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La gestion des déchets ménagers en milieu urbain: les atouts de la redevance incitative et du compostage collectif à  Besançon

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par Victor Bailly
Université de Bourgogne - Master 1 sociologie 2012
  

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Introduction : De la valeur heuristique du déchet et de

la nécessité d'une approche pluridisciplinaire

Le déchet : une définition sociale / culturelle

La définition juridique du déchet, qui a été retenue lors du vote de la loi du 15 juillet 1975 relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux - première loi fixant des orientations nationales quant à la politique à mener en matière de collecte, traitement et prévention des déchets ménagers - et qui a été intégrée en 1992 au code de l'environnement, est la suivante : « Est un déchet au sens de la présente loi tout résidu d'un processus de production, de transformation ou d'utilisation, toute substance, matériau, produit ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l'abandon. »1. Comme le souligne Lionel Panafit, le déchet est donc avant tout défini par le statut social que lui confère son détenteur en le faisant passer d'un objet qui possède encore une certaine valeur à un objet jugé obsolète dont il décide d'abandonner la propriété : « La vie du déchet semble ainsi relever non d'un état fonctionnel ou physiologique, mais d'un statut social : quand le produit concerné a quitté la sphère privée pour devenir un objet public, car ne relevant plus d'aucune attribution particulière. »2.

Le déchet : un phénomène social total

C'est donc l'abandon qui crée le déchet et il en résulte une définition sociale / culturelle du rebut : tout dépend de l'appréhension du propriétaire de l'objet. Par conséquent, les matières déchues révèlent certains traits du rapport au monde d'un individu ou d'un groupe social. Ainsi, Jacques Soustelle, ethnologue qui fut un élève de Marcel Mauss, se souvient d'une phrase que ce dernier aimait répéter à ses étudiants : « Ce qu'il y a de plus important à étudier dans une société, ce sont les tas d'ordures »3. Cet aphorisme nous permet de présumer que notre rapport aux déchets, et plus largement aux rebuts, miasmes, immondices, constitue un phénomène social total au sens maussien, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un phénomène par lequel « s'expriment à la fois et d'un coup toutes sortes d'institutions : religieuses, juridiques et morales - et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces

1 Journal Officiel, 16 juillet 1976

2 PANAFIT Lionel, « Les déchets, un bien public, un mal privé » in PIERRE Magali [dir.], Les déchets ménagers, entre privé et public. Approches sociologiques., Paris : L'Harmattan, 2002, p. 20-21.

3 SOUSTELLE Jacques, Les quatre Soleils, Plon, Paris, collection Terre Humaine, 1967, p. 22 cité in HARPET Cyrille, Du déchet : philosophie des immondices. Corps, ville, industrie., Paris : L'Harmattan, 1999, p. 21.

institutions »4. Cette définition du phénomène social total reste assez floue et, selon Camille Tarot, qui a consacré une grande partie de ses recherches au décryptage de l'oeuvre de Marcel Mauss, « le fait social total, c'est une curiosité bien maussienne pour les zones de pénombre non fréquentées entre les disciplines, pour les interstices négligés ; c'est aussi le refus des hiérarchies prématurées dans l'explication de phénomènes qu'on ne sait pas encore décrire intégralement »5. Tel est la cas avec la problématique des déchets qui constitue un sujet d'investigation délaissé, rétif à toute systématisation, d'où des travaux assez limités sur cette question et qui sont caractérisés par une multitude d'approches très disparates.

À travers une brève revue de littérature, nous allons démontrer en quoi l'objet déchu possède une valeur heuristique encore largement insondée et peut ainsi intéresser l'ensemble des sciences humaines. De surcroit, ce tour d'horizon nous montrera combien le déchet s'ancre dans une dimension subjective, à la fois intime et collective, sans laquelle nous nous interdisons de rendre intelligible le comportement des individus face à leurs ordures. Enfin, nous verrons comment nous avons cherché à donner à notre travail une tournure à la fois générale et particulière qui s'inspire tant d'apports bibliographiques que de matériaux recueillis lors de notre enquête de terrain.

« Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es »

Tout d'abord, les thèses anthropologiques de Mary Douglas6 constituent souvent le point de départ théorique de la majorité des développements sur les déchets en sciences sociales. La curiosité intellectuelle de Mary Douglas sur la notion de souillure a vu le jour pendant son étude de terrain parmi les Leles du Kasai dans l'ex-Congo belge. Elle est alors « frappée par les lourdes règles diététiques qui régissent leur alimentation »7 et est ainsi amenée à porter sa réflexion sur les interdits alimentaires qui caractérisent chaque société. Pour elle, ces interdits ne sont pas intrinsèquement liés à la nature de l'aliment prohibé mais servent plutôt à définir un ordre symbolique unifiant le groupe en traçant des frontières communes entre le propre et le sale, le pur et l'impur. Finalement, pour reprendre une terminologie empruntée à la sociologie de l'alimentation, au principe d'incorporation8 répond le principe de pollution, c'est-à-dire qu'un individu ou un groupe affirme son identité propre autant par ce qu'il intègre que par ce qu'il rejette. Il n'est d'ailleurs pas

4 MAUSS Marcel, « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. », in Sociologie et anthropologie, Paris : PUF, 1950, p. 147.

5 TAROT Camille, « Du fait social de Durkheim au fait social total de Mauss », in Revue du MAUSS, 1996 : n° 8, p.

78.

6 DOUGLAS Mary, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris : La Découverte, 2001 (1966).

7 TEIXIDO Sandrine, « Mary Douglas : anthropologie de l'impur », in Sciences Humaines, 1/2005 : n° 156, p. 51.

8 FISCHLER Claude, L'homnivore, Paris : Odile Jacob, 1990, 414 p.

anodin que le célèbre dicton de Jean Anthelme Brillat-Savarin - « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » - se soit transformé en « Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es » chez les chercheurs en sciences humaines s'intéressant à la problématique des déchets. Ainsi la saleté est un concept relatif qui désigne « ce qui n'est pas à sa place »9, ce qui est une menace à l'ordre symbolique d'un individu ou d'un groupe déterminé et la lutte contre la saleté est un acte positif, « créateur »10, qui vise à « organiser notre milieu »11, à « imposer une unité à notre expérience »12, à maintenir une cohésion psychique ou sociale.

Une psychologie du rapport aux déchets

Reprenant les postulats de Mary Douglas à travers une approche psycho-sociologique, Dominique Lhuilier et Yann Cochin révèlent que « l'excrément se présente comme le prototype du déchet »13 car celui-ci s'inscrit « dans les toutes premières étapes de la construction du schéma corporel »14. En effet, le nourrisson ne sait pas contrôler son sphincter et ne possède aucune notion du propre et du sale. C'est donc par un processus d'apprentissage que ses parents lui transmettront les références culturelles qui lui permettront de comprendre le comportement qu'il doit adopter face à l'immondice. En l'occurrence, on lui apprendra que tous ses excréta physiologiques (matière fécale, urine, salive, ...) sont impurs et que son corps doit constamment être débarrassé de cette souillure. La socialisation primaire nous apprend à faire la distinction entre le sain et le malsain qui seront dès lors naturalisés, c'est-à-dire vécus sur le mode de l'évidence. Au sein de ces oppositions sémantiques binaires (sale / propre, impur / pur...), les ordures ménagères se rangent du côté des excréments car, comme ceux-ci, elles sont le résidu de ce que nous avons incorporé et que l'on rejette à la marge. Ainsi, la gestion de ces excréta tant physiologiques que matériels, devient un réflexe que l'on accomplit quotidiennement, ce qui explique en partie les difficultés inhérentes à la mise en place de politiques de tri.

Le déchet, un objet insipide dans les sociétés occidentales

Ce réflexe est d'autant plus complexe à changer que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale les ordures tendent à se dérober à notre vue (généralisation des poubelles, de la collecte au porte à porte, des décharges contrôlées, des incinérateurs...), ce qui en fait une sorte « d'impensé social ». Nos recherches bibliographiques sur ce sujet en fournissent la preuve : une grande partie

9 DOUGLAS Mary, op. cit..

10 Ibid.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, Des déchets et des hommes, Paris : Desclée de Brouwer, 1999, p. 94

14 Ibid.

des articles que nous avons pu trouver sur les sites CAIRN et Persée15 s'intéressent à la problématique des déchets ménagers dans les pays dits « en voie de développement » car dans ces régions les rebuts s'offrent à la vue de tous et ne sont pas dissimulés derrière des poubelles, des camions, des usines ou des centres de stockage. En fait, les chercheurs s'intéressent souvent au problème des déchets dans une perspective hygiéniste, car, si nous raisonnions en matière de taille de gisement ou même de taux de recyclage, il s'avère que le problème des déchets se pose avant tout dans les « pays développés à économie de marché » plutôt que dans les « pays en voie de développement »16. Bien que les médias et les élus locaux tirent régulièrement la sonnette d'alarme quant à l'envahissement du territoire français par les déchets, la dimension occulte du mode de traitement et de gestion des déchets tend à en faire un sujet de questionnement insipide pour le chercheur en sciences humaines.

L'archéologie, première science des déchets ?

Pourtant, il existe une discipline qui depuis toujours tente de comprendre les sociétés humaines à travers leurs rebuts. Il s'agit de l'archéologie, « science des restes »17 qui « cherche les traces de modes de vie des communautés humaines du passé. »18. Dominique Lhuilier et Yann Cochin nous explique d'ailleurs que la sociologie s'est, dans un premier temps, inspirée de l'approche archéologique afin de montrer que « les déchets pouvaient être utilisés comme des indicateurs sociaux « totaux » laissant voir les dimensions essentielles de la société qui les produit et les consomme. »19. Ainsi, nos déchets ont beaucoup de choses à nous enseigner sur nos sociétés mais nous les prenons rarement pour objet d'étude, sûrement parce qu'ils constituent le clair-obscur de notre société productiviste, le revers de notre société de consommation. Face à un monde qui produit de plus en plus de biens matériels et qui prétend trouver des solutions aux problèmes anthropiques par le biais de la technique, les déchets font tâche.

Une « dynamique dans la sclérose » ?

Comment se fait-il que nous n'ayons pas réussi à trouver des solutions viables en termes de traitement des déchets alors que nos sociétés affichent une conscience écologique de plus en plus

15 Portails Internet de revues scientifiques en sciences humaines et sociales.

16 Bénédicte Florin estime que les chiffonniers du Caire recyclaient jusqu'à 80 % des ordures ménagères de la capitale égyptienne avant que le gouvernorat du Caire délègue ce service à des sociétés privés européennes et égyptiennes qui enfouissent désormais la quasi-totalité de ces déchets dans le désert (le taux de recyclage de ces compagnies n'est pas supérieur à 2 %). Le panorama mondial des déchets estime le taux de recyclage et compostage français à 31 % en 2006. FLORIN Bénédicte, « Résister, s'adapter ou disparaître : la corporation des chiffonniers du Caire en question » in CORTEEL Delphine, LE LAY Stéphane [dir.], Les travailleurs des déchets, Toulouse : Érès, 2011, p. 79. CHALMIN Philippe, GAILLOCHET Catherine, Du rare à l'infini - panorama mondial des déchets, Paris : Economica, 2010, p. 127.

17 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 15

18 Ibid.

19 Ibid.

aiguë20 ? Comment expliquer que 69 % des déchets ménagers français étaient incinérés ou mis en décharge en 200621 alors qu'il est aujourd'hui admis que nos ressources en matières premières sont limitées ?

Un objet privé qui devient public ?

Dany Dietmann, un des premiers maires français à avoir mis en place le système de la redevance incitative22 dans sa commune alsacienne de Manspach, parle de « dynamique dans la sclérose » pour définir le secteur de la gestion des déchets ménagers c'est-à-dire que, malgré une conscience environnementale accrue chez les citoyens français, la transition vers une modèle économique soutenable n'a pas vraiment lieu et on assiste plutôt à une « multiplication des actions et des équipements en veillant bien à ce que rien ne change sur le fond lucratif de l'affaire. » Durant toute la seconde moitié du XXe siècle, le secteur de la gestion des déchets ménagers s'appuie davantage sur des enjeux économiques que sur des enjeux écologiques.

Lionel Panafit explique cette situation par la position du législateur qui a encouragé le développement d'un secteur industriel de gestion des déchets ménagers très lucratif en encourageant les rentes de monopole. Il a étudié les débats législatifs de 1975 et 1992 au cours desquels ont émergé les deux législations qui ont orienté nos politiques actuelles en matière de gestion des déchets ménagers. Il s'est surtout intéressé à la place que le législateur a accordé aux ménages dans les débats et s'est aperçu que ceux-ci sont quasiment absents des discussions parlementaires et restent « assignés à une place de destinataire »23. Au début des années 1990, lorsqu'une réflexion s'amorce autour des modalités de mise en place d'une politique de tri, les ménages ne sont toujours pas considérés comme des acteurs susceptibles de jouer un rôle dans ces politiques mais sont plutôt « pris en compte comme obstacle à surmonter »24. En France, jusqu'à cette époque, les « législations nationales sur les déchets traitent ainsi bien moins un problème d'élimination des déchets qu'ils gèrent, par une réappropriation publique des déchets, une politique économique. »25

Une nuisance source de profits économiques ?

Une brève approche économique de la problématique des déchets nous permet de critiquer le cadre de pensée dominant de l'économie contemporaine qu'est le néo-libéralisme et son dogme de la croissance infinie du Produit Intérieur Brut (PIB). Comme nous l'explique l'économiste Jean Gadrey

20 JUAN Salvador, La transition écologique, Toulouse : Érès, 2011, p. 7.

21 CHALMIN Philippe, GAILLOCHET Catherine, op. cit., p. 127.

22 Grossièrement, il s'agit du système pollueur-payeur appliqué à la gestion des déchets ménagers. Nous reviendrons plus en détails dessus dans le chapitre « Redevance incitative », p. 66-73.

