Internet a fait évoluer les esprits des professionnels
du livre jeunesse. Les éditeurs ont compris et accepté
l'intérêt des sites et des réseaux sociaux pour la
promotion de leurs ouvrages. Nous avons vu que le principe majeur est
l'interaction. Les internautes-lecteurs s'expriment et alimentent les
communautés. Les internautes sont donc des consommateurs car ils ne sont
pas passifs face à l'information. S'ils aident à la promotion des
livres qu'ils ont aimé, les internautes prennent aujourd'hui encore plus
de pouvoir, jusqu'à intervenir dans la création même d'un
livre. << A book is a place where readers - and sometimes authors,
congregate >>114(«Un livre est un lieu oil les
lecteurs - et parfois les auteurs se réunissent»), explique
Bob Stein, Directeur de l'Institute for the future of books, au Tool of Change
for Publishing en 2009. Les jeunes, difficiles à satisfaire ? Pourquoi
ne pas les laisser faire?
C'est en parcourant les sites anglo-saxons, Spinebreakers
et Inkpop, que l'on prend réellement conscience de ce
phénomène. En effet, le concept de Spinebreakers repose
intégralement sur la création. << Be Creative
>> est-il écrit sur la page d'accueil. Car sur ce site
l'adolescent et l'amateur sont rois. S'ils peuvent laisser des commentaires,
ils sont aussi sollicités par l'éditeur pour la création
d'illustrations de maquettes, pour le choix de titres, pour la création
de bandes-annonces officielles de livres etc. Les tests de couvertures
auprès des internautes sont très populaires aujourd'hui.
Flammarion et Hachette le pratique souvent. << Nous faisons bien plus que
Flammarion ! Le titre même du Tome 4 de Twilight a
été choisi par les internautes ! Nous faisons constamment des
tests couvertures, pour 16 Lunes ou pour un dernier qui va sortir
prochainement >>115 raconte Antoinette Rouverand. Mais il est
à noter ici que ce ne sont pas les internautes qui dessinent
l'illustration, ils ne font que voter pour leur
préférée.
C'est dans ce dernier point que les anglo-saxons se
démarquent. Spinebreakers fait entièrement confiance
à ses lecteurs au point d'utiliser leurs créations pour leurs
publications. Une rubrique << Creative >> est
proposée où sont listées les possibles participations des
internautes. Considérés comme des professionnels, les
internautes
114 Op.cit. Pascale Gendrey, in Quelle
stratégie numérique pour les éditeurs, cite Bob
Stein, 2010.
115 Op.cit. Annexe A, n°3.
peuvent ainsi envoyer leurs poésies ou nouvelles, des
vidéos et des musiques et des illustrations. Tous ces contenus seront
triés et sélectionnés pour être publiés sur
le site. Inkpop, le site créé par Harper Collins
Jeunesse, repose aussi sur ce concept. Son slogan, Make your Mark, est
très fort. L'internaute n'est pas là pour lire mais pour agir,
pour laisser une trace de son passage. << Read, Write, Connect
>> sont les trois actions qui animent le site Inkpop. Lire et
commenter ses lectures, écrire et publier ses textes sur le site et
enfin, se connecter à une communauté d'écrivains
amateurs.
Spinebreakers va même jusqu'à recruter
certains des internautes en qualité de reporters. D'ailleurs, la valeur
ajoutée du site est cet apport de la part des jeunes. Les sujets sont
frais, à la pointe de l'actualité et des tendances et les textes
sont toujours de très bons goûts. D'un coup de coeur pour un
auteur à un hommage au livre papier, les sujets sont variés,
correctement rédigés et solidement argumentés.
