C. Le flaire de l'éditeur subordonné par
le marketing ?
La littérature ados est un segment très large et
divers. Certaines collections s'imposent grâce à des séries
à fort rendements comme Black Moon, d'autres restent en marge de la
production de masse comme eXprim. Pourtant, tous les éditeurs de ce
marché se rejoignent sur un point, celui d'accepter la part de marketing
dans leur développement. Lorsqu'il s'agit de répondre à
une demande spécifique comme celle des adolescents, avec leurs
goûts et leurs moyens de communication, faut-il se passer de marketing
afin d'être reconnue comme littérature? Le marketing peut
être d'une aide précieuse mais quand estce que les éditeurs
tombent-ils dans les griffes du marketing de masse ?
1. Calculer le potentiel d'un roman ados et le promouvoir.
Le marketing,
décideur ou boussole ?
La partie précédente nous a montré que
les éditeurs jeunesse ont compris la nécessité de
resegmenter leurs collections et par conséquent d'apporter des
modifications quant aux choix des formats, des prix, des couvertures et
même des thèmes. Certains diront que ces décisions sont
<< éditoriales », d'autres les qualifieront de <<
marketing ». À l'heure actuelle, les évolutions de l'offre
éditoriale tendent à devenir un parfait équilibre entre
réflexion marketing et éditoriale. Alors qu'il y a quelques temps
de cela, les éditeurs n'y auraient jamais cru, la démarche
marketing, anciennement exclue de la vie littéraire française,
est de plus en plus prise en compte. Dans la majorité des maisons
apparaissent des secteurs ou départements marketing qui viennent souvent
remplacer le secteur autrefois dénommé << promotion ».
C'est le cas, par exemple, de Gallimard Jeunesse. Le marketing s'attache
à mener une réflexion globale sur les différents
éléments du mix-marketing - le produit, le prix, la promotion, la
distribution - en utilisant les outils habituels comme la veille
concurrentielle, les études de marché..., souvent même
avant la création de l'ouvrage. Et c'est là que se fait le
basculement. Ce changement de dénomination témoigne d'une
évolution dans le domaine : auparavant, la promotion se chargeait de
promouvoir un produit fini, aujourd'hui le département marketing
participe en outre à l'élaboration des caractéristiques
physiques de l'ouvrage en menant une réflexion sur le format, le prix
etc. Bien évidemment, ce travail se fait en lien étroit avec les
éditeurs mais on observe qu'un transfert de pouvoir, aussi moindre soit
il, est en route. Dans la majorité des maisons
d'édition jeunesse, l'éditeur reste le «
décideur >> d'une création, « l'accoucheur >> du
livre. Chez Flammarion, les chefs de produits assurent la promotion, la
valorisation du livre et sont écartés de la création du
livre en tant que tel.
L'affinement de la segmentation que nous avons abordé
précédemment est l'une des diverses techniques mise en oeuvre par
les éditeurs jeunesse mais que l'on pourrait qualifier de marketing.
Selon l'enquête menée par le gouvernement sur l'édition
jeunesse41, la segmentation s'est affinée avec
l'entrée des grandes surfaces culturelles comme points de vente
importants du livre. Les vendeurs ne sont pas des libraires et c'est donc aux
clients qu'il revient de se repérer dans les rayons. Pour cela, il faut
que les livres parlent d'eux-mêmes. La Fnac fonctionne désormais
ainsi, le conseil n'est plus que superficiel et il devient difficile de se
repérer face à toute l'offre proposée aux potentiels
acheteurs. Si de nombreux éditeurs segmentaient par niveaux scolaires,
d'autres critères, comme l'âge, sont pris en compte. Pourtant,
définir quel livre appartient à quel âge de la jeunesse est
un choix qui tend parfois vers l'arbitraire. L'avantage de cette segmentation
est celui de mieux cibler le public, de mieux le connaître pour mieux
répondre à ses demandes. Paul Garapon, qui a écrit
L'imaginaire mondialisé de la littérature jeunesse,
explique lors de cette enquête qu'une « telle segmentation est la
marque de la complexité d'un marché où les jeunes, devenus
une catégorie sociale de consommation à part entière, font
l'objet d'un ciblage marketing et éducatif plus fin qu'auparavant
>>42.
Les collections à foison et les séries jeunesse
remontent à 1857 quand Hachette décide de créer la
Bibliothèque Rose, puis, à la suite de la Seconde Guerre
mondiale, la Bibliothèque Verte et la Bibliothèque jeunesse. Si
ces collections ne sont pas à proprement parlé pour adolescents,
elles sont le parfait exemple de décisions marketing
déguisées en décisions éditoriales. Editeur,
Hachette est aussi un homme pratique, un homme d'affaire, qui fait entrer la
littérature française dans une ère industrielle.