23 PANAFIT Lionel, op. cit., p. 29.

24 Ibid., p. 44.

25 Ibid., p. 44-45.

qui propose des indicateurs de richesse alternatifs : « La croissance est devenue croyance, culte, baume miracle pour tout panser sans avoir à penser. »26 Les déchets fournissent un très bon exemple des critiques qui sont régulièrement adressées à cet indicateur. En effet, les coûts exorbitants de la gestion des déchets - qui connaissent une croissance exponentielle depuis les années 1950 - représentent chaque année 9,5 milliards d'euros en France selon le site Planetoscope27. Ceci signifie donc que, loin d'être un handicap pour l'engraissement de l'économie française, le secteur des déchets est très lucratif et il n'est pas anodin que quelques multinationales de l'environnement, telle que Veolia propreté - numéro deux mondial de la gestion et de la valorisation des déchets - , se partagent le marché français et, plus largement, le marché international. Toujours selon Planetoscope, ces dépenses sont financées à hauteur de 59 % par les ménages et les collectivités. Non seulement la production de déchets participe à l'accroissement de la richesse d'un pays (lorsque celui-ci dispose d'un secteur économique dédié à la gestion industrielle des ordures) mais, de surcroît, les externalités négatives engendrées par le mode de traitement - comme la destruction de matières premières réutilisables par l'incinération et la mise en décharge, ou la pollution causée par le traitement des déchets - ne sont pas prises en compte dans le calcul du PIB et contribuent même à l'accroitre.

Notre approche : entre macro et micro-sociologie

L'approche qui est la notre combine les points de vue macro et micro afin de comprendre les déterminants structurels qui influent sur notre conception du déchet sans pour autant négliger la pluralité des pratiques et des représentations que peut provoquer cette objet.

Le complexité et la faible structuration des travaux scientifiques liées à notre sujet d'étude, nous ont tout d'abord poussé à adopter un point de vue macro qui s'attache à décrypter l'évolution socio-historique et politique de la gestion des ordures ménagères depuis le XVIIIe siècle. Cette démarche se justifie par le besoin de prendre conscience des enjeux à la fois politiques, économiques, sociaux et écologiques inhérents à notre travail de recherche. Pour ce faire, nous nous appuyons sur des sources bibliographiques disparates et pluridisciplinaires (histoire, droit, urbanisme, sciences politiques, économie, sociologie, etc.) qui donnent un aperçu des principaux travaux menés sur la question des déchets.

Suite à cette synthèse socio-historique (Partie 1), nous resserrons la focale en présentant notre méthodologie d'enquête, en décrivant le système de la redevance incitative et en retraçant l'évolution du SPED28 à Besançon (Partie 2).

26 GADREY Jean, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire., Paris : Les petits matins, 2010, 192 p.

27 Source: http://www.planetoscope.com/recyclage-collecte/336-cout-de-gestion-des-dechets-en-france-en-euros-.html (consultée le 5 mars 2012)

28 Service Public d'Élimination des Déchets

Enfin, en ce qui concerne le point de vue micro, il s'est concrétisé par la réalisation d'une étude empirique, mêlant observation participante et entretiens semi-directifs, sur les pratiques domestiques inhérentes à la gestion des déchets afin de mieux saisir leurs ressorts. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés à la pratique du compostage en pied d'immeuble à Besançon et aux deux acteurs que sont l'association Trivial Compost et les guides composteurs (Partie 3). Nous dégagerons de ces matériaux, qui ont une valeur encore largement exploratoire, des pistes d'analyse à portée plus générale quant au comportement des individus face à leurs ordures, notamment face au compost.

Partie 1. Synthèse socio-historique : De la genèse de

la problématique des déchets ménagers jusqu'à la

recherche de solutions aujourd'hui.

« Au plan économique, un déchet peut être défini comme une marchandise à prix négatif »1, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'échange monétaire pour acquérir l'objet mais, au contraire, échange monétaire pour se débarrasser de l'objet (le flux physique et le flux monétaire vont dans le même sens). Cependant, il n'en a pas toujours été ainsi et chacun s'accorde à dire que le gaspillage est un mal inhérent à nos présumées sociétés d'abondance2. Ainsi, il nous semble essentiel de retracer la genèse de la gestion des excreta, notamment urbains, d'étudier notre rapport aux ordures à travers le temps et ainsi tenter de déconstruire notre lien actuel aux déchets afin de le saisir dans sa singularité3. Adopter une approche historique de la problématique de la gestion des déchets nous permet de rendre plus intelligibles les changements qui se sont opérés depuis cette époque jusqu'à l'avènement progressif de « l'ère du jetable » et de la société de consommation4. En d'autres termes : comment sommes-nous passés d'une réutilisation quasi-systématique des matières usagées - avec un modèle de production en cycles fermés - à un abandon généralisé caractérisé par l'ouverture du cycle des matières ?

Chapitre 1. Gestion des excréta au sein d'une économie domestique (jusqu'à la fin du XVIIIe siècle)

Jusqu'à la première révolution industrielle, au tournant du XVIIIe siècle, le processus d'urbanisation est encore très peu marqué et les liens entre ville et campagne restent fort. La notion de déchet n'existe pas encore car les résidus issus des productions agricoles ou artisanales sont presque constamment réutilisés dans une économie domestique qui forme un cycle fermé des

1 BERTOLINI Gérard, Économie des déchets, Paris : Technip, 2005, p. 8

2 Sur ce point, voir Marshall Sahlins qui affirme que les seules sociétés d'abondance qui aient pu exister dans l'histoire de l'Humanité sont les chasseurs-cueillieurs car ils ont beaucoup moins de besoins à satisfaire qu'un homme occidental. SAHLINS Marshall, Âge de pierre, âge d'abondance, Paris : Gallimard, 1976, 415 p.

3 Dominique Lhuilier et Yann Cochin parlent de « construction sociale du problème de la gestion des déchets ». LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 13.

4 La notion de « société de consommation » est utilisée pour désigner une société au sein de laquelle les consommateurs sont incités à consommer des biens et services de manière abondante. Elle est apparue dans les années 1950-60, dans les ouvrages de l'économiste américain John Kenneth Galbraith (1908-2006) pour rendre compte de l'émergence des critiques du mode de vie occidental.

Jean Baudrillard considère que, dans les sociétés occidentales, la consommation est un élément structurant des relations sociales dans le sens où cette dernière n'est plus un moyen de satisfaire les besoins mais plutôt une fin qui permet à l'individu de se différencier afin d'exister socialement. BAUDRILLARD Jean, La société de consommaion, Paris : Folio essais, 2010 (1970), 318 p.

matières. La problématique de la salubrité publique en milieu urbain se concentre principalement autour des excréments humains et animaux ainsi que d'autres résidus organiques jetés en pleine rue et des boues inhérentes à l'absence de pavage des voiries.

Le mode de gestion des excréta urbains qui prédomine est « le « tout à la rue » et le « tout à la rivière » »5. A Paris, toute cette crasse faisait désordre pour la royauté, ce qui a poussé à diverses reprises les autorités publiques à tenter d'instaurer des règlements édictant un mode de gestion des ordures. Les solutions envisagées étaient soit l'instauration d'un service public d'enlèvement des boues (Louis XII avait tenté de mettre en place un tel système), soit l'usage de récipients pour contenir les immondices dans des espaces restreints (François Ier avait prescrit l'usage de paniers)6.

Ces règlements sont toujours restés lettre morte car ils se heurtaient aux réticences de la population pour deux raisons principales : d'une part, les gestes par lesquels les habitants évacuaient leurs excréta de leur espace privé vers la voie publique s'ancraient dans des habitudes difficiles à changer - c'est le même problème que l'on retrouve aujourd'hui pour inciter les citoyens français à trier ou composter - ; d'autre part, l'instauration d'un service public d'enlèvement des boues nécessitait la création d'un « nouvel impôt qui se heurtait à une hostilité générale »7.

Cependant, malgré son non-respect, l'édit de novembre 1539, en imposant l'obligation de balayer devant sa porte, n'est pas dépourvu de conséquences pratiques. En effet, le devoir légal de prendre en charge ses propres déchets instaure une gestion privée de chaque gisement domestique qui, selon D. Laporte, « n'est pas pour rien dans l'émergence de sentiments de la famille et de l'intimité dont on sait qu'ils sont d'acquisition récente »8.

A partir de la fin du XVIIIe siècle, la gestion des déchets ménagers devient un enjeu de santé publique. Dans un premier temps, la médecine aériste ou méphitisme suspecte « l'air malodorant »9 émanant des amoncellements d'ordures de transmettre « les maladies en pénétrant dans le corps à travers la peau. »10. Dominique Lhuilier et Yann Cochin relèvent que « La peste illustre particulièrement cette croyance dans le rôle morbide de la puanteur puisque le verbe empester devient synonyme d'empuantir. »11. Ce n'est donc pas la matière en tant que telle qui est suspectée mais les odeurs qui s'en dégagent. Dans un second temps, le courant hygiéniste du milieu XIXe siècle, appuyé par les découvertes de Pasteur, incriminera définitivement ces rebuts et préconisera leur mise à l'écart ou leur combustion afin de se prémunir de toute contamination.

5 DE SILGUY Catherine, Histoire des hommes et de leurs ordures. Du Moyen-Âge à nos jours, Paris : Le cherche midi, 2009, p. 13.

6 Ibid., p. 21.

7 Ibid.

8 LAPORTE Dominique, Histoire de la merde, Paris : Christian Bourgois, 1978, p. 30.

9 Ibid., p.16.

10 Ibid.

11 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 23.

Chapitre 2. Première révolution industrielle : imbrication de la ville avec l'industrie et l'agriculture (1790-1870)

Cette vision des excréta urbains par le prisme des découvertes scientifiques et médicales peut laisser supposer que le XIXe siècle marque l'abandon de la réutilisation des ordures qui doivent désormais être détruites ou mises à la marge. Mais il n'en est rien. Au contraire, comme le démontre magistralement l'ouvrage de Sabine Barles, L'invention des déchets urbains12, cette vision de l'évolution du cycle des matières est entachée d'anachronisme. En effet, jamais l'imbrication et l'échange de matières premières entre ville, industrie et agriculture n'a été aussi forte qu'à cette époque. Le développement de nouveaux procédés de productions avec la première révolution industrielle n'a pas entrainé la fin de la réutilisation des sous-produits mais, à l'opposé, a provoqué une augmentation de la demande et des débouchés pour ces résidus.

Avant de chercher à comprendre pourquoi et comment ces sous-produits étaient réintégrés dans le cycle de production, nous devons déjà essayer d'appréhender la nature des excréta urbains au XIXe siècle. Sabine Barles différencie deux grandes catégories de matières qui sont rejetées par les villes :

· Les ordures et les boues qui trouvent des débouchés dans l'industrie et l'agriculture et sur lesquelles nous nous focaliserons car elles sont en quelque sorte les ancêtres des déchets ménagers. Ces deux types d'excréta urbains sont généralement associés car ils étaient mélangés au sein des voiries jusqu'à l'instauration des boites à ordures à Paris par un arrêté daté du 24 novembre 1883 signé par le Préfet Eugène Poubelle. Notons aussi que ce système de gestion des ordures ménagères ne s'est généralisé et uniformisé sur tout le territoire français qu'à partir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale13.

· Les vidanges qui « ne sont autres que les urines et les excréments des citadins, recueillis dans les fosses d'aisances »14 et qui sont utilisées dans l'agriculture. Nous ne nous y intéresserons que dans la mesure où la gestion de ce type d'excréta peut révéler une certaine analogie avec le compostage urbain.

12 BARLES Sabine, L'invention des déchets urbains. France : 1790-1970., Seyssel : Champ Vallon, Milieux, 2005, 297 p.

13 DE SILGUY Catherine, op. cit., p.32-33.

14 BARLES Sabine, op. cit., p. 67.

1. Les ordures, les boues et les vidanges : un gisement de matières premières pour la première révolution industrielle

Afin de mieux appréhender sous quelles modalités les matières rejetées par la ville se recyclaient, il est nécessaire de détailler les différents sous-produits qui faisaient l'objet d'une collecte par les différents acteurs concernés (chiffonniers, municipalités, paysans collecteurs) et d'une réutilisation par l'industrie ou l'agriculture. Les deux résidus les plus convoités par les chiffonniers durant la première révolution industrielle sont sans aucun doute les chiffons et les os, mais de nombreuses autres matières étaient valorisées et trouvaient une seconde vie.

1.A. Les chiffons

Jusqu'à l'aube du XXe siècle, la papeterie ne savait fabriquer le papier qu'à partir de vieux chiffons glanés par les chiffonniers, grâce à une technique de transformation artisanale qui restait « longue, complexe, coûteuse, et nécessitait un savoir-faire extrêmement précis. »15. Après de nombreuses tentatives infructueuses pour trouver des substituts à cette matière première, la mécanisation progressive et les innovations techniques dans la production du papier entrainèrent une croissance rapide de la demande en chiffons. On parle alors d'« âge d'or » du chiffonnage, si bien que, jusqu'à la fin des années 1850, de nombreux pays européens - tels que la France, la Belgique, la Hollande, l'Espagne et le Portugal - interdisent l'exportation des vieux tissus par peur de pénurie et cherchent à tout prix à augmenter leurs importations.

