C.1.2. La régularité
Malgré des configurations toujours renouvelées
et uniques de communications, il est indéniable qu' Ç en
dépit d'expériences linguistiques différentes, les enfants
élevés dans une même communauté finissent par
utiliser des grammaires très semblables. È
(Sperber&Wilson,1989:30) Ainsi, malgré le trouble de
l'imprédictibilité présent dans l'expérience
ponctuelle et microscopique d'une séquence de communication, une
certaine régularité émerge au niveau macroscopique. Cette
régularité est nécessaire à la
pérennité et à l'efficacité du système
communicationnel. Si le système ne présentait pas une certaine
récurrence, il serait impossible à l'ensemble des utilisateurs du
système de l'utiliser de façon optimale. En d'autres termes, il
est indispensable que les interlocuteurs utilisant un même système
de communication partagent une certaine norme afin de pouvoir communiquer, dans
le cas contraire la communication ne serait qu'un amoncèlement hasardeux
de signes aléatoirement produits possédant une certaine
probabilité (quasi-nulle) de pertinence. Sans normes, l'atteinte d'un
équilibre ponctuel ne pourrait être appris et ne permettrait pas
l'utilisation future d'un sens pertinent afin de faire face à des
situations communicationnelles nouvelles, avec le même interlocuteur
et/ou avec les autres interlocuteurs utilisant la même norme.
La régularité du langage est un jeu particulier.
Dans notre conception de la communication, ce ne sont pas les règles qui
font le jeu, mais le jeu qui fait les règles. C'est par habitude qu'un
signe devient sens, qu'un sens devient régularité, et par
régularité qu'il devient règle, et non pas l'inverse. La
régularité dans le langage existe bien avant la
norme46, puisque c'est la norme qui décrit ces
régularités, elle ne les impose pas. La transformation
diachronique de l'utilisation d'un signe ne se fait pas par imposition d'une
règle, mais bien par utilisation et habitude, un signe ne se
créant ou ne disparaissant pas du système par décret mais
bien par usage, devenant désuet non pas parce qu'une règle en
décide, mais bien parce que son usage dispara»t.
46 Notre conception considère normes et règles
comme synonymes.
C'est pourquoi la conception que nous faisons de la
théorie des jeux se doit d'être précisée. En effet,
selon la conception canonique de la théorie des jeux, notamment celle
développée par Von Neumann, les joueurs sont envisagés
comme de simples Ç supports rationnels È pour l'étude du
déroulement de règles logiques. Un programme différent,
développé par Borel, prend l'optique inverse en partant de
l'étude du comportement des joueurs. En d'autres termes, cette seconde
conception part du comportement des joueurs pour définir les
règles et non pas des règles pour définir le comportement
des joueurs. Les règles ne sont plus dictées, au contraire
Ç les joueurs transforment les données dont ils disposent sur le
jeu pour construire un monde mental de ce jeu. È (Schmidt,2007:61) En
effet, les règles du jeu communicationnel ne sont pas dictées,
elles sont une construction normative basée sur la
régularité macroscopique de la fréquence d'usage d'un sens
au niveau de la globalité du système. C'est cette conception que
nous suivrons47.
Ainsi, le jeu en tant que règle renvoie à une
représentation macroscopique de l'ensemble des situations
d'équilibre de Nash, c'est-à-dire l'ensemble des patterns
pertinents qui existent dans la mémoire du méta-système
communicationnel. En effet, comme nous l'avons vu, les interlocuteurs ont tout
intérêt à éviter des situations d'erreurs, et donc
à apprendre et répéter des situations d'équilibres,
c'est-à-dire des situations ponctuelles de pertinence optimale ayant
permis un accord sur un sens, c'est ainsi que Ç les joueurs se trouvent
amenés à construire leurs règles sur la base de quelques
principes communément admis. È (Schmidt,2005:177)
Nous avons vu que le jeu communicationnel était un jeu
évolutionnaire, à savoir un jeu dans lequel les joueurs adaptent
leur comportement en fonction de la connaissance qu'ils ont de l'histoire du
jeu, ce comportement permettant de déduire des situations passées
celles qui seront les plus avantageuses. De ce fait, en communication, les
interlocuteurs peuvent tirer au moment T des conclusions tirées de leurs
expériences historiques de communication afin de pouvoir
sélectionner le comportement ponctuel qui sera le plus adéquat
pour tirer un maximum de gain de la situation actuelle. Ainsi, il ne leur est
pas avantageux de se représenter les situations de
déséquilibre au niveau macroscopique de la
régularité, mais au contraire, pour
47 Pour un développement plus approfondi de la
différence entre ces deux conceptions, voir Schmidt, 2007
une pertinence présente optimale, les utilisateurs du
système, sur le long terme, ne considèrent comme constitutifs du
système, et donc comme régularité, que les utilisations de
sens effectivement pertinents, au détriment des sens non pertinents
entrainant une situation de déséquilibre. Pour résumer
cette idée, comme le dit Kawamoto (2011:351-352) :
Ç Parmi tous les éléments produits, c'est
seulement les éléments participant heureusement à
l'avancement de l'opération du système qui deviendront
éléments constitutifs de ce dernier. Les frontières de
l'ensemble des éléments constitutifs d'un système se
détermineront donc uniquement en fonction du maintien de
l'opération, de sorte que l'étendue de cet ensemble varie de
façon continue, d'autant que les éléments produits par le
système ne correspondent pas automatiquement à ceux qui
participent à l'opération de ce dernier. È
Ainsi, la régularité est un
méta-système représentant la tendance, la fréquence
macroscopique du sens des signes, ce que l'on appelle Ç l'attracteur
étrange È dans l'étude des systèmes dynamiques
non-linéaires. Un attracteur étrange est une forme, une tendance
vers laquelle un système dynamique tend, sans jamais l'épouser,
c'est une Ç trajectoire vers laquelle toutes les autres convergent (...)
sans jamais vraiment se joindre, sans jamais s'intersecter. È
(Gleick,1989:204&220) C'est de cette façon que se comporte la
régularité du système communicationnel. La norme
régulière d'un signe est l'attracteur étrange de ce signe,
c'est-à-dire la tendance du comportement d'usage vers lequel tend
l'ensemble des utilisations de ce signe, à différents niveaux
dans le méta-système communicationnel. Dans notre conception, la
règle devient méta-motif fractal n'existant que par
itérations de sous-motifs, c'est-à-dire qu'une forme
générale régulière fractale émerge de
l'itération de manifestations microscopiques turbulentes et
imprédictibles. Nous allons voir dans la partie suivante ce qui
caractérise cette nature fractale du système communicationnel, et
son impact sur l'approche du système.
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