C.3.3. Le jeu émotionnel et pathologique
Nous venons de voir comment les émotions pouvaient
être source de jeu interférant dans une communication comprenant
au moins un interlocuteur mentant. Nous allons ensuite voir dans cette partie
en quoi les émotions peuvent être source de jeux
interférants sans qu'entre en ligne de compte d'interlocuteurs
mentant.
Nous allons d'abord voir les troubles simples, les jeux
interférants courants, qu'engendrent les émotions ressenties par
les interlocuteurs : il existe pour chaque situation un arrière-plan
émotionnel, les émotions étant indispensables à
notre survie et nous guidant dans nos relations sociales, dans la grande
majorité des cas de façon adéquate. Cependant, certaines
configurations émotionnelles amènent les interlocuteurs à
se trouver dans des situations de jeux interférants, les émotions
pouvant potentiellement venir troubler la communication si elles sont
ressenties d'une manière trop intense. Ces cas extrêmes sont des
situations dans lesquelles les émotions sont si présentes
qu'elles troublent le processus communicationnel. Ce jeu peut prendre deux
formes, une liée à la production et l'autre à la
compréhension. La première forme de jeu interférant
lié aux émotions est l'apparition d'un jeu interférant
émotionnellement avec la production. Dans ces cas particulier,
l'émotion est si présente au sein du système cognitif de
l'interlocuteur qu'il ne peut que produire des signes se rapportant à
cette émotion et est incapable de produire des signes autres de
façon cohérente. Comme le dit Yaguello (1981,137) Ç un
locuteur émotionnellement perturbé peut perdre
momentanément l'usage de la parole ou produire un discours
incohérent, agrammatical. È On retrouve par exemple ce type de
jeux lorsqu'un interlocuteur apprend une nouvelle oü la surprise est telle
qu'il ne peut plus communiquer, oü cela le Ç laisse sans voix
È, ou lorsque qu'un interlocuteur est Ç pétrifié de
peur È. La seconde forme de jeu produite par les émotions sont
les situations oü ces dernières mettent l'interlocuteur dans un
Ç état réfractaire È durant lequel il ne pourra que
comprendre et inférer des sens qui confirmeront l'émotion
qu'il
est en train de ressentir69. Ces situations
engendrent un trouble de l'attention sélective, puisqu'un locuteur dans
cette situation ne sélectionnera que des stimuli qui confirmeront ses
émotions, il y aura donc une création de stimuli effectifs
biaisées.
Ce jeu interférant, lié à un contexte
particulier, reste un trouble relativement mineur et normal70. Ces
périodes de jeu sont de courte durée et, bien que plus difficile
qu'en jeu conversationnel, l'autorégulation est possible.
Il existe ensuite une dernière situation de jeu
interférant, plus grave et donc que nous ne pouvons plus
considérer comme simple ou mineure, et qui est liée à des
troubles pathologiques en rapport avec la communication.
Prenons dans un premier temps les troubles pathologiques de
type parano ·aque. Le fonctionnement communicationnel de cette
pathologie est un fonctionnement de type de l'état réfractaire,
mais à l'inverse du trouble émotionnel ponctuel, cet état
réfractaire de communication est généralisé,
l'affect des émotions sur l'attention engendrant un cercle
vicieux71. Ainsi l'interlocuteur atteint de ce trouble a un mode de
fonctionnement suivant lequel tout signe est compris selon un pattern
précis et défini. Comme le dit Winkin (2000:140-141) :
Ç Celui qui croit que tout le monde est son ennemi
émettra des messages et agira significativement en fonction de sa
prémisse. Il affrontera le monde d'une manière qui poussera ce
même monde à confirmer sa conviction. Or, il a acquis cette
conviction en premier lieu sous l'effet cumulé des contextes
d'apprentissage qui constituaient antérieurement son flux
communicationnel avec certaines personnes. È
Ë l'inverse d'un trouble lié à une
émotion ponctuelle, et autorisant un réajustement, le
parano ·aque se trouve dans un contexte général qui
suivra continuellement le même pattern : le système a du jeu en ce
sens que l'interlocuteur parano ·aque suit continuellement le
même schéma, ne cherchant pas à s'accorder
69 Ekman (2003a:39) : Ç For a while we are in a
refractory state, during which time our thinking cannot incorporate information
that does not fit, maintain or justify the emotion we are feeling. (...) When
we are gripped by an inappropriate emotion, we interpret what is happening in a
way which fits with how we are feeling and ignore our knowledge that doesn't
fit.È
70 Rusinek (2004:23) Ç L'émotion est une forme
d'alerte pour l'organisme, il est logique de croire qu'elle va focaliser une
grande partie des processus cognitifs d'un individu vers la cause de cette
alerte. È
71 Ibid (25) : Ç Si je suis triste et que je fais plus
attention aux informations négatives de mon environnement, je serais
certainement de plus en plus triste car plus rien de joyeux ne me viendra
à l'esprit. È C'est ce fonctionnement que nous retrouvons chez le
parano ·aque : plus l'interlocuteur a peur et plus il se concentrera
sur des stimuli confirmant sa peur, et ainsi de suite dans un cercle vicieux
pathologique.
avec son interlocuteur, quelle que soit la production de ce
dernier. Ce type de maladie empêche le malade de faire preuve d'une
économie cognitive adéquate : dans chaque situation, il
inférera des sens qui n'ont pas lieu d'être inférés,
en effet, Ç le parano ·aque, dans sa quête minutieuse du
sens, va souvent jusqu'à faire passer au crible des
phénomènes totalement secondaires et sans rapport entre eux.