1.B. Les os

Contrairement au chiffon, les utilisations des os sont multiples. Depuis toujours, l'os permet « la fabrication d'une multitude d'objets utiles, peignes, boutons, manches divers [...], de décoration et d'agrément. »16. Depuis le XIXe siècle, on produit à partir d'os, du charbon animal (ou noir animal) qui est destiné « à décolorer le sirop obtenu de la betterave »17 afin de faire face au blocus continental qui prive la France du sucre de canne qu'elle importait de ses colonies. Par la suite, le charbon animal sera aussi utilisé pour améliorer le procédé de fabrication du sucre de canne. Dans le même temps, la consommation du sucre se banalise et on assiste à une explosion de la production et de la demande, ce qui donne une plus grande valeur aux os et contribue ainsi à l'« âge d'or » du chiffonnage. L'os trouve également de nombreux autres débouchés. En amont de la fabrication du charbon animal, le suif des os est extrait dans le but de produire des savons. Les os, qui sont une matière relativement riche en phosphate, peuvent aussi être broyés pour fabriquer des engrais

15 Ibid., p. 27.

16 Ibid., p.39.

17 Ibid., p.36

destinés à fertiliser les champs, marquant ainsi la naissance de l'industrie des superphosphates (mélanges de phosphate avec de l'acide sulfurique pour une meilleure assimilation par les végétaux). L'extraction du phosphate permet également l'invention de l'allumette par frottement en 1832. Enfin, à partir de la fin du XVIIIe siècle, on commence à produire de la colle à partir de la gélatine contenue dans les os.

1.C. Autres matériaux collectés par les chiffonniers

Les chiffonniers collectaient également de nombreuses autres matières. Le vieux papier était transformé en emballage, en carton ou en papier de qualité inférieure. Les boites en fer étaient dessoudées pour séparer et revendre l'étain et le fer blanc. Les bouchons de liège se recyclaient en produits neufs. Les coquilles d'huitres, riches en carbonate de calcium, étaient broyées pour amender les champs. Les cendres étaient également utilisées pour nourrir les sols mais constituaient aussi un excellent produit pour la lessive. Les chiffonniers récupéraient aussi certains métaux - comme le cuivre, le zinc, le plomb, la fonte -, le verre, la porcelaine, le caoutchouc... Bref, ces différents exemples n'ont pas une portée exhaustive mais montrent seulement la diversité des matières qui pouvaient être collectées en raison d'une certaine valeur économique.

1.D. Sous-produits issus de l'industrie ou de l'élevage

Au XIXe siècle, l'activité industrielle se concentrait principalement aux abords des villes et les résidus inhérents au processus de production trouvaient presque toujours une seconde vie. L'exemple le plus significatif se trouve dans la fabrication du gaz d'éclairage par la distillation de la houille qui laissait de nombreux sous-produits tels que le coke qui servait de charbon, des goudrons utilisés comme antiseptique ou teinture, ainsi que de l'eau ammoniacale transformée en sulfate d'ammoniaque destiné à fertiliser les champs. De même, la ville abritait aussi les animaux en pleine rue et ceux-ci produisaient un fumier urbain qui était revendu à la campagne. Malgré le développement des abattoirs en périphérie des villes au début du XIXe siècle, les sous-produits animaux ne cessèrent pas pour autant d'être valorisés : les peaux étaient tannées, les sabots et le crin réutilisés, les graisses transformées en suif pour fabriquer des bougies et des savons, on extrayait l'albumine du sang pour le raffinage du sucre et la teinture ou alors on le faisait sécher pour le transformer en engrais, les boyaux servaient à la fabrication de cordes harmoniques pour certains instruments de musique ou pouvaient être transformés en préservatifs, et enfin, avec les tendons, de la colle était produite.

1.E. Les boues

A partir de la fin du XVIIIe siècle, les boues18 font l'objet d'un intérêt croissant de la part d'entrepreneurs qui organisent la collecte et l'acheminement de cette matière vers des voiries situées en périphérie de la ville et de la part des paysans qui viennent s'approvisionner en fertilisant sur ces voiries. Dans certaines villes, les paysans collectent directement la boue sur la voie publique et il n'y a pas de système de voiries. A Paris, dans les années 1870, un conflit va éclater concernant le droit d'exploitation des boues urbaines « entre les habitants de la banlieue, les adjudicataires du nettoiement et la police, [...] les premiers arguant du fait que les boues appartiennent solidairement aux habitants de la banlieue »19, ce qui démontre l'attractivité de cette matière à l'époque. Au final, l'évacuation des boues de la capitale s'organise en un système complexe de sous-traitance de la collecte entre entrepreneurs et paysans. Ainsi, « les 500 itinéraires de tombereaux20 sont affermés un, deux, ou au maximum trois jours par semaine à un cultivateur qui apporte ses produits aux halles de grand matin, et s'en retourne avec les boues de rue. »21.

1.F. Les vidanges

De même, les vidanges sont « stockées plus ou moins longtemps dans les fosses, [où] elles sont périodiquement enlevées, au XVIIIe siècle, par des compagnies spécialisées ou par des cultivateurs selon les villes. »22. En 1784, Bridet invente une technique pour transformer ces vidanges liquides en « poudre végétative ou poudrette »23. Ce procédé possède l'avantage de convertir les vidanges à un état solide, ce qui facilite leur transport, améliore la salubrité de cette matière et atténue les odeurs qui en émanent. « La ville est une mine d'engrais »24 et les excréments peuvent même acquérir une valeur marchande positive à cette époque : « des chimistes en ont estimé la valeur par personne à 20 c. par jour »25. Cette manne économique, destinée à grandir avec l'augmentation de la population urbaine, a entrainé le passage d'un modèle artisanal de collecte, transport et transformation des vidanges, à un modèle entrepreneurial, avec la fondation de grandes compagnies qui se consacrent exclusivement à cette activité. Par exemple, la compagnie Richer, fondée en 1847, « emploie environ la moitié des équipes de vidanges opérant à Paris »26. Ce mode de traitement des vidanges a connu un déclin dans la seconde moitié du XIXe siècle avec

18 Les boues sont les excréta liquides dus à l'absence de pavage des chaussées. Elles se composent principalement de matières organiques et d'excréments (a la fois humains et animaux).

19 Ibid., p. 91.

20 Les tombereaux sont de grandes charrettes, souvent tractées par des chevaux, qui servaient à collecter et évacuer les boues.

21 Ibid., p. 100.

22 Ibid., p. 66.

23 Ibid., p. 67.

24 Ibid., p. 71.

25 Ibid., p. 71.

26 Ibid., p. 75.

l'apparition de réseaux d'évacuation. Dans un premier temps, chaque « maison doit alors être raccordée au réseau d'évacuation et être équipée d'une tinette filtrante qui retient les matières solides et laisse passer les liquides qui se rendent directement à l'égout, sans intervention manuelle. »27. Les compagnies s'occupent encore de collecter les vidanges solides. Dans un second temps, toutes les matières contenues dans les vidanges seront évacuées par ces réseaux hydriques avec l'instauration du tout-à-l'égout. Mais ce nouveau système n'est pas pour autant synonyme d'abandon des matières fertilisantes. « En effet, ce qui est frappant, c'est que la quasi-totalité des solutions envisagées repose sur un principe fondamental : on ne saurait laisser perdre ces matières .»28. Ainsi, les techniciens de l'époque réfléchissaient presque systématiquement à des systèmes de canalisations permettant d'acheminer cette matière jusqu'à des champs en province. La gestion des vidanges citadines s'imbriquait donc dans une double problématique : celle de la salubrité et celle de l'agriculture.

2. La première révolution industrielle ou l'« âge d'or du chiffonnage »

Ces différents exemples que nous venons d'aborder montrent l'étendue des matières qui trouvaient une seconde vie au XIXe siècle. La plupart d'entre elles faisaient déjà l'objet d'une réutilisation avant la première révolution industrielle mais l'organisation de leur réintégration au cycle des matières ne se faisait pas à une telle échelle.

2.A. Un contexte favorable, une activité florissante

« Rien qu'à considérer le marché du chiffon et celui de l'os, on comprend mieux que le XIXe siècle, et en particulier la période 1840-1880, constitue l'âge d'or du chiffonnage, bien que les bornes en soient difficiles à établir. »29. Avant ce « boom » du chiffonnage, cette activité « n'était pas une industrie dont pouvaient vivre ceux qui s'y adonnaient. Il en fut ainsi jusqu'à la Révolution »30. Jusqu'à cette période, seule une petite partie de citadins indigents considéraient les ordures et les boues comme une source de subsistance complémentaire.

Sabine Barles identifie plusieurs raisons qui expliquent la montée en puissance du chiffonnage. D'une part, le contexte démographique se caractérise par une urbanisation croissante : en 1811, 13,8% de la population française réside dans une commune de plus de 3 000 habitants, contre 15,2% en 1841 et 20,9% en 188131. Il faut donc désormais nourrir ces « nouveaux citadins

27 Ibid., p. 79.

28 Ibid., p. 85.

29 Ibid., p. 53-54.

30 BARBERET Joseph, Le travail en France. Monographies professionnelles, Paris : 1887 : vol. 4, p.60. Cité in BARLES Sabine, op. cit., p. 17.

31 DUPEUX Georges, Atlas historique de l'urbanisation en France (1811-1975), Paris : Ed. du CNRS, 1981 (non

qui ne produisent pas, ou guère, leur pitance » ainsi que le bétail qu'ils sont susceptibles d'élever. La demande en denrées alimentaires des villes augmente et, par conséquent, les rejets aussi. D'autre part, cette pression urbaine influence le contexte technique : par exemple, au niveau agricole, il s'agit dès lors d'adapter les cultures périphériques à cette nouvelle demande urbaine, d'améliorer l'efficacité du travail en produisant des outils et des machines, de trouver des fertilisants pour doper les rendements agricoles. Enfin, le contexte économique encourage le réemploi des matières premières usagées. En effet, le XIXe siècle témoigne d'une rivalité accrue au niveau industriel et commercial entre les grandes nations européennes donc importer des matières premières revient à se rendre dépendant d'une nation concurrente et à lui transférer sa propre richesse. Par conséquent, il est préférable d'encourager l'utilisation de matières premières dont on dispose directement même si celles-ci sont moins commodes à transformer.

Dans ce contexte global, l'industrialisation facilite le réemploi de certains excreta et va même leur faire prendre de la valeur. Prenons à nouveau l'exemple du chiffon : à partir du début du XIXe siècle, de nombreuses innovations techniques - cylindres pour l'effilochage et l'affinage de la pâte, chlorure de chaux pour le blanchiment et le lessivage, incorporation de la colle dans la pâte à papier - apparaissent et permettent une industrialisation du procédé de production du papier (passage d'une production à la feuille à une production continue), ce qui cause une explosion de la demande en chiffons. Les autres matières ne sont pas en reste et l'activité du chiffonnage se développe à une grande vitesse tout au long du XIXe siècle, si bien que le poids économique de ce secteur devient considérable et que le nombre de chiffonniers explose.

2.B. Structuration de la corporation des chiffonniers

En 1884, vers la fin de l'« âge d'or du chiffonnage », la chambre syndicale des chiffonniers estimait que cette activité faisait vivre 40 000 personnes directement (chefs de famille) et 200 000 indirectement (hommes, femmes et enfants) dans le département de la Seine32. En 1854, FirminDidot évaluait à 100 000 l'effectif de chiffonniers en France.

Le chiffonnage ne s'est pas développé de façon anarchique, bien au contraire, il s'est très vite structuré pour revêtir un mode d'organisation assez complexe, semblable à celui d'une corporation de l'Ancien Régime. En effet, il s'est établi un système hiérarchique qui possède ses propres règles et qui a évolué en corrélation avec l'expansion de l'activité comme nous le décrit finement Sabine Barles : « Jusqu'aux années 1850, on distingue trois catégories de chiffonniers : le chiffonnier de nuit ou piqueur [qui passe en premier glaner dans le tas d'ordures], le secondeur pour lequel c'est une activité annexe, et le gadouilleur [qui récolte les boues pour les transporter jusqu'aux voiries à

paginé). Cité in BARLES Sabine, op. cit., p. 19. 32 BARLES Sabine, op. cit., p. 58.

boues en périphérie de la ville ou directement chez des agriculteurs] . [...] Mais le métier se hiérarchise progressivement avec l'apparition des placiers dans les années 1850, de manière d'abord informelle : le placier est en quelque sorte un chiffonnier dont l'activité est sédentarisée, en ce qu'il ne travaille que dans quelques rues dont il fait son territoire [...] [et] devient ainsi le chiffonnier de quelques maisons dont il tire le meilleur. [...] Cette situation, qui crée par opposition le coureur, chiffonnier qui pratique « à l'ancienne », est renforcée en 1870 par l'adoption, dans un premier temps à titre temporaire, des boîtes à ordures. »33.

L'organisation de la filière du chiffonnage prend une structure pyramidale : « En outre, le chiffonnier n'est pas en contact direct avec l'industriel, et les intermédiaires semblent se multiplier tout au long du XIXe siècle, si bien que le ramasseur ne profite pas toujours du renchérissement des matières premières lorsqu'elles sont vendues aux industriels. Après avoir procédé à un tri sommaire de sa récolte, il la vend en effet au maître chiffonnier (parfois aussi appelé boutiquier ou magasinier) »34. Ensuite, les maitres chiffonniers affinent le tri pour revendre le tissu à « des négociants en chiffons [qui] sont généralement spécialisés »35 et qui, eux-mêmes, ré-affineront encore le tri « pour satisfaire aux exigences industrielles [...]. »36 . Les chiffons étaient répartis selon différents critères (origine végétale ou animale, propreté, couleur) en une « centaine de catégories »37. « La valeur des chiffons évoluait en fonction des innovations techniques et des besoins industriels »38 mais ces variations n'étaient presque pas répercutées sur le prix d'achat de la matière première au chiffonnier, lequel ne profitait donc pas forcément de leur renchérissement. Comme dans le cas des vidanges et des boues, à plusieurs reprises des compagnies privées ont tenté de s'accaparer le marché du chiffonnage sans jamais y parvenir.

