A.1.3. L'approche pragmatique
La conception pragmatique de la linguistique (terme
utilisé pour la première fois par Morris (1938), la
définissant comme l'étude de Ç la relation du
signe14 à ses interprétants È), s'oriente dans
une direction totalement opposée. Comme le résume Blanchet
(1995:9), la question que se posent les chercheurs en linguistique pragmatique
est : Ç comment le langage (...) produit de la signification,
c'est-à-dire des effets, dans le contexte communicatif de son
utilisation par les locuteurs. È C'est la conception qui sera suivie
dans notre travail.
Malgré son opposition théorique, il serait
incorrect de dire que la pragmatique s'est développée en
réaction à la linguistique du code. En effet, les linguistes de
cette école de pensée exposent leurs idées depuis la
même période, Ç en même temps, mais avec un
développement retardé. È (Eluerd,1985:31) Nous pouvons
regrouper dans cette approche des théoriciens tels que Pierce (1958),
Wittgenstein (1921) ou Gardiner (1932)15, et à leur suite
Morris (1938), Ducrot (1980), Austin (1962) ou encore Searle (1972), cette
liste étant bien sUr loin d'être exhaustive. Les prémisses
de ces études se situent dans une non-acceptation de la dichotomie
langue/parole, qui imposait une supériorité hiérarchique
de la langue sur la parole, excluant de ce fait le langage ordinaire, le
contexte mondain, ainsi que le sujet parlant ordinaire. Cette opposition
théorique n'invite pas à défaire la hiérarchie et
à la renverser, mais plutôt à la prendre comme non
pertinente dans l'étude de la communication de par son décrochage
théorique de la réalité empirique. Plutôt que de
postuler la base de l'étude de la communication sur l'étude d'une
langue-code parfaite et idéale, utilisée comme
intermédiaire entre deux sujets parlants idéaux, cette approche
pose ses fondations dans l'étude des actes de langage ordinaires,
utilisés en contextes réels par des sujets parlants
ordinaires.
14 Nous rappelons que l'usage que nous faisons du terme
Ç signe È est à prendre au sens large, c'està-dire
en tant que manifestation sémiotique d'un ou plusieurs signes.
15 Égyptologue de formation, à l'influence
sous-jacente sur le développement de la pragmatique, son ouvrage The
Theory of Speech and Language fUt publié à Oxford en 1932.
Il y développe une analyse des Ç actes de langage ordinaires
È, à contrecourant des théories de l'époque. Nous
pouvons considérer a posteriori son ouvrage comme pionnier dans
l'analyse linguistique pragmatique. L'ouvrage que nous utiliserons et citerons
ici est l'ouvrage traduit et introduit par Douay, publié en 1989 aux
Presses Universitaires de Lille
Comme nous venons de le dire, la linguistique pragmatique, au
travers d'une critique de l'artificialité des théories et des
exemples canoniques de la linguistique Ç classique È, pose ses
fondations dans l'étude du langage ordinaire. Cette prise de position en
faveur du langage ordinaire suppose des fondations théoriques aux
antipodes de celles de la théorie du code, notamment en ce qui concerne
l'obtention du sens. Puisqu'elle impose une relation stricte dans le signe
entre le signifiant (matière acoustique) et le signifié
(concept), la théorie du code impose l'obtention du sens à
travers le signe aux seules conditions que l'énoncé soit
grammaticalement correct, ainsi que possiblement réfutable ou
confirmable, le sens reposant donc sur la vériconditionnalité de
l'énoncé. Le rejet de la centralité de la
vériconditionnalité est fondamentale à la pragmatique, et
se retrouve notamment dans la Théorie des actes de langage,
développée dans un premier temps par Austin (1962), et à
sa suite par Searle (1972). Nous pouvons retrouver dans cette théorie
l'opposition entre les actes à valeur descriptive, qui eux
sous-tendraient une idée théorique de
vériconditionnalité, et les actes à valeur performative,
qui eux ne sous-tendraient pas cette idée : ces derniers sont des
manifestations sémiotiques qui, par leur énonciation,
accomplissent un acte. Ils ne sont ni vrais, ni faux et ne décrivent
rien, ils existent uniquement au travers de l'accomplissement performatif par
le sujet parlant. Ce point de vue sur les conditions de vérité
est également réfuté par Ducrot qui, parmi d'autres,
affirme que Ç ce dont parle le locuteur existe réellement ou non
ne change rien au fait qu'il en parle et qu'en parlant, il fait comme si cette
existence allait de soi. È (Eluerd,1991:103) Cette affirmation admet
donc que le sens d'une proposition ne se trouve pas dans ses valeurs de
vérité mais dans l'usage qui en est fait, dans l'habitude que cet
usage crée. Ainsi, Ç une expression du langage n'a de sens que
dans la mesure oü nous pouvons en faire un certain usage. È
(ibid:144) Le sens à travers l'usage n'exclut bien sUr pas l'importance
de la vérité dans la langue, mais cette vérité
n'est pas obtenue par une vérité immanente dans la relation
signifiant/signifié, mais par l'usage qui est fait d'une forme
sémiotique, par le jeu de langage au travers duquel le signe existe dans
le langage ordinaire. Comme le dit Gardiner (1989:257) Ç le discours
fait référence à des choses réelles et imaginaires
avec une stricte impartialité. È Ce qui légitime
l'existence discursive d'un signe est son acceptation mutuelle d'existence
à l'intérieur du discours, non pas les conditions de
vérité auxquelles il satisferait.