Spinebreakers réussit à ne pas tomber dans le simple et
le futile. Au contraire, ce site met en avant les qualités des
adolescents, leur engagement, leur motivation, leurs connaissances et leur
sérieux. On est loin des couleurs flashy et girly de
Lecture Academy. Lors de la conférence Through the looking
glass116, Anna Rafferty, responsable marketing jeunesse chez
Penguin, explique que Spinebreakers aide fortement à la
promotion des romans mais qu'il a aussi poussé les éditeurs
à vouloir entendre la voix des lecteurs. C'est ainsi que Penguin
Jeunesse organise souvent des réunions avec une dizaine d'internautes au
sein même de la maison d'édition. Internet a donc installé
une proximité devenue concrète et sincère. Les adolescents
présents aux réunions se voient proposés des manuscrits et
des illustrations qu'ils devront étudier et commenter selon leurs
impressions. << Est-ce que tel livre pourrait marcher auprès des
jeunes garçons ? >>, << Est-ce que cette couverture est
adaptée à la tranche d'âge visée ? >>,
<< Qu'avez-vous ressenti au cours de la lecture ? >>, voici des
exemples de questions auxquelles ils doivent répondre. Lors de ces
réunions, les ados conseillent, critiquent et disent parfois très
précisément ce qu'ils aimeraient lire... Anna Rafferty nous
confie avoir été très étonnée par les sujets
qui attirent les jeunes. L'économie, la planète, la politique
sont des sujets que les éditeurs auraient gardés pour la
littérature générale mais qui, après écoute
les retours des ados, passent en jeunesse. La littérature du
cross-age se fait ainsi.
116 Op.cit. Annexe B. Conférence.
Au cours de la Saison 1 du Printemps du Numérique,
organisée par Editis, Nicolas Cauchy, Responsable Internet chez Univers
Poche, a insisté sur la participation du lecteur. << Le lecteur
peut influencer ou participer à la création du contenu. Il se
sent valorisé, va travailler à la notoriété de son
travail (mettre en place son propre buzz au service de la marque, du livre ou
de l'auteur). Les autres lecteurs sont beaucoup sensibles à ce type de
création >>117, raconte-il dans sa présentation.
Nicolas Cauchy prend comme exemple le cas du blog 750 gr, une communauté
d'amateurs de bonnes recettes qui ont vivement critiqué un livre des
Editions Solar pour avoir présenté une recette au thon rouge.
Poisson en danger d'extinction, les internautes ont demandé que la
recette soit retirée, ce que l'éditeur a fait sans tarder.
Alors à la question << Est-ce qu'Internet donne
du pouvoir aux lecteurs au point d'influencer les publications? >>, nous
pouvons désormais répondre << Oui >>, malgré
les avis divergeants sur le sujet. Céline Vial considère que les
anglais sont moins frileux que les français mais qu'ils semblent,
cependant, moins attachés à la qualité littéraire
que nous le sommes. Marketing sur Internet voudrait-il dire marketing de masse
et par conséquent, mauvaise littérature, paralittérature ?
Céline Vial me répond que << non, pas forcément,
mais qu'il y a toujours un risque à vouloir écrire en fonction
d'un public, selon ses goûts ou pire, d'écrire pour faire le buzz
sur Internet >>118. L'édition française reste
encore sceptique par rapport à ce transfert de pouvoir vers les
lecteurs. Il est vrai que l'on pourrait rapidement tomber dans
l'écriture de commande, soustraire la spontanéité de
l'écriture qui fait de la littérature un art. Antoinette
Rouverand conçoit ce rapport aux lectorat comme un guide qu'il est bon
d'avoir à côté de soi pour ne pas faire fausse route et
perdre des lecteurs en chemin. Elle insiste sur le fait de refuser toute
commande d'éditeur, ce qui n'exclut pas l'écoute de son public.
Très intéressée par les réunions organisées
par Spinebreakers avec leurs lecteurs, Antoinette Rouverand raconte :
<< Nous ne le faisons pas encore mais il le faudrait. C'est vraiment
utile de travailler avec les jeunes sans le biais d'Internet qui peut
influencer les internautes entre eux >>119. Elle fera
peut-être d'Hachette le premier éditeur jeunesse français
à tenter l'expérience. Affaire à suivre...
Les éditeurs jeunesse, les libraires et les autres
professionnels du livre ados sont aujourd'hui confrontés aux digitals
natives. Par conséquent, ils vont devoir réapprendre à
117 Printemps du numérique, Saison 1 : Les
réseaux Sociaux.
118 Op.cit. Annexe A, n°2.
119 Op.cit. Annexe A, n°3.
communiquer avec les jeunes via Internet et les
téléphones portables. Les stratégies ne seront plus les
mêmes. Faire du socialnetworking et du webmarketing, demande de penser
différemment et d'éditer différemment.