2.C. Le chiffonnage : « un mal nécessaire »39

Malgré un rôle essentiel, tant sur le plan de la salubrité urbaine que sur le plan du fonctionnement industriel, les chiffonniers ont toujours été victimes de représentations sociales négatives. « A toutes les époques, on attribua aux chiffonniers divers maux de la société [...]. A l'instar des mendiants, ils étaient régulièrement chassés des cités »40 et traités comme de la vermine. Avec la première révolution industrielle, les sentiments de l'opinion publique à leurs égards étaient toujours mitigés, voir ambivalents : tantôt considérés comme nuisibles, tantôt considérés comme

33 Ibid., p. 62.

34 Ibid., p. 64.

35 Ibid.

36 Ibid.

37 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 90.

38 Ibid., p. 91.

39 BARLES Sabine, op. cit., p. 65.

40 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 101.

indispensables à l'industrie, ils étaient un « mal nécessaire ». Sabine Barles relève qu'« à Paris en 1862, une commission municipale relative à la réforme des boues est ainsi amenée à conclure : "Cette industrie, dont le mode est repoussant, doit être encouragée à cause des produits utiles qu'elle donne à la fabrication du papier, du carton, du noir animal" »41.

2.D. Optimiser l'intégration des activités

L'âge d'or du chiffonnage fait apparaître que, loin d'absorber et de conserver toutes les matières, la ville en restitue une bonne partie à l'industrie et à l'agriculture. Le caractère limité des gisements de matières premières donne la préférence à la réutilisation sur l'extraction, ce qui implique une circulation constante de la matière avec, pour corollaire, le bouclage des cycles biogéochimiques. Ainsi, l'imbrication entre ville, industrie et agriculture n'est pas une survivance de l'Ancien Régime mais plutôt une invention de la première révolution industrielle qui atteint son paroxysme autour des années 1860-1870. « On pourrait arguer que cette complémentarité n'est pas recherchée, mais s'établit de manière plus ou moins inconsciente, ou est dictée par les seuls mécanismes du marché. Il n'en est rien. La limitation de la production de résidus inutiles quels qu'ils soient devient en effet un enjeu tout à la fois industriel, agricole, urbain, hygiénique, de plus en plus affirmé. »42. C'est à cette même époque que la chimie invente le bilan matière qui donne « les clefs du "cercle mystérieux de la vie organique à la surface du globe" »43, approche qui sera progressivement délaissée avant qu'on ne la redécouvre aujourd'hui.

Cependant, il ne faut pas pour autant trop idéaliser cet âge d'or du chiffonnage et postuler à une absence de pollutions et d'effets néfastes pour l'environnement. En effet, « les procédés de recyclage ont rarement atteint un degré de perfection tel qu'ils aient permis une valorisation totale. En outre, l'utilisation de réactifs divers s'est traduite par des émissions importantes vers l'air, l'eau et les sols »44.

41 BARLES Sabine, op. cit., p. 65.

42 Ibid., p. 121.

43 Ibid., p. 124.

44 Ibid., p. 131.

Chapitre 3. Deuxième Révolution industrielle : séparation entre la ville, l'industrie et l'agriculture (1880-1950)

Si, comme nous venons de le voir, la première révolution industrielle a été synonyme d'imbrication entre ville, industrie et agriculture par la recherche de l'optimisation de l'intégration des activités, la seconde révolution industrielle, quant à elle, se caractérise par un cloisonnement de ces différents secteurs et un abandon progressif des sous-produits qui étaient jusqu'alors valorisés. Comme nous allons le voir, cette évolution a été encouragée par de nombreux facteurs.

1. Éloignement spatial dû à l'étalement urbain et à la dispersion de l'industrie

Tout d'abord, la première révolution industrielle voit la structure géographique des villes se modifier en profondeur, à l'instar des grands travaux haussmanniens à Paris. De surcroît, l'exode rural et l'étalement de l'habitat pavillonnaire à la périphérie des villes créent des frontières de plus en plus hermétiques entre ville et campagne et entrainent un déclin de l'agriculture et de l'élevage périurbain. Ainsi, les centres urbains s'agrandissent et, « à partir des années 1880, les relations entre ville, industrie et agriculture se détendent, tant spatialement que matériellement »45.

Prenons l'exemple parisien à titre illustratif : les villages et la campagne qui entouraient le centre historique de Paris sont absorbés par la capitale qui revêt progressivement la structure

géographique que nous lui connaissons aujourd'hui. Le 1er janvier 1860, une loi permet à Paris d'annexer plusieurs communes voisines. La capitale française passe ainsi de douze à vingt arrondissements et de 3 438 à 7 802 hectares. Après ces annexions, les limites administratives de la ville ne seront que peu modifiées et la croissance urbaine, qui continue toujours à la fin du

XIXe siècle et au XXe siècle, ne s'accompagnera donc plus d'une expansion des frontières communales, ce qui est à l'origine de la « banlieue »46. Les surfaces agricoles cèdent peu à peu leur place aux habitats pavillonnaires. Ce processus est valable pour les grandes villes à la fin du XIXe siècle et s'étendra aux petites à partir de la deuxième moitié du XXe siècle.

Parallèlement, l'activité industrielle cesse de se concentrer dans l'enceinte de la capitale et est délocalisée en banlieue ou en province, rompant ainsi les liens entre ville et industrie qui permettaient jusqu'alors la valorisation de certains excréta urbains.

45 Ibid., p. 135

46 LE CLÈRE Marcel, Paris de la Préhistoire à nos jours, Paris : Bordessoules, 1985, p. 510-517.

2. Innovations technologiques et nouvelles ressources naturelles :

des résidus urbains concurrencés

A cette distorsion spatiale s'ajoute aussi le fait que l'agriculture et l'industrie profitent de la découverte de gisements naturels de matières premières et de l'invention de nouveaux procédés de production. Par exemple, la papeterie a toujours cherché des substituts au chiffon mais ce n'est que durant la deuxième moitié du XIXe siècle que d'autres matières premières commencent à être utilisées pour la fabrication de papiers, notamment la paille, l'alfa et le bois et que le papetier allemand Henri Voelter met au point une technique de défibrage mécanique du bois qui permet la fabrication de pâte à papier. Ces trois matières premières sont à l'origine du développement de l'industrialisation de la papeterie et de l'abandon progressif des vieux chiffons en bousculant le marché des matières premières : « D'après les syndicats patronaux et ouvriers, la consommation de chiffons a été divisée par deux entre 1880 et 1900, parallèlement, les cours, s'ils se maintiennent pour les chiffons de très bonne qualité, baissent pour les autres. »47.

Les utilisations multiples de l'os sont, elles aussi, évincées par des innovations technologiques. On découvre des nouvelles techniques de décoloration du sucre par filtration, ce qui rend peu à peu obsolète le noir animal qui faisait auparavant l'objet de toutes les convoitises. De même, la poudre d'os, qui contient des phosphores et servait à fertiliser les champs, est graduellement concurrencée par « la découverte des gisements de phosphates naturels, matière première plus abondante que les os »48. Enfin, la tabletterie « connaît des mutations profondes et durables avec la naissance des matières plastiques »49 qui commencent à faire leur apparition dans les grands magasins parisiens à la fin du XIXe et deviendront peu à peu des produits de consommation courante au fil du XXe siècle.

Les matières premières animales ont connu le même sort. Les colorants, auparavant produits artisanalement à l'aide de mélange de minéraux, végétaux ou sous-produits animaux sont désormais fabriqués à partir du goudron (tiré de la transformation de coke en gaz de houille), puis du pétrole. L'arrivée de la fée électricité conduit à l'anéantissement de la filière de réutilisation du suif des graisses animales pour la fabrication de bougies. De même, « la mise au point des colles végétales, des colles à base de dextrine (issue de la fécule de pomme de terre), puis de résines de synthèse entraîne la disparition de l'industrie de la colle animale »50. Pour autant, on ne peut pas parler d'abandon de ces sous-produits animaux, que constituent carcasses et os, puisqu'on cherche toujours des débouchés. C'est ainsi que les farines animales voient le jour : « En 1899, on expérimente la

47 BARLES Sabine, op. cit., p. 159.

48 Ibid., p. 141

49 Ibid., p. 141-142.

50 Ibid., p. 145.

poudre d'os pour l'alimentation des jeunes animaux, bovins en particulier. »51. Malgré ces transformations, certains usages persistent : la gélatine est toujours utilisée dans les « industries photographique, agroalimentaire et pharmaceutique »52 et le suif dans la savonnerie, les industries cosmétique et agroalimentaire. Dans un premier temps, l'abandon de ces sous-produits varie selon les débouchés et on assiste plutôt à une restructuration de la filière. Dans un second temps, à partir de l'entre-deux-guerres, de nouvelles techniques de conservation de la viande vont peu à peu éloigner le bétail des centres urbains, décourageant ainsi toute réutilisation des sous-produits par les industries citadines.

Les sous-produits urbains valorisés en agriculture, tels que les boues et les vidanges, sont lentement détrônés par les découvertes de gisements de phosphate naturels et de nouvelles techniques d'extraction de l'azote. Ces nouvelles sources d'engrais viennent dans un premier temps s'ajouter aux anciennes techniques de valorisation organique avant de s'y substituer. « Par conséquent, l'engrais humain, s'il joue un rôle dans l'agriculture périurbaine au cours du premier XXe siècle, apparaît comme un produit désuet dont le rôle devient de plus en plus anecdotique. »53.

Enfin, la deuxième moitié du XIXe siècle se caractérise par le développement des transports, notamment des réseaux ferrés, facilitant ainsi l'acheminement de matières premières en provenance de régions éloignées. La réutilisation des matières premières dont on dispose localement commence à perdre de son intérêt.

3. Vers un nouveau modèle de gestion des excréta urbains

Si la deuxième révolution industrielle peut se définir par l'abandon progressif de la valorisation des excréta urbains, elle se caractérise aussi par l'accélération du cycle productionconsommation-rejet qui ne cesse d'en accroitre la masse. De plus, en ce qui concerne la capitale française, les travaux haussmanniens ont considérablement transformé l'allure des rues (macadam goudronné, pavage, création d'égouts et de réseaux d'adduction d'eau) et les amoncellements d'ordures ou de boues font tâche sur les grands boulevards parisiens. Parallèlement, les découvertes de Pasteur sur les modes de contagion des maladies vont profondément changer les représentations sociales sur le déchet.

3.A. Fin de la contrainte de balayage et invention de la poubelle

Avant 1880, il n'existait pas vraiment de système public de gestion des ordures, seule une loi imposait une obligation de balayage de la chaussée par les riverains. Pendant l'été 1880, les

51 Ibid., p. 146.

52 Ibid., p. 146.

53 Ibid., p. 155.

amoncellements d'ordures corrélés à une forte chaleur provoquèrent une émanation d'odeurs putrides qui envahirent la capitale française. Ainsi, « les édiles de Paris demandèrent que la contrainte de balayage soit convertie en impôt municipal auquel seraient soumis tous les propriétaires. Cette requête acceptée, on créa une taxe spécifique en mars 1883 »54, marquant la délégation de cette tâche à des agents municipaux.

Dans ce prolongement, « Le 24 novembre 1883, parut un arrêté, signé par le Préfet Eugène Poubelle, obligeant les propriétaires d'immeubles à se procurer des récipients spéciaux destinés aux dépôts d'ordures. »55. Ce même arrêté stipule également que chaque immeuble doit disposer de trois récipients afin de pouvoir séparer les matières selon leur nature : « un pour les matières putrescibles, un pour les papiers et les chiffons et un dernier pour les débris de vaisselle, verre, poterie ou les coquilles d'huîtres. »56. Cette tentative d'instauration d'un tri à la source ne se concrétisera jamais, faute de moyens pour s'assurer que les consignes soient intégrées et respectées par la population.

3.B. Les chiffonniers : une corporation en perte de vitesse qui se restructure

Dans un premier temps, les différentes mesures précédemment évoquées engendrent de nombreux changements dans la tâche des chiffonniers et dans l'organisation de leur corporation. L'instauration des boites à ordures déclenche un tollé de la part des chiffonniers pour lesquels cette mesure signe leur glas. Les ordures devant être déposées à l'aube sur la chaussée, l'activité de nuit disparaît. Le coureur doit désormais s'arranger pour devancer le passage des tombereaux tirés par des chevaux. Ce dernier « y a beaucoup perdu. [...] Le prix de vente des matières récoltées pas les chiffonniers accuse une sérieuse baisse. Il leur faut collecter plus, marcher plus, d'autant que leur habitat s'éloigne de Paris. Rien n'y fait, les gains sont misérables. »57. Le placier, quant à lui, « a tiré son épingle du jeu : ce chiffonnier sédentaire a toujours les meilleurs matières, il s'est fait l'auxiliaire du concierge puisqu'il se charge de sortir et de rentrer les récipients. »58.

Auparavant, considéré comme un « mal nécessaire » au bon fonctionnement de l'industrie et de l'agriculture, le chiffonnage perd peu à peu sa qualité de premier gisement de matières premières. Par conséquent, le discours sur cette activité « évolue et se fait social : mieux vaut des chiffonniers que des chômeurs ou des voleurs. »59. Néanmoins, malgré la perte de vitesse de l'activité de chiffonnage, il ne faut pas non plus négliger l'importance du prélèvement à la source qu'elle

54 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 30.

