C.2. Le jeu créatif
Ce type de jeu n'est pas considéré dans la
théorie des jeux classique, du moins pas en tant que solution du jeu.
Nous allons voir ici comment le jeu en tant que création de processus
d'équilibrage peut être utilisé afin d'augmenter le gain
collectif, c'est-à-dire en quoi la création d'une situation de
déséquilibre afin d'entrer en processus d'équilibrage est
le choix le plus rationnel maximisant la pertinence de l'échange.
Ce type de jeu renvoie à une facette de la
théorie des jeux appelée Ç ruse È, correspondant
à Ç l'aptitude à utiliser à son profit les
ambigu ·tés qui accompagnent toute règle du jeu et la
marge d'indétermination qu'elle laisse aux joueurs. La ruse consiste
pour l'un des joueurs à créer une asymétrie
d'informations à son avantage qui ne figure pas dans la structure
initiale du jeu. È (Schmidt,2007:61, nous soulignons) Le système
de jeu communicationnel, qui est notre sujet d'étude, n'est pas un jeu
à gain personnel, mais un jeu à gain collectif, ainsi la ruse
n'est pas source d'avantage ou de profit en tant que gain personnel, le profit
tiré de la ruse est utilisé en tant qu'avantage dans la
maximisation de la pertinence52, en d'autres termes, l'obtention
d'un état d'équilibre se fait par création d'une
asymétrie d'informations. Pour résumer, à l'inverse des
situations habituelles visant directement l'équilibre, ici, c'est le
déséquilibre qui est la solution pour l'atteinte de la
pertinence, i.e. si un interlocuteur veut que l'Autre obtienne le sens voulu
dans sa production, la solution la plus pertinente est de créer ce
déséquilibre.
Nous verrons ici les trois situations dans lesquelles ce jeu
en tant que déséquilibre est ce qui est visé dans
l'échange communicationnel : le jeu métacommunicationnel, le cas
du mensonge ainsi que l'usage stylistique.
52 Cela pourrait sembler contre-intuitif de considérer
que le gain reste collectif dans certains cas de communication comme par
exemple le cas du mensonge, oü l'on pourrait penser que le profit ne
revient qu'à un seul interlocuteur. Or, si un interlocuteur veut que son
mensonge fonctionne, il faudra que sa communication soit pertinente, et donc,
selon notre définition, que le gain maximal soit collectif. Nous
développerons cela par la suite.
C.2.1. Le jeu méta-communicationnel
Une des premières causes de jeux volontaires est celle
du jeu utilisé afin de méta-communiquer, c'est-à-dire
l'utilisation du jeu pour communiquer sur la relation et non de l'information.
La création Ç d'asymétrie d'informations È a pour
but ici de faire changer le plan sur lequel communiquent les interlocuteurs.
Comme le souligne Gardiner (1989:24) : Ç dans bon nombre de cas, on ne
parle de rien en particulier. È Ainsi, nombre de communications ont une
finalité relationnelle plutôt qu'informationnelle, ce qui fait du
langage humain un système bien particulier. En effet, Ç la
communication humaine se distingue justement des autres formes de communication
par le fait qu'elle n'a pas nécessairement comme finalité
l'information È au contraire, dans nombreux cas Ç le langage
ayant une fonction de socialisation, le jeu et le contact sont essentiels et
ont le pas sur l'information. È (Yaguello,1981:15&26) Cette fonction
méta-communicative, en tant que communication sur la relation
interactionnelle, est permise par le jeu créatif, qui permet aux
interlocuteurs d'exprimer deux sortes de relations : la confirmation ou
l'annulation de l'interaction.
Ainsi, Ç dans la vie courante, une bonne partie des
échanges n'ont d'autres fonctions que d'assurer le contrat social.
