C.1.3. L'emprisonnement fractal de la
régularité
Avant de venir à ce qui fait le caractère
fractal du système communicationnel, nous allons dans un premier temps
définir ce qu'est une fractale. Concept développé par
Mandelbrot (1989), une fractale est une figure géométrique qui
change selon l'échelle depuis laquelle on la considère. Imaginons
un instant que l'on cherche à savoir quelle est la longueur du contour
de la France. D'un point de vue macroscopique, la France est un hexagone et
donc possède une certaine longueur si l'on considère ses contours
à cette échelle. Si l'on se rapproche un peu, la France aura un
contour plus complexe, ce qui modifiera les mesures premières. Si l'on
continue de se rapprocher et qu'on imagine une mesure faite par un compas d'un
mètre, le contour se fera encore plus complexe et la longueur sera plus
longue, phénomène qui se reproduira si l'on prend un compas de
cinquante centimètres, et à l'inverse si l'on s'imagine regarder
la France depuis des milliers de kilomètres dans l'espace, la France ne
sera qu'un point48. Pour résumer, une figure fractale est une
figure dont la nature dépend de l'échelle d'observation
envisagée et dont le motif global dépend des sous-motifs qui la
constitue.
C'est ainsi que nous devons considérer le
système communicationnel, comme un méta-système comprenant
des sous-systèmes, eux-même comprenant d'autres
sous-systèmes, la norme étant un méta-motif tiré
d'une certaine régularité dans un ensemble de sous-motifs, et
dont la nature dépend de l'échelle d'observation choisie. Ainsi,
la régularité macroscopique en tant que norme de communication se
compose en fonction d'un ensemble de situations communicationnelles,
elles-mêmes composées d'un sous-ensembles d'interactions,
composées d'un ensemble d'individus, communiquant au travers d'ensembles
de signes, eux-mêmes composés d'ensembles de mouvements unitaires,
etc. Ainsi née la forme macroscopique du
48 Cet exemple est repris et adapté depuis Mandelbrot
(1989:20-42) et (1983:6) : Ç s'il s'agit d'une côte, raccourcir la
toise fait qu'on tient compte de "caps" et de "baies" de plus en plus infimes,
et que la longueur mesurée augmente È et Gleick (1989:142) :
Ç l'estimation de la longueur de la côte anglaise par un
observateur à bord d'un satellite sera inférieure à celle
d'un observateur parcourant ses criques et ses plages, qui, à son tour,
trouvera un résultat inférieur à celui d'un escargot
escaladant tous les galets. È
système considérée comme norme, motif
d'ensemble créé par l'itération de sous-motifs.
De fait, la nature du système communicationnel est
fractale. Cette nature fractale crée un mouvement paradoxal au sein du
système : alors que l'interlocuteur est créateur de la
régularité, il lui est impossible, à son niveau
microscopique, d'affecter le mouvement général du système,
en d'autres termes, la dynamique générale du système en
tant que norme est créée par les interlocuteurs mais il leur est
impossible de la contrôler. Comme le dit Von Foester (2006) :
Ç Les individus sont liés les uns aux autres
d'une part, ils sont liés à la totalité d'autre part. Les
liens entre les individus peuvent être plus ou moins "rigides", le terme
technique que j'emploie est "triviaux". Plus ils sont triviaux, moins, par
définition, la connaissance des comportements de l'un d'eux apporte
d'information à l'observateur qui conna»t déjà les
comportements des autres. Je conjecture la relation suivante : plus les
relations interindividuelles sont triviales, plus le comportement de la
totalité appara»tra aux éléments individuels qui la
composent comme doté d'une dynamique propre qui échappe à
leur ma»trise. Je conçois que cette conjecture présente
un aspect paradoxal, mais il faut bien comprendre qu'elle n'a de sens que parce
que l'on prend ici le point de vue, intérieur au système, des
éléments sur la totalité. Pour un observateur
extérieur au système, il va de soi que la trivialité des
relations entre éléments est au contraire propice à une
ma»trise conceptuelle, sous forme de modélisation. Lorsque les
individus sont trivialement couplés (du fait de comportements
mimétiques par exemple) la dynamique du système est
prévisible, mais les individus se sentent impuissants à en
orienter ou réorienter la course, alors même que le comportement
d'ensemble continue de n'être que la composition des réactions
individuelles à la prévision de ce même comportement. Le
tout semble s'autonomiser par rapport à ses conditions
d'émergence et son évolution se figer en
destin.È (nous soulignons).
De ce fait, les interlocuteurs se trouvent prisonniers de
règles du jeu qu'ils créent et entretiennent, sans pouvoir en
retour contrôler la dynamique de ces règles macroscopiques qui
Ç opèrent comme un code qui conditionne les comportements des
joueurs et façonnent les recommandations de la théorie des jeux.