55 Ibid., p. 32.

56 Ibid., p. 32.

57 BARLES Sabine, op. cit., p. 175.

58 Ibid., p. 173.

59 Ibid., p. 169.

continue d'opérer : à Paris, en 1923, les 6 000 chiffonniers qui ont gardé ce mode de subsistance collectent encore environ 15 % du million de tonnes d'ordures ménagères généré chaque année.

Dans un second temps, la technicisation de la collecte et du traitement des gisements d'ordures annonce la fin du chiffonnage. En 1925, la municipalité parisienne oblige ses contribuables à adopter « de nouvelles boites, plus perfectionnées et fermées »60 afin d'empêcher la prolifération d'animaux nuisible tels que les rats. Dans le même ordre d'idées, « les autotombereaux à pétrole se généralisent à partir du 1er janvier 1921 »61 et « la benne à compression ou benne tasseuse, employée à Paris à partir de 1936, entraîne la disparition des autrefois si précieux chiffonniers-tombereautiers »62. Du côté du traitement, de nouvelles technologies permettent de trier certaines matières, comme la récupération électromagnétique pour les métaux ferreux, et remplacent en partie le travail dans les usines.

Malgré quelques derniers sursauts du chiffonnage pendant des périodes de crise (crise économique de 1929, seconde guerre mondiale), cette activité sera définitivement prohibée au niveau national dans les années 1950. Cette décision marque l'abandon de la réutilisation avec un taux de récupération industriel en chute libre : « Les taux de récupération, qui ne dépassent pas 1,3 % entre 1939 et 1967, sont ridicules. »63.

3.C. Saturation des débouchés et nouveaux modes de traitement des ordures

La perte de valeur économique des excréta urbains entraîne une saturation des débouchés. Ce gisement qui rapportait jadis de l'argent à la ville constitue désormais une charge financière croissante. Que faire de toutes ces matières qui trouvent de moins en moins de débouchés dans l'agriculture et l'industrie périurbaine ? « La solution est simple : il faut aller plus loin. A Paris, on transporte ainsi les ordures ménagères par bateau (l'embarquement se fait quai de Javel ou quai d'Ivry) et chemin de fer dès les années 1870. »64. Les chiffonniers gadouilleurs fouillent ces dépôts avant qu'ils ne soient acheminés vers des régions agricoles pour être épandus. « En 1901, les ordures ménagères arrivent dans 150 gares dans un rayon de plus de 50 km et 23 ports jusqu'à 100 à 150 km »65.

Ces premières difficultés amènent les ingénieurs à chercher des solutions nouvelles pour éliminer les résidus urbains. Les mots d'ordre de ces projets de réforme de la gestion publique du traitement des ordures étaient « rationalisation » et « industrialisation ». Dès lors, des usines de

60 Ibid., p. 214.

61 Ibid., p. 214.

62 Ibid., p. 214.

63 Ibid., p. 215.

64 Ibid., p. 178.

65 Ibid., p. 178.

traitement sont construites aux alentours de la capitale au début du XXe siècle. Elles sont implantées aux abords des voies ferrées et fluviales et cherchent à « tirer de la gadoue le meilleur parti économique »66 en la broyant pour obtenir un nouvel engrais : le poudreau, « poudre fine, noirâtre, bien homogène »67. Ces nouvelles usines voient la chaîne de valorisation des boues et ordures se complexifier : le placier profite des meilleurs matières lorsqu'il sort les récipients des particuliers sur la chaussée, le coureur passe juste après et récupère à son tour de la matière, le chiffonnier du tombereau effectue un nouveau tri quand la matière est chargée sur le véhicule et, enfin, un nouveau type de chiffonnier - les chiffonniers de la broyeuse - travaille dans les usines. Ces derniers « se placent devant la bande transporteuse et récoltent ce que bon leur semble »68 et perçoivent même un salaire, minime certes, pour réaliser cette tâche. Ainsi, Sabine Barles considère que « les ordures parisiennes n'auront jamais été aussi bien triées qu'au début du XXe siècle »69.

3.D. Naissance de l'incinération

C'est aussi à ce moment que débute l'incinération à échelle industrielle pour les matières ne trouvant pas de débouchés, notamment les boues. Cette technique comporte divers avantages. D'une part, elle permet de traiter certains excréta à proximité des centres urbains en construisant des usines d'incinération au sein de ces espaces. Bien sûr, aucun principe de précaution n'existait à l'époque et on ne se posait pas encore la question de la nocivité de ces rejets pour l'environnement et la santé humaine. L'Angleterre fait figure de précurseur au niveau de ce type de traitement des ordures et ce nouveau système va très vite intéresser « la ville de Paris et le département de la Seine »70.

Les représentations de l'époque sur l'incinération se situent au croisement d'une perspective méphitique et hygiénique : alors qu'on avait banni les voiries des centres urbains (qui servaient d'espace intermédiaire d'évacuation des boues à la périphérie de la ville avant leur acheminement vers les terres agricoles) à cause des miasmes qui en émanaient, les usines d'incinération sont largement tolérées car elles sont moins odorantes et jouissent du « mythe du feu purificateur ». Elles sont considérées comme étant une solution efficace et saine de traitement direct des ordures par la ville.

D'autre part, les espoirs de la valorisation énergétique font de cette technique une solution d'avenir : « L'exemple le plus frappant en est donné par la ville de Liverpool où 53 % des ordures

66 GIRARD L.-N., « L'enlèvement des ordures ménagères de l'agglomération parisienne », in Où en est l'urbanisme en France et à l'étranger ?, actes du congrès international d'urbanisme et d'hygiène municipale de Strasbourg, 1923, Paris, s. d., p. 335. ; cité in BARLES Sabine, op. cit., p. 183.

67 PLUVINAGE C., Industrie et commerce des engrais et des anticryptogamiques et insecticides, 1ère éd., Paris : 1912, p. 450-451 ; cité in BARLES Sabine, op. cit., p. 184.

68 BARLES Sabine, op. cit., p. 183.

69 Ibid., p. 184.

70 Ibid., p. 185.

ménagères, soit 174 090 tonnes en 1907, sont incinérés, permettant la production de 9,2 millions de kilowattheure (kWh), utilisés pour alimenter les tramways. »71. A Paris, à partir de 1907, les usines de traitement construites quelques années auparavant se transforment en centres d'incinération et « en 1922, les usines produisent 16 millions de kWh. 14 % sont consommées par les usines ellesmêmes, le reste va en priorité au service de l'eau et de l'assainissement pour le relèvement, les excédents étant distribués par l'Union d'électricité ou commercialisés directement. »72. Le processus d'incinération produit aussi des mâchefers (résidus solides issus de la combustion) qui servent à la fabrication de mortiers ou de briques.

3.E. Naissance du tout-à-l'égout

En ce qui concerne les vidanges parisiennes, la distribution d'eau à domicile, qui se généralise progressivement durant la période haussmannienne, a compliqué leur exploitation en ayant pour conséquence de les rendre plus liquides. Parallèlement, le tout-à-l'égout se démocratise, encouragé par la dévaluation des vidanges avec l'arrivée d'engrais chimiques et les problèmes de débouchés que cela entraîne. « Il est facultatif à Paris à partir de 1885, obligatoire à partir de 1894 : les propriétaires disposent d'un délai de trois ans pour procéder au raccordement - mais il faudra attendre les années 1930 pour que 90 % des immeubles parisiens soient connectés et disparaissent les vidanges parisiennes. »73. Où vont ces eaux d'égouts ? Une partie se dirige vers la campagne pour être épandue dans les champs et l'autre est rejetée dans la Seine. Avec le développement des savoirs théoriques en biochimie, « on comprend désormais mieux les mécanismes biologiques qui interviennent dans la décomposition des matières organiques »74 et « à partir des années 1930, l'épuration biologique artificielle devient la méthode de traitement des eaux usées pour les ingénieurs de l'assainissement et les hygiénistes. »75.

3.F. Nouveau contexte, nouvelle sémantique

Ces nouveaux modes de gestion des excréta urbains, caractérisés par l'ouverture croissante des cycles des matières, s'accompagnent de l'émergence d'un nouveau vocabulaire. Rappelons que le terme déchet existe depuis le XIIIe siècle et, étymologiquement, provient du verbe déchoir. La sémantique de ce mot n'est alors pas reliée au sale, aux immondices, aux miasmes et désigne seulement « ce qui tombe d'une matière travaillée par la main humaine. C'est ce que nous nommerions aujourd'hui des chutes »76. A l'époque, le déchet n'est pas caractérisé par l'abandon

71 Ibid., p. 186.

72 Ibid., p. 187.

73 Ibid., p. 192.

74 Ibid., p. 203.

75 Ibid., p. 205.

76 Ibid., p. 229.

mais plutôt par son état de résidu du processus de production qui est valorisable. Le sens associé à ce mot rend bien compte des conceptions de l'époque : le déchet possède une utilité, il a un rôle, une place et est défini par son état transitoire. « Loin de nous l'idée que rien n'est alors inutile, et que l'industrie ne jette pas. [...] Cependant, les termes déchet, résidu, voire débris, ne sont pas attachés à cette inutilité. »77.

Le basculement de cette sémantique vers le « tout déchet », le « tout résidu est inutile » s'opère à la fin du XIXe siècle avec la deuxième révolution industrielle. Le principe qui est au coeur de la gestion des excréta urbains n'est plus l'optimisation de la réutilisation des matières déchues en circuit fermé mais leur destruction : « l'utilisation se fait traitement ; le traitement se fait destruction, désintégration ou élimination. »78.

Parallèlement, on voit apparaître une nouvelle catégorie d'excréta urbains que sont les ordures ménagères ou déchets ménagers et qui se distinguent de plus en plus des boues. Ceci peut s'expliquer par « la généralisation des trottoirs [qui] sépare physiquement ce qui vient de la chaussée et de la circulation de ce qui émane de la maison »79 et « la généralisation du système des boites [...] [qui] permet de distinguer définitivement et partout ce que les ménages produisent de ce qui vient de la rue. »80.

3.G. D'une valeur économique positive à une valeur négative, de l'échange au service

Le service d'enlèvement des ordures ménagères, qui était jusqu'alors rendu à titre gracieux par les chiffonniers et autres travailleurs des déchets, devient payant à Paris à partir de 1923 et se finance grâce à la taxe d'enlèvement des ordures ménagères qui est calculée selon le volume du récipient de chaque ménage.

Au niveau de la caractérisation économique du système de gestion des excreta urbains, Sabine Barles identifie trois principaux cas de figure :

- « l'abandon : dans ce cas le transfert de la matière d'un émetteur à un récepteur ne s'accompagne d'aucun flux monétaire entre ces deux groupes d'acteurs ; la matière est sans valeur ;

- l'échange : dans ce cas le flux de matières s'accompagne d'un flux monétaire de direction opposée, une valeur est donc attachée à la matière considérée ;

- le service : dans ce cas le flux de matières s'accompagne d'un flux monétaire de même direction (payer pour être débarrassé), une valeur négative est donc attachée à la matière

77 Ibid., p. 234.

78 Ibid., p. 245.

79 Ibid., p. 238.

80 Ibid., p. 238.

considérée ; »81.

C'est au moment de l'entre-deux-guerres que les grandes agglomérations françaises passent d'un système de gestion des excréta urbains basé sur l'échange et l'abandon à un système privilégiant le service et l'abandon. A Paris, l'organisation de ce service se concrétise par la création de la société du Traitement industriel des résidus urbains en 1922. Cette société obtient le monopole de la gestion des ordures parisiennes et traite en 1927 les ordures ménagères de la capitale et de vingt communes du département de la Seine. En 1933, ce service est départementalisé et consacre la suprématie de ce mode d'organisation qui tend à devenir la norme sur tout le territoire français.

81 Ibid., p. 247-248.

Chapitre 4. Société de consommation : de l'abandon du déchet à sa réinsertion progressive dans l'économie

Depuis la fin du XIXe siècle, le gaspillage croissant de matières a toujours fait l'objet d'une condamnation morale qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, va trouver des fondements théoriques, que ce soit au niveau économique avec une remise en cause du dogme de la croissance infinie ou au niveau sociologique avec la révélation des logiques qui sous-tendent la « société de consommation ».

1. Un abandon quasi-total ? (1945-1975)

Après la Seconde Guerre mondiale, la mise à la marge du déchet se concrétise sur tout le territoire français sous deux formes distinctes : une forme maitrisée avec le développement des services de collectes dans les grandes villes françaises, et une forme anarchique avec la multiplication des décharges sauvages. Bien sûr, l'abandon n'est pas vraiment total puisque des communes se mobilisent pour mettre en place des services de gestion des déchets malgré l'opposition toujours marquée des contribuables qui ne veulent pas payer pour cette prestation. Mais pour ces rares territoires qui ne tombent pas dans la facilité des décharges sauvages la question des modalités d'élimination des déchets se substitue à celle du réemploi des matériaux contenus dans ce gisement. Par conséquent, les procédés de traitement que sont l'incinération et la décharge contrôlée deviennent la norme en matière de destinée de nos ordures. En l'absence d'un tel service, les particuliers se délestent de leurs ordures dans les cours d'eau, les forêts, les vieilles carrières, etc. La valeur économique négative désormais attribuée au déchet, caractérisée par une logique de service, oblige à repenser dans son ensemble le système de gestion des ordures ménagères.