L'intérêt de créer des collections était
d'économiser les coûts d'impression, moins chers que titre par
titre. De surcroit, cette stratégie avait aussi un aspect marketing
très fort, celui de promouvoir en un coup des dizaines d'ouvrages
grâce à une maquette harmonisée et visible en rayon.
En ce qui concerne les séries jeunesse, on pense
à Fantômette et au Club des cinq. Toutefois,
c'est Bayard qui va véritablement faire de la série un
phénomène éditorial
41 Op.cit. L'édition
Jeunesse. 2009
42 ESPRIT, L'imaginaire mondialisé de la
littérature jeunesse. Paul Garapon, Paris, mars - avril 2002.
marquant et qui va lancer la mode dans la littérature
jeunesse avec, en 1996, la série Chair de poule. La
série a dépassé les 8,5 millions d'exemplaires en 1998 et
a vu son chiffre d'affaires augmenter de plus de 40%. De là, Bayard
s'est alors lancé dans d'autres séries comme Coeur
Grenadine et Grand Galop, séries destinées aux
jeunes filles. Les autres éditeurs suivent le mouvement comme Gallimard
Jeunesse qui créé la série Animorphs. Laura
Noesser, dans son ouvrage, Le livre pour enfants
(1900-1950)43, écrit que << les éditeurs,
soucieux de trouver de nouveaux marchés, vont rechercher des formules
plus économiques et organiser leur production en collections tout en
conservant le terme de << bibliothèques » qui présente
une connotation culturelle rassurante et en camouflant au besoin les
impératifs de vente derrière des arguments pédagogiques
». Cela était vrai au temps où les prescriptions, parentale
et scolaire, dominaient. Aujourd'hui, la littérature ados a
changé de stratégie marketing afin de se rapprocher de son
lectorat qui a fortement évolué depuis les années 80.
Pascale Ezan, Maître de conférences du Master de Marketing
à l'Université de Droit, sciences économiques et gestion
de Rouen, s'est intéressée au phénomène des
collections et des séries en littérature jeunesse comme outils
marketing des éditeurs. Elle écrit dans un article que <<
la récupération du phénomène de collection par le
monde marchand peut conduire à s'interroger sur la façon dont les
firmes façonnent leurs séries pour répondre aux attentes
des jeunes, à la fois consommateurs et collectionneurs
»44. Car pour Pascale Ezan, les jeunes sont une cible parfaite
pour les entreprises de par leur volonté à posséder tous
les produits d'une marque devenue << phénomène de mode
». << Les enfants se sentent valorisés par le sentiment
d'appartenir à une communauté. Le fait qu'une collection
apparaisse comme phénomène mondial fascine
particulièrement les jeunes »45, explique-t-elle. Les
collections, et maintenant les séries, participent à ce rite de
socialisation que recherchent les adolescents. Une collection est une marque
caractérisée par tous les critères qui définissent
une marque même non culturelle. Par conséquent, elle va subir les
mêmes aléas de la part de ses consommateurs. S'ils sont
très sensibles aux phénomènes de mode, ce qui fait d'eux
une cible facile pour les entreprises, les jeunes sont aussi très
changeants. L'engouement dont font preuve les adolescents, pour une marque ou
une collection, est éphémère. En effet, un
phénomène de mode repose sur le principe qu'il ne va pas durer et
les adolescents se détournent très
43 Noesser Laura, Le livre pour enfants
(1900-1950) in Histoire de l'édition française tome IV. Ed.
Promodis, Paris, 1986.
44 Ezan Pascale, Le phénomène de
collections comme outils marketing à destination des enfants.
Décisions Marketing, n°29, janvier - mars 2003.
45 Ibid.
rapidement de ce qui devient obsolète. Les collections,
très longues à s'installer et à s'imposer sur le
marché du livre, vont pousser les éditeurs à
réfléchir à une autre solution. La saga, ou trilogie, est
une alternative pratique qui rassemble les avantages de la collection tout en
préservant l'aspect éphémère qui lui donne de la
valeur. Qu'elle soit construite en trilogie ou en sept tomes comme Harry
Potter, la saga a une fin que les lecteurs appréhendent. Une fois
la saga finie, l'univers dont le lecteur s'est emparé s'arrêtera
et c'est là que se créée la valeur ajoutée.
Harry Potter a réintroduit le phénomène de saga
que Tolkien avait rendu populaire. Vampire Diaries pour Hachette
(2011), Eragon pour Bayard (2010), Percy Jackson pour Albin
Michel (2010), Hunger Games pour Pocket Jeunesse (2009),
Promises pour Gallimard Jeunesse (2011) ou encore Tara Duncan
pour Seuil Jeunesse (2003) repris par Pocket Jeunesse en 2007 puis par
Flammarion en 2008 puis enfin par Xo Editions en 2008 ; voilà quelques
exemples des sagas lancées ces cinq dernières années.
