C.2.2. Le cas du mensonge
Avant de venir à l'utilisation de ce type de jeu pour
permettre le mensonge, revenons un instant sur l'équilibre, et plus
particulièrement sur l'équilibre en situation de mensonge. Il
pourrait sembler contre-intuitif de considérer que le gain est collectif
en situation de mensonge, c'est-à-dire que celui qui ment utilise
l'asymétrie d'informations pour l'avantage collectif. Le gain pourrait
sembler individuel. Or, il n'en est pas ainsi selon notre définition de
l'équilibre. L'équilibre doit toujours être un gain
collectif : celui qui ment cherche à ce que l'Autre trouve du sens dans
sa production et donc qu'il la trouve pertinente, or nous avons vu que pour
être pertinente, une communication se doit d'atteindre l'équilibre
par maximisation du gain collectif. Ainsi, nous ne pouvons pas contredire qu'il
existe un certain gain, un certain avantage personnel trouvé par un
interlocuteur dans un mensonge, mais celui-ci est d'un ordre autre que
communicationnel (moral, sociologique, etc.) et donc n'intéresse pas
directement notre propos.
Le jeu en tant que ruse par création d'asymétrie
d'informations peut donc être utilisé par un interlocuteur afin de
mentir. Le mensonge est un choix communicationnel, conscient et
délibéré, d'un interlocuteur souhaitant tromper
l'Autre54. Un menteur est un Ç homme aux deux pensées,
celle qu'il tient pour fausse et qu'il déclare, et celle qu'il tient
pour vraie et qu'il tait, (...) (c'est-à-dire) le désir de
tromper en parlant contre sa pensée. È (Cavaillé,2004:96)
De ce fait, nous définirons le mensonge comme une communication
intentionnellement produite par un interlocuteur de manière à ce
que celle-ci contredise consciemment un pattern qu'il tient pour vrai dans son
environnement cognitif. Est donc considéré comme mensonge tout
signe qui est délibérément produit et qui va
volontairement à l'encontre des patterns tenus pour Ç vrais
È dans l'environnement cognitif de celui qui produit, en d'autres
termes, un interlocuteur qui ment connait la vérité.
54 Ekman,2009:28 : Ç A liar can choose not to lie.
Misleading the victim is deliberate; the liar intends to misinform the victim.
(...) One person intends to mislead another, doing do deliberately, without
prior notification of this purpose, and without having been explicitly asked to
do so by the target. È
Il existe deux types différents de mensonges : direct,
c'est-à-dire par falsification, et indirect, par
ambigu ·té, correspondant aux cas de tromperies. Nous allons
voir en quoi le jeu en tant que ruse est utilisé dans le second, et en
quoi le premier n'est pas un cas de jeu tel que nous l'étudions dans
cette partie.
Ainsi, la première configuration de mensonge est le
mensonge par falsification. Cette configuration est une configuration dans
laquelle l'interlocuteur présente des informations à l'Autre
qu'il sait délibérément fausses55. Nous ne nous
intéresserons pas à ce cas ici, car ce type de mensonge se fait
selon les mêmes règles qu'une communication dite Ç vraie
È : ce qui diffère ici est une notion de
vériconditionnalité, ce qui, comme nous l'avons vu auparavant,
n'a pas attrait à notre sujet. En d'autres termes, bien que possiblement
créateur d'un autre type de jeu, que nous verrons dans la
dernière partie, le mensonge par falsification n'est pas un jeu en tant
que ruse, il n'y a pas d'exploitation de l'ambigu ·té relative
aux règles du jeu communicationnel, mais bien une utilisation directe
des règles du système.
Le type de mensonge qui nous intéresse
présentement est le cas du mensonge comme tromperie, c'est-à-dire
le cas oü Ç il ne s'agit pas de tromper positivement autrui par des
signes faux (...) mais de lui dissimuler légitimement une information
à travers l'usage de signes qui ne sont pas faux, même si leur
effet est bien de tromper. L'intention première n'est donc pas de
tromper, mais de cacher la vérité. È
(Cavaillé,2004:97)56 Un interlocuteur usant de ce type de
ruse se trouve dans une situation dans laquelle il ment par utilisation d'une
ambigu ·té propre au système et à ses
règles. Ce type de jeu, permettant la création d'une
asymétrie d'informations, exploite la nature inférentielle, et
donc implicative et hypothétique de la communication. Comme nous l'avons
vu auparavant, la communication est production de signes et la
compréhension reconstruction d'hypothèses, d'implications dont
les signes sont les indices.
Cette nature inférentielle permet la tromperie de deux
façons : dans un premier temps, la tromperie peut jouer sur la
présomption de pertinence d'une production, et donc sur le fait que l'
Ç on peut être optimalement pertinent sans pour
55 Ekman,2009:28 : Ç (the liar) presents false
informations as if they were true. È
56 Également Ekman,2009,28 : Ç the liar withholds
some informations without actually saying anything untrue. È
autant être " aussi informatif que le demande les
objectifs de l'échange en cours " : si, par exemple, on garde pour soi
des informations dont la connaissance serait pertinente aux interlocuteurs.
È (Sperber&Wilson,1989:243) Ainsi, ce type de mensonge est possible
par la capacité d'être pertinent sans pour autant communiquer
l'ensemble des informations dont un interlocuteur dispose, c'est-à-dire
que lorsqu'un interlocuteur communique, l'Autre attend qu'il soit optimalement
pertinent, et donc enclin à fournir ce maximum d'informations.
Dans un second temps, la nature inférentielle du
processus communicationnel permet la tromperie par production de signes dits
Ç équivoques È, c'est-à-dire Ç toute
communication détournée, ambigu`, contradictoire, tangentielle,
obscure ou même évasive, qui n'est ni un message faux ni une
claire vérité, mais plutôt une alternative à
laquelle on a recours lorsque tous deux doivent être
évités. È (Bavelas&al.,1990:21 cité dans
Cavaillé,2004:106) La tromperie devient ainsi une production de signes
ambigu`s et polysémiques, permettant la création d'implications
trompeuses.
Ce type de mensonge est le plus courant dans la communication
et ce pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, la tromperie est plus
simple que la falsification57. De plus, la tromperie n'est pour
certains pas considérée comme un mensonge58, elle est
du moins majoritairement vu comme moins répréhensible que la
falsification, ce qui permet d'éviter les dommages moraux
associés au mensonge direct. En effet, dans ce type de mensonge,
Ç l'intérêt majeur est de rendre le demandeur responsable
des inférences erronées et non le répondant, qui pourra
toujours se réfugier derrière le malentendu. È (ibid:109)
Malgré leur opposition flagrante, la falsification et la tromperie sont
toutes deux sources d'une troisième forme de jeu, que nous verrons dans
la partie 3 de ce chapitre. Avant, nous verrons comment le jeu en tant que ruse
peut être utilisé dans une troisième perspective.
57 Ekman,2009:29 : Ç when there is a choice about how to
lie, liars usually prefer concealing to falsifying, (...) it seems lees
reprehensible and is much easier to cover afterward. È
58 Ibid:28 : Ç not everyone considers concealment to be
lying. È
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