through the
Looking-Glass au pianocktail de Boris Vian dans
L'écume des fours, le jeu ludique du mot-valise force le
néologisme en exploitant et jouant avec la capacité du
système à créer ses propres éléments et
à les modifier.
Ainsi le jeu ludique est-il transgression ponctuelle et
microscopique d'une régularité macroscopique qui, de par sa
nature fractale, ne s'en trouve pas affectée. Tout du moins est-ce le
cas de la majorité des jeux ludiques, car il faut compter certains
exemples originellement jeux ludiques et devenus jeux réguliers.
Lecercle (1996:12) prend l'exemple de la phrase de Gertrude Stein Ç
a rose is a rose is a roseÈ, originellement jeu ludique mais
aujourd'hui devenue productive dans la langue anglaise. En
résumé, bien que ponctuelle, de par la nature
imprédictible du système, une forme de jeu ludique peut devenir
forme régulière si celle-ci se manifeste
régulièrement et se fait adopter par une communauté
parlante.
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