È (ibid,26)53 Dans ce type de communications, il y a
asymétrie d'informations en ce sens que si l'on se réfère
au strict contenu de l'échange, il pourrait sembler soit composé
de trop d'informations, soit vide de tout contenu, et de ce fait non pertinent
d'un point de vue informationnel. La fonction de ce type de communication se
trouve ailleurs, dans l'établissement et/ ou la confirmation de la
relation sociale, c'est pourquoi les interlocuteurs sont mal à l'aise
lorsqu'un vide appara»t dans une interlocution, et pourquoi les
conversations ordinaires regorgent dans leur majorité de sujets qui
pourraient à première vue sembler dénués
d'intérêt, ou encore pourquoi il est incorrect d'envisager la
communication comme simple expression d'une pensée. Ainsi, lors d'un
d»ner de famille, les anecdotes d'un membre servent-elles vraiment
à communiquer une information sur quelque chose ou le but n'est-il pas
d'affirmer et de confirmer le statut
53 Nous ne reviendrons pas sur les théories
développées dans la première partie, mais nous
rappellerons que certaines spéculations théoriques envisagent que
le langage a pour origine cette création de contact social. Voir
notamment Gardiner (1989:7)
social familial dans lequel sont engagés les
interlocuteurs ? Lorsqu'une épouse rentre chez elle et raconte sa
journée à son mari, cherche-t-elle vraiment à ce que
celui-ci trouve de l'intérêt dans ces informations sur des
personnes qu'il ne conna»t pas ou l'intérêt de chacun se
porte-t-il dans une confirmation de la relation sentimentale qui existe entre
les deux ? Nous pourrions trouver nombreux autres exemples comme ceux-ci et
dans chacun nous dirions que la production communicationnelle para»t non
pertinente si nous n'envisageons pas que l'équilibre puisse se faire au
niveau méta-communicationnel. En d'autres termes, si nous devions
considérer la communication uniquement au sens strict, i.e. à son
premier niveau, ce type de jeu serait créateur de Ç non
informationÈ, en ce sens que ces communications sont non pertinentes si
nous ne considérons que le niveau informationnel de la communication.
Il existe une seconde configuration dans laquelle ce jeu
métacommunicationnel est utilisé comme processus de
création d'un déséquilibre de premier niveau pour
engendrer un mécanisme d'équilibrage de second niveau. Comme nous
l'avons vu dans l'introduction, il est impossible de ne pas communiquer. Que
reste-t-il donc à un interlocuteur qui ne souhaite pas s'engager dans la
relation nécessairement sous-tendue par une interaction ?
Watzlawick (1972) développe trois issues possibles
à une situation dans laquelle un interlocuteur A souhaite interagir
alors que l'autre B ne le souhaite pas. La première solution pour B est
le Ç rejet È de la communication, c'est-à-dire la
signification explicite de ce refus, ce qui est une solution contraire aux
normes de bienséance, et qui engagerait malgré tout les
interlocuteurs dans une forme de relation car rejeter explicitement la
communication revient à communiquer, le rejet de l'interaction est donc
la création d'une forme d'interaction. La seconde solution est
d'accepter la communication, de se résigner à interagir, ce qui
pourra créer chez l'interlocuteur s'y résignant un sentiment de
regret et/ou de faiblesse. La dernière solution, et c'est celle qui nous
intéresse plus particulièrement ici, est Ç d'annuler
È la communication, une situation dans laquelle Ç la
manière de communiquer frappe de nullité sa propre communication
ou celle de l'autre. L'annulation recouvre toute une gamme de communications :
contradictions, incohérences, ou bien changer
brusquement de sujet, prendre la tangente, ou bien phrases
inachevées, malentendus, obscurité du style ou maniérisme
du discours, interprétations littérales de la métaphore et
interprétation métaphorique de remarques littérales, etc.
È (1972:75) Cette situation est intéressante pour notre propos,
car elle correspond à une situation dans laquelle l'interlocuteur veut
créer un déséquilibre qui sera impossible à
équilibrer d'un point de vue communicationnel : c'est d'un point de vue
méta-communicationnel que ce type d'échange trouvera son
équilibre et donc sa pertinence. En d'autres termes, l'interlocuteur
utilisant ce processus crée volontairement du jeu en tant
qu'asymétrie d'informations, afin que ses formes de communication ne
soient pas pertinentes pour l'Autre, en créant une forme de
communication dont Ç le résultat à toutes les chances
d'être un pur et simple charabia È (ibid,77), c'est-à-dire
des productions dans lesquelles l'Autre n'arrive pas à donner de sens
d'un point de vue informationnel. Ainsi, en créant un
déséquilibre, l'interlocuteur B fait passer le processus
d'équilibrage à niveau métacommunicationnel, niveau dans
lequel les productions de celui qui annule la communication seront pertinentes
car elles communiqueront sur la communication, et plus particulièrement
sur le souhait du premier de ne pas être dans cette situation
communicationnelle.
Ainsi, dans ce type de communications, l'interlocuteur,
prisonnier d'une situation communicative de laquelle il ne peut
s'échapper, cherche à annuler la conversation en frappant sa
communication de nullité significative, un interlocuteur produit et ne
sous-tend pas la communication d'un sens, c'est-à-dire que ces signes
sont non pertinents au niveau communicationnel et à dessein sources d'un
déséquilibre qui sera équilibré une fois que
l'Autre trouvera le sens, et donc l'équilibre par pertinence, au niveau
méta-communicationnel.
|