1.A. Un gisement qui explose et change de forme : l'ère du « prêt à jeter »

A l'absence de débouchés pour la réutilisation des matières déchues s'ajoute la multiplication des objets de consommation. Avec les Trente Glorieuses, la société de consommation prend son essor et le gisement des déchets ménagers mute, tant sur le plan quantitatif (explosion des volumes) que sur le plan qualitatif (présence croissante d'emballages plastiques ou cartons, baisse de la part des matières organiques). « La part de l'ensemble "papier-carton-verre-plastique" s'accroît fortement depuis un demi-siècle : 24 % en 1932, 61 % en 1984. [...] La moitié environ du papier-carton, 80 à 90 % des plastiques, et pratiquement la totalité du verre proviennent d'emballages. Les produits alimentaires s'achètent désormais sous emballage, l'eau et le vin en bouteilles. Les achats s'effectuent de plus en plus dans les grandes surfaces, où tous les produits sont empaquetés. Enfin,

l'extension de l'activité professionnelle des femmes, l'augmentation du nombre de personnes vivant seules et, de manière générale, le mode de vie urbain contribuent au succès des plats préparés. Cet accroissement de la part des emballages est le phénomène le plus significatif dans l'évolution de la composition des ordures ménagères. Il consacre l'avènement d'une société de consommation de masse. »82

L'emballage n'est pas le seul symbole du changement de nature des déchets : le monstre aussi fait son apparition. Avec la consommation croissante d'appareils électro-ménagers ou de mobiliers qui, par ailleurs, ont des durées de vie de plus en plus réduites (obsolescence programmée83), les encombrants font figure de nouveaux venus dans la famille de déchets ménagers. Ce problème est également renforcé par le fait que l'urbanisation implique une réduction de l'espace de stockage (habitat vertical)84 et que la réparation du matériel usagé tend à devenir marginale.

1.B. La généralisation du service public d'élimination des déchets

Face à cette pléthore d'objets, les infrastructures de traitement se multiplient, dans un premier temps, de façon désordonnée (usines d'incinération avec ou sans valorisation énergétique, décharges contrôlées ou sauvages) car il y a un vide juridique : il n'existe aucune orientation à respecter dans la politique de gestion des ordures ménagères. Comme le souligne le juriste J.-P. Colson : « le Code civil ignore carrément la notion de déchet, le législateur ayant sans doute jugé incongrue l'idée que l'on veuille se débarrasser d'un bien »85. Les responsabilités des différents acteurs qui sont confrontés à cette problématique (industriels, collectivités publiques, citoyens...) ne sont pas définies, ce qui n'incite guère à la mise en place de politiques volontaristes dans ce domaine.

Ainsi, il faudra attendre les années 1980, c'est-à-dire quelques années après la loi de 1975 qui oblige désormais les communes à mettre en place une collecte et une élimination correcte des

82 MALLAVAN Anne-Marie, MIMOUN Norbert, ROTMAN Gilles, « La croissance des déchets ménagers », in Économie et statistique, Février 1986 : n°185, p. 60.

83 L'obsolescence programmée regroupe l'ensemble des techniques visant à réduire la durée de vie ou d'utilisation d'un produit afin d'en augmenter le taux de remplacement et, par conséquent, la consommation.

84 En effet, le processus d'exode rural a eu un rôle structurant dans notre rapport social au déchet. Alain Corbin nous rappelle que le déchet met en exergue la topologie de l'espace domestique : les ruraux de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle appliquaient aux résidus un « système complexe de progressive déchéance fonctionnelle de l'objet ». Et c'est « cette topologie complexe du déchet qui ordonne l'espace de l'exploitation rurale traditionnelle. Les annexes de l'habitation - grange, fournil, cellier, laiterie - ne répondant pas exactement à leur désignation fonctionnelle, tant ils sont encombrés d'objets qui ont entamé leur parcours dans la gamme descendante des emplois ».. Aujourd'hui, « le rebut temporaire ne trouve plus sa place ; progressivement, on le refoule vers les lieux assignés : le grenier mais aussi l'arrière de la maison qui désormais se distingue nettement du devant ». CORBIN Alain, « Généalogie des pratiques », in Déchets, l'art d'accommoder les restes, Centre de création industrielle, Centre Georges Pompidou, 1984, p. 132-136.

85 COLSON Jean-Philippe, « La responsabilité du fait des déchets en droit public français », in Revue international de droit comparé, 1992 : n°1, p. 120.

ordures ménagères, pour que l'ensemble du territoire français soit correctement desservi au niveau du service de gestion des déchets ménagers : « En 1975, un cinquième de la population ne bénéficiait d'aucun système de collecte, et la moitié environ ne disposait même pas de système de traitement de ces déchets. Le taux de population desservie par une collecte des ordures ménagères est passé à 98 % en 1982. Le traitement de ces ordures a lui aussi beaucoup évolué : de 51 % en 1975, la part de la population bénéficiant d'une installation de traitement est passée à 69 % en 1980, et 87 % en 1983. »86.

Dans ce système en cours de gestation, la décharge occupe une place centrale : « La mise en décharge représentait déjà le plus grand nombre d'installations et la plus grande part de population desservie. Elle s'est encore accrue au cours des années récentes. C'est en effet la technique la moins onéreuse. De plus, une partie de l'accroissement récent est due à la régularisation des décharges non contrôlées. L'incinération traitait en 1982 les déchets de 35 % de la population, dans 218 usines. [...] Ce mode de traitement s'est développé depuis une vingtaine d'années. L'une des raisons en est l'augmentation du pouvoir calorifique des déchets ménagers, due en grande partie à la part croissante des emballages. L'incinération était réservée auparavant aux grandes agglomérations, mais de nombreuses municipalités de taille plus réduite construisent maintenant des usines de traitement selon ce procédé. Le compostage, enfin, constitue le troisième grand mode de traitement. Il existait en France 94 installations de compostage en 1982. Ce type de traitement n'a pas connu un développement aussi important que les autres, à cause des difficultés de commercialisation du compost produit. »87.

Le mode de financement du service est désormais totalement assujetti aux taxes prélevées sur les contribuables et le budget qui lui est consacré par les communes connait jusqu'à aujourd'hui une inflation ininterrompue et logique au vu de l'augmentation des tonnages et du coût inhérent à l'impératif, de plus en plus affirmé, de maîtrise technique de l'élimination. Les élus privilégient le recours à la Taxe d'Enlèvement des Ordures Ménagères (TEOM) - qui est calculée en fonction de la valeur locative du logement occupé et intégrée à la taxe foncière - à un financement sur le budget général de la commune. Ainsi, « de 1972 à 1981, le nombre de communes appliquant la taxe a doublé ; en 1986, elle concernait 14 500 communes et 42 millions d'habitants »88.

Les municipalités ont fréquemment recours à des prestataires privés pour assurer un service de plus en plus complexe qui brasse toujours davantage d'argent. « La gestion respecte un partage public/privé à peu près équilibré pour la collecte, mais l'exploitation par le secteur privé prédomine

86 MALLAVAN Anne-Marie, MIMOUN Norbert, ROTMAN Gilles, op. cit., p. 61.

87 Ibid., p. 62.

88 BERTOLINI Gérard, « Les déchets : rebuts ou ressources ? », in Économie et statistique, Octobre-Novembre 2008 : n° 258-259, p. 131.

pour le traitement, notamment pour les installations faisant appel à une plus grande technicité. De plus, le débat sur la privatisation se double d'un débat sur la concentration d'entreprises, au profit de quelques grands groupes industriels. »89

1.C. De la nécessité de l'instauration d'un cadre juridique

En 1969, le gouvernement français lance un programme d'établissement de schémas départementaux de collecte et de traitement des ordures ménagères par le gouvernement qui recense et met en évidence « la multiplicité des solutions pratiquées et l'inorganisation des mises en décharge »90. La mise en décharge n'est pas condamnée en tant que tel, les différents rapports de l'époque préconisent seulement un meilleur contrôle technique des centres d'enfouissement. L'objectif est donc de mettre fin aux décharges sauvages.

Trois ans plus tard, le rapport « Halte à la croissance ? »91 du Club de Rome introduit une réflexion économique sur le long terme et pointe les limites de notre modèle de développement qui exploite unilatéralement une quantité croissante de ressources naturelles. La crise économique de 1973 donne du crédit à ces travaux et les préoccupations environnementales peuvent désormais s'appuyer sur une certaine assise théorique. En termes de gestion des déchets, ce point de vue novateur promeut une réutilisation raisonnée des matières dans laquelle nous pouvons repérer les prémices du principe des « 3R » : Réduire, Réutiliser, Recycler.

Durant la même période, les médias s'émeuvent, à travers toute une série de reportages, des décharges sauvages qui défigurent la France et mobilisent des images apocalyptiques d'envahissement et de catastrophes92. Dans ce contexte, les déchets ménagers, relativement délaissés pendant la période d'après-guerre, font l'objet d'une nouvelle problématisation qui débouche sur l'instauration d'un cadre législatif (loi de 1975)93.

89 Ibid., p. 131.

90 BARBIER Rémi, Une société au rendez-vous de ses déchets. L'internalisation des déchets comme figure de la dynamique du collectif., 1996, Thèse de doctorat en socio-économie de l'innovation de l'École des Mines de Paris, p. 52.

91 MEADOWS Denis [dir.], Rapport sur les limites de la croissance, Paris : Fayard, 1972, 317 p.

92 Archives audiovisuelles disponibles sur le site internet de l'INA :

- Les plastiques : déchets de l'an 2000, Ina.fr, 22/04/1973 - 18min24s

- « Les déchets », La France défigurée, Ina.fr, 22/11/1971 - 24min45s

- Ordures sous vides, 12/03/1972 - 06min13s

- Vie moderne : les ordures, JT 13H - 21/11/1972 - 10min27s

- « Les ordures de New York », XXème siècle - 08/09/1970 - 05min11s

93 Comme le rappelle Lionel Panafit, « une législation doit être approchée comme une action collective à part entière. Les dispositions pratiques n'ont pas dès lors à composer l'essentiel ou les points nodaux de l'analyse. Il convient, bien au contraire, de les prendre comme des occurrences parmi d'autres et de saisir les logiques de leur constitution comme solution à l'objectivation sociale d'un problème. ». PANAFIT Lionel, op. cit., p. 24.

2. Institutionnalisation de la question des déchets ménagers :

définition d'un jeu d'acteurs et des procédés de traitement (1975- 1992)

2.A. Une définition juridique du déchet qui dessine un nouveau jeu d'acteurs

La loi de 1975 est donc la première à donner une définition juridique du déchet qui est la suivante : « Est un déchet au sens de la présente loi tout résidu d'un processus de production, de transformation ou d'utilisation, toute substance ou matériau, produit ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l'abandon »94. Selon Lionel Panafit, l'existence juridique du déchet et déterminée par le fait qu'il ne relève plus du principe de propriété privée »95(comme c'était le cas depuis l'édit de novembre 1539), c'est-à-dire qu'il « abandonne son appartenance à l'espace privé pour devenir un bien public et collectif »96.

De façon concomitante, l'article 2 de la loi de 1975 instaure le principe de responsabilité du producteur ou du détenteur qui a désormais la charge d'assurer l'orientation de l'objet déchu vers une filière de traitement agréée et adaptée. Cette définition juridique du déchet permet sa réintégration dans la sphère économique en lui affectant un prix négatif, autrement dit un prix de cession lié à ce devoir de suite ou de responsabilité. En fait, la loi de 1975 sous-tend la création d'un nouveau marché voué à s'étendre par la généralisation des dispositifs de collecte et des infrastructures de traitement. Ainsi, il s'agit de conforter une politique de développement des industries de l'environnement, notamment celle des déchets qui fait figure de fer de lance et à laquelle on promet un bel avenir.

Cette nouvelle politique de gestion des déchets ménagers qui fait la part belle à l'industrie a pour corollaire d'assigner les ménages français « à une place de "destinataire" »97 dans la politique de gestion des déchets ménagers. Le citoyen devient un simple usager qui consomme un service. Ainsi, « la loi "relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux" établit moins une gestion des déchets, qu'elle ne construit un champ de classifications et de hiérarchisations d'acteurs, en leur attribuant des statuts particuliers au titre d'une division sociale du travail. »98. A cet égard, un nouvel acteur public apparaît : l'Agence Nationale pour la Récupération et l'Élimination des Déchets (ANRED qui fusionnera avec d'autres agences pour devenir l'ADEME en 1991) qui a un rôle de conseil et d'accompagnement technique et financier auprès des collectivités territoriales. Le rôle de l'ANRED reflète le modèle français de gestion des déchets qui porte le principe de

94 Journal Officiel, 16 juillet 1976

95 PANAFIT Lionel, op. cit., p. 23.

96 Ibid.

97 Ibid., p. 29.

98 Ibid..

proximité au coeur de sa politique : il faut appuyer, soutenir, conseiller les collectivités locales dans leurs initiatives et non imposer des solutions préconstruites à l'ensemble du territoire national.

2.B. Une absence de hiérarchisation des procédés de traitement qui conduit à

une hiérarchisation implicite

Comme l'exprime Rémi Barbier, la définition du déchet qui est donnée par la loi de 1975 n'incite pas les communes à développer le recyclage. En effet, « une conséquence non négligeable de cette définition est d'inclure dans une même catégorie les objets à éliminer (par incinération ou mise en décharge) et ceux qui vont être récupérés pour être réintégrés dans un processus économique. »99. Bien que la valorisation matière soit plébiscitée, aucun levier incitatif n'est enclenché et aucune hiérarchisation n'est opérée entre les différents procédés de traitement : la mise en décharge et l'incinération sans valorisation énergétique restent des solutions honorables tant aux yeux des industriels qu'à ceux des pouvoirs publics ; la valorisation matière et la valorisation énergétique sont toutes deux des solutions recommandées sans qu'il ne soit accordé de préférence à l'une sur l'autre. L'enjeu de cette législation est d'abord de contenir le flux de déchets en organisant un service public et non de réduire ou réutiliser ce gisement.