È (Watzlawick,1972:247)
Le jeu interférant peut avoir des conséquences
pathologiques lorsqu'il est répété et donc influant sur
l'apprentissage. Comme le souligne Watzlawick (ibid:47) Ç (à
cause) du malentendu, étant donné certaines
propriétés formelles de la communication, (..) peuvent
s'installer les troubles pathologiques qui y sont liés,
indépendamment, et même en dépit, des motivations ou
intentions des partenaires. È La schizophrénie, tout comme la
parano ·a, fait partie des maladies pathologiques ayant pour source ces
jeux interférants répétés de manière
à influer sur le processus d'apprentissage. Un interlocuteur
schizophrène possède une conception du sens72 qui est
biaisée, c'est-à-dire que le processus d'apprentissage du sens
s'est trouvé continuellement ponctué de situation de jeux
interférants en tant que malentendus, si bien que l'interlocuteur n'a
pas appris à traiter et à classer les stimuli de façon
correcte, et à un certain stade le locuteur n'est plus capable de faire
ces distinctions : s'en suit une incapacité à distinguer
communication et méta-communication, pensée et souvenirs,
rêve et réalité, désir et capacité, etc.,
c'est-à-dire que l'interlocuteur schizophrène possède
Ç des troubles profonds de la perception (...) de la
réalité, dans la formation de concepts, dans les affects, et par
suite dans tout le comportement. È (Watzlawik,1972,279)
L'exemple de ce type de jeu interférant est ce que
Bateson, et à sa suite l'école de Palo Alto appelle la Ç
double contrainte È. Cette conception renvoie aux situations
d'apprentissage dans lesquelles un individu est puni s'il comprend correctement
et puni s'il ne comprend pas correctement. Ce type de communication Ç
affirme quelque chose, affirme quelque chose sur sa propre affirmation, (et)
ces deux affirmations s'excluent. Si le message est une injonction, il faut lui
désobéir pour lui obéir ; s'il s'agit d'une
définition de soi ou d'autrui, la personne définie par le message
n'est telle que si elle ne l'est pas, et ne l'est pas si elle l'est. Le sens
du
72 Dans une conception générale, en tant que
l'ensemble des sens.
message est donc indécidable. È
(Watzlawik,1972:213) En d'autres termes, l'interlocuteur communique mais en
même temps méta-communique en contredisant ce qui est
communiqué, l'interlocuteur produit un malentendu qui entra»nera
l'autre à ne pas pouvoir définir le sens sans créer un
paradoxe dans sa définition. Quand ce sens paradoxal recouvre des
situations d'apprentissage qui sont vitales pour l'interlocuteur, le
résultat en est potentiellement pathologique.
Par exemple, imaginons un parent qui n'aimerait pas son
enfant, mais n'accepterait pas ce sentiment. L'enfant se trouverait puni si il
reconna»t que son parent ne l'aime pas, puisque son parent refuse cette
propre définition de la relation. Ë l'inverse, ne pas le
reconna»tre contredirait son interprétation de la
réalité, ce qui serait une première manifestation de
punition, et dans un second temps il irait chercher l'affection de son parent
qu'il ne pourrait pas trouver. Dans cette situation, qui est une situation
d'apprentissage, le parent est en position d'autorité sur l'enfant et la
relation qui les caractérise est fondamentale pour les deux, et plus
particulièrement pour l'enfant. Ainsi, l'enfant est dans une situation
oü l'apprentissage se fait par jeux interférants,
c'est-à-dire qu'il ne sait pas s'il doit faire confiance à ses
interprétations internes, ses compréhensions, ou à la
figure d'autorité que représente son parent.
Le symptôme que représente le non-sens
schizophrénien est une solution d'échappatoire à ces
situations intenables. En effet, l'enfant ne peut communiquer sans être
puni, or il lui est impossible de ne pas communiquer. Ainsi, s'il veut
échapper à ces situations, la production d'un certain non-sens,
d'un certain jeu métacommunicationnel73 devient l'unique
échappatoire.
73 Dans le sens que nous avons développé
précédemment, c'est-à-dire que la communication n'a pas de
pertinence d'un point de vue communicationnel, cette pertinence est
méta-communicationnel.
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