Cette légitimation du sens par l'usage plutôt que
par une justification logique est très importante. En effet, la
linguistique pragmatique ne s'intéresse pas aux conditions de
vérité d'un signe comme renfermant Ç le È sens :
dans l'optique pragmatique, ce sens est obtenu à travers l'usage qui est
fait au sein de la communauté linguistique par les usagers du langage
dont il est question. Cette idée est très importante pour notre
développement lorsque nous aborderons l'étude des jeux de langage
: les jeux de langage ne trouvent pas leur sens (ou leur non-sens) à
l'intérieur de la confrontation des conditions de vérité
du signe, mais dans une confrontation de l'usage, de l'habitude qui existe de
ce signe. Lorsqu'un locuteur se trouve face à un signe qui lui parait ne
pas faire sens, ce n'est pas parce qu'il ne parvient pas à obtenir le
raisonnement logique et/ou vériconditionnel qui sous-tend cette
séquence particulière, mais bien parce qu'il n'arrive pas
à faire converger le signe reçu avec une habitude, un usage de ce
signe.
Pour reprendre l'analogie sportive, l'approche pragmatique
prend le contrepied de ce qu'était la théorie du code. La
pragmatique vient pour analyser non pas le déroulement d'un match
idéal entre deux joueurs idéaux mais le déroulement d'un
match effectif, c'est-à-dire non pas l'analyse des coups qui suivraient
des codes de jeux, idéalisant les mouvements des joueurs en les
définissant selon leur vérité ou non, mais l'analyse des
coups qui existent dans le déroulement réel d'un match, et donc
l'analyse des actes durant le match, légitimés en tant que coup
par leur existence, et non pas par leur concordance effective ou non à
un code qui préexisterait au jeu, ou par leur déroulement
idéal.
Ainsi, la langue-code, parfaite et idéale, outils
hypothétiquement adéquat à l'étude linguistique, se
légitimerait par une capacité à faire face aux
prétendues imperfections du langage ordinaire. Cependant, ce langage
ordinaire n'est-il pas celui qui est parfait, et le langage idéal
porteur d'imperfection, puisque c'est ce même langage parlé
ordinaire qui a survécu et s'est adapté tout au long de
l'évolution humaine, ayant permis à l'homme de faire face aux
innombrables situations de la vie quotidienne et de se développer
intellectuellement ? N'est-ce donc pas, si l'on suit cette idée, la
langue-code idéale que nous devrions considérer comme imparfaite,
puisque incapable d'envisager une utilisation empirique ? Nous envisageons que
cela est le cas, et la suite continuera d'aller dans ce sens.
A.2. La pragmatique et la pertinence
Ç It is not what you said that matters but the
manner in which you said it. È William Carlos William.
Note : alors qu'il s'agissait d'un déroulement et
un renversement de point de vue théorique dans la partie A.1, nous
donnerons ici non pas un changement, mais un afÞnement de la
théorie pragmatique. Dans la derniOre partie, nous développerons
notre propre modOle.
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