Dans la pratique, ces dispositions vont se traduire par un goût prononcé pour l'incinération avec récupération d'énergie, dessinant ainsi une hiérarchie implicite des modes de traitement. En effet, la technique incinératrice est relativement simple à mettre en place, assez peu couteuse et peut produire de l'énergie (chauffage urbain ou électricité). Cette technique vieille de 75 ans en France, semble alors trouver un nouveau potentiel avec l'augmentation du pouvoir calorifique de nos ordures liée à l'accroissement de la part de plastiques et cartons d'emballages. Elle devient peu à peu la méthode de traitement privilégiée par les « élus qui y voient une solution moderne et propre, sinon de prestige »100.

Quant au recyclage, son développement va s'avérer largement compromis par la série de difficultés qu'il faut surmonter pour pouvoir le rendre économiquement viable. Assurément, le marché du recyclage souffre de l'instabilité du cours des matières premières qui décourage les investisseurs ou entrepreneurs et entraine certaines velléités de leur part. De surcroît, l'organisation à grande échelle du recyclage est très complexe et doit être intégralement repensée car cette technique « fait transiter les objets par toute une chaine d'intermédiaires »101. Or, les décideurs politiques de l'époque ont du mal à s'imaginer les solutions qui s'offrent à eux pour restaurer une telle chaine d'intermédiaires. Par exemple, « Si la difficulté liée au tri des déchets, propre à tout

99 BARBIER Rémi, op. cit., p. 59.

100 Ibid., p. 62

101 Ibid., p. 64. Rappelons nous la structure pyramidale que revêtait l'organisation du chiffonnage dans la seconde moitié du XIXe siècle : chiffonniers, maîtres chiffonniers, négociants, industriels.

recyclage, apparaît bien aux parlementaires, ceux-ci ne lient pas ce problème aux ménages pour imposer, par exemple, une mise en poubelle sélective des déchets. Ils posent cette difficulté en termes de technologie : invention de machines opérant un tri systématique dans les usines de traitement des déchets. »102. Pourtant, des collectes sélectives sont organisées, à l'époque, par des associations caritatives mais ce mode opératoire reste marginal car les techniciens considèrent qu'il ne peut acquérir une viabilité économique qu'en s'appuyant sur une main d'oeuvre bénévole103. Une exception est notable pour le cas du verre : le premier réceptacle pour le verre usagé fut installé en 1974104 et au milieu des années 1980 les collectes sélectives de verre s'adressaient à plus des deux tiers de la population105. Ceci s'explique par le fait que ce matériau est facile à trier et recycler et sa collecte ne demande pas forcément un gros investissement financier si l'on installe des points d'apports volontaires.

Clairement, les solutions d'avenir sont offertes par le développement technologique et la participation des ménages tend à devenir inexistante face à une industrie des déchets florissante. De plus, la promotion par les pouvoirs publics de l'incinération avec récupération d'énergie déculpabilise le citoyen dans sa production domestique de déchets puisque ses ordures acquièrent une utilité par l'énergie qu'elles contribuent à produire en se consumant.

3. La naissance des politiques de recyclage : un déficit de légitimité

à combler pour les pouvoirs publics et les industriels de l'emballage

3.A. Une nouvelle problématisation : les prémices de la loi de 1992

3.A.a. Nouvelle « crise des déchets » : perte de légitimé de la convention de 1975

Au croisement des décennies 1980 et 1990, la problématique des déchets ménagers revient

sur le devant de la scène publique. Cette résurgence des enjeux écologiques prend son essor sur fond de révélations de scandales environnementaux largement médiatisés (trafic de déchets hospitaliers ou de déchets toxiques106, importation de déchets étrangers, décharges polluantes). « Au début des années 1990, on calcule également la contribution des déchets à l'effet de serre,

102 PANAFIT Lionel, op. cit., p. 40.

103 RUMPALA Yannick, « Le réajustement du rôle des populations dans la gestion des déchets ménagers. Du développement des politiques de collecte sélective à l'hétérorégulation de la sphère domestique. », in Revue française de science politique, 49e année, n°4-5, 1999, p. 605.

104 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 193.

105 MALLAVAN Anne-Marie, MIMOUN Norbert, ROTMAN Gilles, op. cit., p. 57.

106 À ce titre, le cas des déchets toxiques (futs de dioxines) issus du démantèlement de l'usine responsable de la catastrophe de Seveso (Nord de l'Italie) est assez exemplaire. Ces déchets, dont a retrouvé la trace quelques années plus tard sur le territoire français, devaient initialement être traités à Bâle.

contribution qui s'exerce notamment par les émissions du méthane formé dans les décharges. »107

Un autre motif de d'inquiétude est l'augmentation continue des tonnages collectés alors que l'offre de services d'élimination se contracte. En effet, d'une part, des nouvelles normes environnementales plus contraignantes et instituées au niveau européen rendent obsolètes certaines installations de traitement des déchets. De l'autre, les populations et les élus locaux montrent de plus en plus de réticences à accueillir des nouvelles installations de ce type, notamment des décharges contrôlées, sur leur territoire. Cette réaction hostile des populations locales a été conceptualisée sous le nom de phénomène NIMBY (« Not In My Back Yard ») qui, littéralement, signifie « Pas dans mon arrière-cour » et qui traduit l'attribution d'un profil psychologique schizophrénique à la population de la part des élus, des techniciens et des industriels : alors que le citoyen accepte tous les effets positifs de notre modèle de développement, il refuse d'en assumer certaines conséquences négatives.

3.A.b. Un désaveu qui implique la recherche de nouveaux moyens d'action

« Le service public d'élimination des déchets, placé sous la responsabilité des collectivités locales, est ainsi apparu menacé dans sa viabilité technique, organisationnelle et politique, au terme d'une longue période où l'on a privilégié les solutions qui minimisaient le coût financier de gestion du système : en 1990, 52 % des déchets ménagers étaient éliminés en décharge et 10 % dans des usines d'incinération sans récupération d'énergie. »108. Ces mauvais résultats en termes de valorisation du gisement d'ordures ménagères menacent de remettre en question la légitimité de la politique française de gestion des déchets ménagers, d'autant plus qu'une directive européenne109 prévoit de fixer des objectifs exigeant dans ce domaine. Cette perte de légitimité de la convention de 1975 relance le débat sur la valorisation matière (recyclage, compostage), le nouvel enjeu étant de parvenir à réintégrer un maximum de matière dans le cycle de production pour réduire les flux à éliminer face au problème des décharges qui débordent.

3.A.c. Opposer une alternative au modèle allemand pour préserver l'industrie

Ce nouvel enjeu a été saisi très tôt par les industriels, notamment ceux de l'emballage qui sont régulièrement incriminés pour l'augmentation du volume de nos poubelles. Face à un modèle allemand en plein développement et jugé trop contraignant - car imposant une prise en charge directe des emballages par le producteur via un système de consignes -, les industriels français font front et cherchent à développer un mode d'organisation alternatif. L'investissement des industriels

107 BARBIER Rémi, op. cit., p. 89.

108 DEFEUILLEY Christophe, Godard Olivier, « La nouvelle politique de gestion des déchets d'emballages. Quand concertation et décentralisation ne riment pas avec incitation. », in B. BARRAQUÉ et J. THEYS (dir.), Les politiques d'environnement. Évaluation de la première génération : 1971-1995., Paris, 1998 : Éd. Recherches, p.1-2.

109 Directive n°91-158 du 18 mars 1991.

dans le développement des collectes sélectives peut être considéré comme une tentative de reconquête d'une légitimité auprès de l'opinion publique tout en gardant une souveraineté sur le choix des emballages pour ne pas perdre la valeur ajoutée que procure le packaging (ce que le système de consignes risque de remettre en cause). Paradoxalement, alors que l'emballage est très vite abandonné au fond de la poubelle, il est le fruit d'un investissement grandiloquent du marketing car il est un des premiers facteurs qui oriente la décision d'achat du consommateur.

« C'est ainsi que naquirent plusieurs associations - Progrès et Environnement, dirigée par le PDG de BSN, Antoine Riboud ; le Groupement pour le Récupération et la Régénération des Emballages Plastiques Perdus - qui soutinrent ou lancèrent un certain nombre de collectes sélectives. A la fin des années 1980, leur bilan est plus que mitigé. Les expériences pilotes de collecte sélective menées à grande échelle au Havre, à la Rochelle et à Lyon connurent de nombreuses vicissitudes et des problèmes de débouchés pour les matériaux récupérés. [...] Les options qui s'affrontent , notamment au travers du débat consigne versus recyclage, sont bien des « projets socio-techniques », au sens donné à cette expression par Michel Callon : ils définissent simultanément les objets ou les économies à construire et les environnements économiques, réglementaires et sociaux qu'il est nécessaire d'aménager afin que ces objets ou ces économies deviennent efficaces, rentables, performants... »110. Antoine Riboud, qui souhaite contrecarrer le système allemand, préconise, dans son rapport éponyme de 1991, « non la prise en charge par les entrepreneurs du recyclage des déchets, mais le paiement d'une taxe en fonction des déchets qu'ils produisent auprès d'un organisme agréé. Ce dernier aurait la charge d'utiliser les fonds ainsi constitués à des fins de valorisation des déchets. »111.

3.A.d. Un consensus de tous les acteurs autour du recyclage

Ces initiatives des industriels sont, dans l'ensemble, très bien accueillies par les pouvoirs publics, les entreprises, les associations environnementales ou de consommateurs qui y voient un signe manifeste de la volonté des producteurs d'emballages à prendre en main la fin de vie de leurs produits. Yannick Rumpala a étudié les différentes justifications discursives avancées par les acteurs et relève que les arguments en faveur du tri s'avèrent à la fois environnementaux (préservation de l'environnement), économiques (utilisation parcimonieuse des ressources), techniques (l'amélioration du recyclage passe par un tri à la source), financiers (maîtriser les dépenses en valorisant la matière) et moraux (condamnation du gaspillage, responsabilisation du citoyen)112.

Cet engouement collectif pour le nouveau système de gestion des déchets ménagers qui est

110 BARBIER Rémi, op. cit., p. 67.

111 PANAFIT Lionel, op. cit., p. 32.

112 RUMPALA Yannick, op. cit., p. 610.

en train de se dessiner semble aussi être partagé par les ménages selon les sondages de l'époque113. Cet acteur, qui avait été évincé de la politique de gestion des déchets ménagers avec la loi de 1975, occupe une place centrale dans le nouveau dispositif qui émerge de la loi de 1992 .

3.B. La loi de 1992

3.B.a. Le dispositif Eco-Emballages

Le « décret d'avril 1992 oblige les industriels de l'emballage à assurer ou à faire assurer la gestion des déchets issus de la fin de vie de leurs produits. Une société privée, Eco-Emballages a été constituée par les professionnels concernés pour organiser la prise en charge de cette obligation légale de reprise. L'objectif qui lui incombe est de parvenir à valoriser au moins 75 %, en masse, des déchets d'emballages ménagers à l'horizon de 2002. »114.

Pour atteindre ces objectifs il a fallu trouver un cadre technique permettant de surmonter les problèmes rencontrés dans les différentes expériences de collecte sélective menées avant 1992 (manque de financements pour soutenir les communes, manque de débouchés pour le produit de la collecte avec la fluctuation du prix des matières premières) tout en préservant les industriels de contraintes susceptibles de déstabiliser leur stratégie économique. C'est la solution d'Antoine Riboud qui est finalement retenue avec la création d'Eco-Emballages : « Les industriels qui adhèrent à cette firme payent une contribution sur chaque emballage mis sur le marché et reçoivent en échange le droit d'y apposer un "point vert". Le produit de cette contribution est utilisé pour soutenir financièrement les opérations de collecte sélective et de tri menées par les collectivités locales. [...] Pour inciter les collectivités locales à développer la valorisation, et plus particulièrement la collecte sélective avec tri, Eco-Emballages leur propose des contrats (d'une durée de six ans) dans lesquels elle leur assure une recette minimale par tonne de matériau valorisé. »115.

3.B.b. Des contributions différenciées selon les solutions de traitement : une

hiérarchisation explicite

Ce modèle français sera rapidement critiqué pour son manque de leviers incitatifs permettant de favoriser le développement du recyclage par rapport à la valorisation énergétique mais EcoEmballages modifiera sa politique en 1996 en augmentant les contributions versées aux collectivités locales pour la collecte et le tri à des fins de recyclage et en réduisant celles pour l'incinération avec récupération d'énergie. Ces nouvelles orientations dessinent une hiérarchie assez explicite des

113 Selon un sondage SOFRES réalisé en janvier 1991 pour l'ANRED, « 71 % des Français étaient favorables aux collectes sélectives » et « 70 % estiment que les déchets constituent un problème très important ».

114 DEFEUILLEY Christophe, Godard Olivier, op. cit., p.1-2.

115 Ibid., p. 4-5.

modes de traitement : la préférence va à la valorisation matière (recyclage, compostage), suivie de la valorisation énergétique (incinération avec récupération d'énergie), puis de l'incinération sans récupération d'énergie et, enfin, de la décharge.

3.B.c. La fin de la mise en décharge : incinération ou recyclage ?