Le code ainsi tiré des règles du jeu est le résultat de
leur interprétation par les joueurs. È (Schmidt, 2007:65) Toute
dynamique individuelle, ou toute situation de jeu49, ne pourra se
faire qu'en fonction et relativement aux règles du jeu, et toute
création ne pourra se faire que relativement à une norme, en
d'autres termes Ç la langue est en même temps en variation par
rapport à des codes établis et génératrice de
nouveaux codes È (Fortin, 2007:111), cette génération de
nouveaux codes, de nouvelles règles étant insaisissable du point
de vue de l'interlocuteur.
49 Nous verrons ces deux formes de jeu dans la deuxième et
troisième partie de ce chapitre.
Considérer la communication comme système
fractal permet d'expliquer deux points théoriques, l'un linguistique et
l'autre propre à la théorie des jeux.
Le premier point sur lequel la conception fractale du
système permet de revenir est la conception initiée par Saussure
(1916) d'une dissociation possible entre synchronique et diachronique, le
premier étant Ç ce qui se rapporte à l'aspect statique,
(...) prim(ant) sur l'autre, puisque pour la masse parlante il est la vraie et
seule réalité È (Saussure,1995:117&128), le
diachronique étant négligeable pour le sujet parlant, car pour
lui Ç la succession (des faits de langue) est inexistante, il est devant
un état. È (ibid:117) Ainsi la langue semble-t-elle
évoluer sans que ses utilisateurs ne puissent en saisir
l'évolution. Cependant, cette stabilité apparente est illusoire.
Comme nous l'avons vu le système est dynamique et donc en
perpétuel mouvement de renouvellement par auto-production. L'apparence
de stabilité est due à la nature fractale du système qui
engendre l'impossibilité pour l'interlocuteur de contrôler le
mouvement global du système. En d'autres termes, le changement durable
sur le long terme à l'intérieur du système ne se fait que
par une infinité de manifestations microscopiques perçues comme
insignifiantes, la forme fractale générale macroscopique ne
semblant pas être affectée par les changements microscopiques des
sous-motifs. Pour reprendre l'image de la mesure des contours de la France, un
changement microscopique comme la modification d'un cap ou d'une baie ne
changera pas la dimension d'une mesure macroscopique, ce qui laisse une
impression de statisme de la forme générale. Pourtant, si les
contours de la France devenaient système dynamique en mouvement constant
comme l'est la communication, c'est-à-dire si quelqu'un entreprenait de
changer tous les jours les caps et les baies, la forme générale
de la France donnerait toujours l'impression d'être statique à un
temps T, alors que le changement serait visible entre un temps T et un temps
infiniment supérieur à T. Le mouvement est le même pour les
règles du jeu en communication. De ce fait, la distinction entre
diachronique et synchronique n'est pas pertinente car aucun état
statique n'existe, le système est en continuel mouvement et
renouvèlement, le statisme apparent n'est que l'illusion de l'impossible
contrôle de la dynamique macroscopique du système fractal.
Cette forme fractale du système nous donne
également l'explication du postulat en théorie des jeux partant
des règles pour expliquer le comportement des joueurs, que nous avons
déjà abordé dans la partie précédente.
Ainsi, selon cette
conception, ce sont les règles qui expliquent le
comportement des joueurs. Les joueurs sont donc impuissants face à la
dynamique des règles, puisque créer une nouvelle règle
ponctuelle n'affecterait pas la norme macroscopique. Les interlocuteurs se
retrouvent ainsi prisonniers de, pour reprendre l'expression de Sapir, Ç
ce code, secret et compliqué, écrit nulle part, connu de
personne, entendu par tous. È (1967:46 cité dans Winkin,2000:64)
C'est pourquoi l'interlocuteur communique en répétant des
expériences apprises qui lui apparaissent comme règles et qui lui
semblent imposées, puisque s'il veut communiquer il ne peut
échapper à ces règles, et pourtant, ce sont ces
manifestations individuelles de communication, combinées à celles
de tous les interlocuteurs partageant la même norme, qui créent et
perpétuent ces règles qui lui semblent imposées.
Nous avons vu dans cette première partie ce qu'il
convenait d'appeler un équilibre, et en quoi cet équilibre
était créateur de régularité d'un point de vue
fractal. Cependant, cet équilibre n'est pas atteint continuellement, au
contraire, le déséquilibre est présent et le
système évolue au niveau macroscopique par paliers
d'équilibre en équilibre, passant par des phases de
déséquilibre durant lesquelles les interlocuteurs entreprennent
un processus d'équilibrage. Ce mouvement entre équilibre et
déséquilibre est un processus qui crée deux
nouvelles50 formes de jeux : le jeu en tant que production
volontaire de déséquilibre dans le but d'engendrer un processus
d'équilibrage méta-communicationnel qui sera créatif, et
le jeu en tant que déséquilibre involontaire, source
d'incompréhension et auquel le processus d'équilibrage viendra
remédier51.
50 Nouvelles car non considérées dans la
Théorie des Jeux
51 L'anglais possède deux mots distincts pour
séparer ces deux types de jeux : game et looseness.
|