Chacune de ces sagas rencontre un succès très important pour
l'industrie du livre. Cela prouve bien que les stratégies marketing
appliquées à la littérature ados fonctionnent. Les
éditeurs ont réussi à répondre aux attentes des
jeunes en leur offrant des produits qui leur ressemblent. Cette étude
nous montre donc que les réflexions éditoriales et les
décisions de création dépendent, dans les gros groupes, de
réflexions marketing qui sont aujourd'hui nécessaires pour
survivre parmi toute cette concurrence. Antoinette Rouverand, Directrice
Marketing chez Hachette Jeunesse, explique que cela fait maintenant trois ans
que le marketing intervient en amont de la création du livre. <<
J'ai un droit de regard sur la maquette, ce qui est normal puisque cela fait
parti du packaging que je doit aider à vendre. Mais j'ai aussi droit de
regard sur les thèmes et les contenus des livres. >> Lorsqu'on lui
demande si les éditeurs l'acceptent, elle répond simplement
<< oui, nous travaillons ensemble et pas les uns contre les autres
>>46. Nous assistons donc, chez Hachette Jeunesse, à la
naissance d'un marketing-éditorial et ce n'est sûrement pas la
seule maison à travailler ainsi. Cette égalité s'explique
de par la forte concurrence de ce marché. Il faut développer
constamment de nouvelles stratégies afin de rester dans la course. Les
éditeurs ont donc besoin du marketing pour les aider à mieux
guider leurs recherches et leurs créations. La cible adolescente est
très difficile à séduire avoue Antoinette Rouverand.
<< Les adolescents et jeunes adultes sont faciles à trouver mais
quant à les convaincre de la qualité de nos produits c'est
beaucoup plus compliqué. Ils sont
46 Annexe A, n°3: Entretien avec Antoinette
Rouverand. Directrice Marketing Hachette Jeunesse.
constamment sollicités par les marques et ils sont
<< supers experts >> en matière de nouveautés et
d'Internet... Il est de plus en plus difficile de se faire voir sur ce
marché >>47.
Les grands groupes éditoriaux sont évidemment
ceux qui ont les best-sellers car se sont eux qui ont les moyens d'effectuer
les études marketing et les campagnes promotionnelles nécessaires
à un rayonnement national visible. La majorité de
l'édition est sortie de la culture pour entrer dans l'ère
industrielle de production en série, dans la production de masse.
Derrière ces groupes, de petits et moyens éditeurs se battent
contre ces techniques commerciales où le marketing est roi. Cependant,
on en vient à se demander s'ils se battent par éthique ou tout
simplement parce qu'ils n'ont pas les moyens de faire de même... Dans son
dernier numéro, Lecture Jeune écrit que les changements
apportés dernièrement aux collections sont le moyen de les rendre
plus visibles aux yeux de nouveaux lecteurs. La littérature ados -
jeunes adultes serait donc << une offre existante marketée
différemment >>48. Thierry Magnier, interviewé
dans cet article, assume, comme beaucoup d'autres, la part de marketing dans
l'objet livre. Il est nécessaire aujourd'hui de faire appel au
marketing. N'oublions pas que la littérature ados souhaite
répondre à une demande exigeante.
Le marketing devient d'autant plus crucial avec
l'arrivée du numérique et le développement de la promotion
sur Internet. Le webmarketing, accompagné du travail de webmasters,
requiert des budgets de plus en plus importants, ce qui exclu d'emblée
les petits éditeurs. Anne Clerc, la Rédactrice en Chef de
Lecture Jeune, insiste sur la discrimination qui se fait avec
Internet. Être visible sur le marché devient très difficile
et demande plus d'argent. << Malheureusement Internet met en avant
quelques livres, des séries, mais ne rend pas compte de la
diversité de la littérature jeunesse. Les communautés
autour du livre sont fortes pour certaines séries à grand
succès mais cela reste limité >>49, dit-elle.
Pour Céline Vial, Directrice Éditoriale de Flammarion Jeunesse,
le marketing sur Internet est une opportunité merveilleuse pour se
renouveler. Toutefois, produire en fonction d'un public est toujours
risqué mais ce qui serait << pire serait d'écrire pour
faire le buzz sur Internet >>50, raconte-elle. Si chez
Flammarion l'éthique est encore du côté de la
47 Ibid. Annexe A, n°3.
48 Op.cit. Lecture Jeune, n°137,
p.23.
49 Op.cit. Annexe A, n°1.
50 Annexe A, n°2. Entretien avec Céline
Vial, Directrice éditorial Flammarion Jeunesse.
tradition littéraire, de la création artistique,
de la commande d'auteur, d'autres éditeurs se dirigent
discrètement vers la commande d'éditeur, vers le romans ados
comme produit purement marketing...
Afin de saisir l'enjeu d'Internet dans la promotion d'une
collection ou d'un roman ados, il nous a semblé capital de mettre en
lumière ce marché à envergure international.
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