La loi de 1992 réoriente ainsi toute la politique nationale de gestion des déchets ménagers et stipule qu'à compter du 1er juillet 2002 les décharges ne seront autorisées à accueillir que des déchets ultimes. « Tous les autres déchets devront faire l'objet d'une valorisation (par compostage, recyclage, incinération avec récupération d'énergie, etc.) »116. La règle de limitation de la mise en décharge aux seuls déchets ultimes reste néanmoins assez souple pour s'adapter aux configurations locales. En effet, puisque ce sont les communes qui ont la compétence de la gestion des ordures ménagères, c'est à elles « qu'il revient de donner un sens au "déchet ultime", et donc de déterminer la nature et le degré de valorisation à atteindre avant mise en décharge. Rapidement cette mesure est interprétée comme la fin de la mise en décharge à l'échéance 2002, et contribue à un recours massif à l'incinération, tandis que la contestation sociale, que l'on croyait ciblée sur la mise en décharge, se déplace de l'enfouissement vers l'incinération. »117. Assurément, les politiques locales de gestion des déchets reposent sur la volonté des élus qui en ont la charge. Or, cette thématique n'est pas politiquement porteuse pour ces élus qui ont donc tendance à recourir aux solutions les plus simples et les moins couteuses pour le contribuable.

C'est d'ailleurs un aspect supplémentaire qui distingue le modèle français du modèle allemand : alors qu'en France l'incinération avec récupération d'énergie est considérée comme un mode de valorisation équivalent au recyclage, en Allemagne, cette technique est considérée comme un mode d'élimination. Ainsi, la collecte sélective française tend autant à favoriser le recyclage que l'incinération avec récupération d'énergie : en séparant les déchets on peut aussi orienter les matières qui ont le plus haut pouvoir calorifique vers l'incinération.

3.C. Le principe de proximité

3.C.a. Décentralisation des choix techniques et organisationnels : mutualisation des

expériences et regain de légitimité

Le dispositif Eco-Emballages s'appuie sur le principe de proximité qui s'oppose au dirigisme technologique, c'est-à-dire que les choix techniques et organisationnels sont laissés à l'appréciation des communes et ne sont pas imposés : il y a seulement un effet d'incitation avec des aides

116 DEFEUILLEY Christophe, Godard Olivier, op. cit., p.2.

117 ROCHER Laurence, « Les contradictions de la gestion intégrée des déchets urbains : l'incinération entre valorisation énergétique et refus social », in Flux, 4/2008 : n° 74, p. 23.

financières et techniques. Ce sont donc les communes qui sont en charge de trouver la formule qui convient à leur territoire selon les équipements de traitement disponibles.

De cette manière, le recueil d'expérience des différentes collectivités qui sont précurseurs dans l'instauration d'une collecte sélective par l'ADEME permet un gain d'information qu'il s'agit de révéler pour faciliter le développement de ce système sur tout le territoire national. L'action d'EcoEmballages et des communes « se déploie dans une perspective d'apprentissage »118, d'expérimentation.

Le principe de proximité est censé redonner une acceptabilité sociale aux projets d'implantation d'installations de traitement des déchets en faisant coïncider le territoire de production des déchets au territoire d'élimination (responsabilisation des citoyens vis-à-vis de leurs déchets). Ce principe « n'est toutefois doté de valeur ni normative ni juridique. »119.

3.C.b. Un transfert de contraintes de l'industrie vers les communes

En fait, en déléguant la mission de valorisation des emballages usagés à la société EcoEmballages, les industriels transfèrent les difficultés organisationnelles et techniques vers les communes tout en veillant à ce que leurs intérêts soient préservés. « La logique de la formation d'un accord interprofessionnel est d'éviter d'introduire toute disposition ayant pour effet de :

1. Limiter la taille des débouchés industriels ou modifier en profondeur les stratégies industrielles poursuivies - ce qui serait par exemple le cas de contributions élevées ayant pour effet de réduire les flux d'emballages à la source.

2. Modifier les termes de la concurrence entre les productions respectives de ces professions, c'est à dire, ici, entre les différentes filières de matériaux - ce qui serait le cas de contributions nettement différenciées par matériaux d'emballage.

3. Perdre la maîtrise des relations contractuelles nouées avec les municipalités (en terme d'efforts, de risques, de durée, de choix des partenaires) d'une façon qui puisse les amener à perdre le contrôle de leur engagement financier. »120.

Cette tendance de l'industrie à déplacer en amont les efforts d'adaptation se justifie par la volonté de « minimiser les contraintes subies et les coûts afférents »121. En préservant leurs intérêts, les industriels français de l'emballage bénéficient d'une liberté d'action plus grande et d'avantages comparatifs non négligeables sur les marchés de l'environnement qui sont soumis à la concurrence internationale et qui connaissent un développement rapide et prometteur.122 Pour simplifier,

118 DEFEUILLEY Christophe, Godard Olivier, op. cit., p. 7.

119 ROCHER Laurence, op. cit., in Flux, 4/2008 : n° 74, p. 25.

120 DEFEUILLEY Christophe, Godard Olivier, op. cit., p. 14-15.

121 RUMPALA Yannick, op. cit., p. 624.

122 Cette stratégie est même un des piliers du projet législatif de 1992 : « Sur ce dernier point il convient de rappeler

l'économie spécule sur les problèmes environnementaux car ceux-ci sont créateurs d'activité. 3.D. Responsabilisation du citoyen. Les ménages : alliés ou obstacle ?

3.D.a. Une politique de gestion des déchets ménagers qui repose de façon croissante sur le

facteur humain avec le développement de la collecte sélective

Comme nous l'avons vu, l'instauration d'une politique de recyclage efficace nécessite la structuration d'une chaîne d'intermédiaires qui sera la suivante : ménage, centre de tri, industriels. Dans cette chaîne, les centres de tri ont prouvé leur capacité de fonctionnement en combinant le tri mécanique au tri manuel et les débouchés industriels pour les matières premières traitées et collectées sont désormais garantis par Eco-Emballages. Le seul chainon instable, car difficilement contrôlable, dans ce maillage en constitution est le ménage. La loi de 1992 transforme le simple usager en « allié »123 qui revêt désormais la qualité de « producteur-trieur inséré dans une filière industrielle, dont il faut construire et maintenir la performance. »124. « En fait, l'enchaînement est tel que l'agencement finit par reposer pour une large part sur le facteur humain, qui devient dans les raisonnements l'un des principaux pivots conditionnant les performances des collectes sélectives. »125.

3.D.b. Définir un cadre de production discursive pour informer les ménages

Cet impératif de participation des ménages, pierre angulaire de la collecte sélective, donne naissance à tout un travail institutionnel de responsabilisation du citoyen devant aboutir à l'incorporation de pratiques quotidiennes adaptées par ce dernier. Il s'agit de modifier certaines représentations collectives, notamment le postulat « traditionnel et tacite selon lequel le particulier n'aurait qu'à déposer ses déchets à la poubelle, sans avoir à se soucier des difficultés rencontrées ensuite pour les traiter et les éliminer. »126.

Pour ce faire, il a d'abord été nécessaire de définir un champ lexical qui soit commun aux différents acteurs et qui paraisse intelligible aux ménages afin de parvenir à nommer ce qui, jusqu'ici, était innommable : la poubelle traditionnelle et unique, dans laquelle se mélangeaient toutes les matières déchues dans une masse indistincte, doit être remplacée par plusieurs poubelles, ce qui nécessite la capacité d'identifier et de qualifier les différentes matières selon une terminologie pré-définie pour éviter toute confusion. C'est ce que Rémi Barbier appelle la « mise en mots du

que, compte tenu de l'importance prévisible des marchés de l'environnement (25 à 30% de l'ensemble des marchés pour le prochain millénaire), la France doit dans ce domaine valoriser au maximum ses atouts qui sont réels ». Assemblée Nationale, Impressions, 1991-1992, 2745, p. 8.

123 RUMPALA Yannick, op. cit., p. 613.

124 BARBIER Rémi, « La fabrique de l'usager. Le cas de la collecte sélective des déchets. », in Flux, 2/2002 : n°48-49, p. 39.

125 RUMPALA Yannick, op. cit., p. 611.

126 Ibid., p. 613.

gisement » : « La principale difficulté vient de la rencontre entre un monde ordinaire, où les modes de qualification utilisés peuvent rester souples et personnalisés, et l'alignement de type professionnel requis par la collecte sélective. »127. A cette mise en mots du gisement viennent s'ajouter une « mise en conformité des pratiques »128 (s'assurer que les gestes sont bien incorporées) et une « mise en valeur du geste tri »129 (donner un sens positif, gratifiant à ces gestes) qui seront promus par un dispositif de communication soutenu étant donné qu'il s'agit du principal levier actionné pour obtenir une participation des ménages.

3.D.c. Une caractérisation de l'acteur « ménage »

La production d'un discours institutionnel s'adressant au ménage implique une mise en récit qui donne à voir le jugement porté sur l'acteur ciblé. « De cette mise en récit découle l'appréciation selon laquelle les ménages seraient incapables de gérer eux-mêmes leurs déchets [...]. Cette caractérisation des ménages, de leur « inquiétude », parcourt l'ensemble des débats parlementaires »130 traduisant une forme de paternalisme institutionnel : il faut « protéger » et « éduquer » les ménages. « A cette psychologisation s'adjoint une critique de la rationalité des ménages [...]. Ils sont foncièrement pensés comme des être irrationnels »131 puisqu'ils acceptent tous les avantages de la société de consommation et refusent d'en assumer certaines conséquences en s'opposant à l'installation de nouvelles unités de traitement des déchets. De même, en ce qui concerne l'adoption du tri par les ménages, « les résistances entrevues sont pour une large part reliées à des représentations erronées et à des blocages psychologiques »132. Ces points de vue institutionnels donnent naissance à des politiques d'information axées sur la rationalisation des représentations et des comportements des ménages.

3.D.d. Une politique d'information soutenue qui vire à la persuasion

Pour Yannick Rumpala, l'information tend même « à glisser vers la persuasion » en mettant « à contribution toute la panoplie des techniques utilisées dans l'univers commercial (études de marché, identification de cibles prioritaires...). »133. Reprenant les travaux de Jürgen Habermas, il va même jusqu'à parler « d'instrumentalisation du monde vécu au profit de contraintes systémiques »134. Pour emporter l'adhésion du citoyen, tout un répertoire de justification est mobilisé : l'intérêt général, le civisme, la protection de l'environnement, la lutte contre les excès de

127 BARBIER Rémi, op. cit., p. 39.

128 Ibid.

129 Ibid.

130 PANAFIT Lionel, op. cit., p. 36.

131 Ibid., p. 36-37.

132 RUMPALA Yannick, op. cit., p. 614.

133 Ibid., p. 619-620.

134 Ibid., p. 625.

la société de consommation, etc.

Cet assemblage discursif participe au processus que Rémi Barbier nomme « la fabrique de l'usager »135 et qui se concrétise par l'émergence de la figure de « l'éco-citoyen ». Cette redéfinition de l'usager s'ancre dans un mouvement plus large que l'on peut relier au concept de « consommation durable » qui « construit un lien entre des enjeux larges et des actions très quotidiennes. »136. Or, le concept de « consommation durable » est foncièrement ambivalent, ce qui le confronte à un dilemme a priori insoluble : il faut « arriver à discipliner le consommateur sans toucher à la dynamique de consommation qui est censée nourrir la croissance économique. »137. D'un côté, on exhorte le citoyen à laisser libre cours à ses pulsions consommatrices et, de l'autre, on l'enjoint à devenir « responsable » en contrôlant ses désirs. Ce dilemme se ressent particulièrement chez certains ménages : les plus insouciants préfèreront consommer le service de gestion des déchets et délaisseront totalement le tri, alors que les plus concernés se mobiliseront pour trier et modifieront leurs comportements d'achat. D'autres verront la bonne gestion de leurs ordures comme un moyen de se déculpabiliser vis-à-vis de leurs pulsions consommatrices.

3.D.e. Des relais de terrain pour lutter contre l'information en vase clos ?

Comme nous venons de le voir, le principe d'information du public est au coeur du développement des collectes sélectives car elle est censée orienter la rationalité de l'éco-citoyen en devenir. Cette communication s'appuie sur « deux "idées force" : la répétitivité et la proximité. »138.

La répétitivité est nécessaire pour s'assurer que l'information soit bien reçue par le citoyen et faire en sorte que celle-ci s'intègre à sa rationalité. Cependant, ce principe comporte des effets pervers : le particulier croule sous une montagne d'informations et de recommandations, ce qui implique qu'il va être amené à faire le tri parmi les informations qu'on lui adresse. Or, Dominique Lhuilier précise à juste titre que « la méconnaissance n'est pas absence ou défaut de connaissance qu'une information bien conçue suffirait à combler. Elle manifeste plutôt une intention active de n'en rien savoir, un refus de connaissance. »139. D'où ce constat paradoxal : la plupart du temps, ce sont les citoyens les mieux informés qui sont les plus attentifs aux informations distillées par les pouvoirs publics. Nous pouvons ainsi présupposer que la communication institutionnelle dessine un système d'information en vase clos.

Des limites de ce premier principe découle le second : il est nécessaire de développer une

135 BARBIER Rémi, op. cit., p. 35-46.

136 RUMPALA Yannick, « La "consommation durable" comme nouvelle phase d'une gouvernementalisation de la consommation », in Revue française de science politique, 5/2009 : Vol. 59, p. 976.

137 RUMPALA Yannick, op. cit., p. 969-970.

138 BARBIER Rémi, op. cit., p. 42.

139 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 90.

information de proximité à travers des intermédiaires diversifiés qui ont directement accès au public ciblé. Ce système permet de s'assurer que chacun a bien reçu les informations tout en sondant les connaissances et les points de réticence des ménages. Il permet également de donner une plus grande légitimité aux comportements prescrits par une mobilisation d'acteurs de terrain variés (associatifs, élus, techniciens, instituteurs, ambassadeurs du tri, citoyens, etc.), ceci dans une logique de « dissémination de la relation de service »140. Cette exigence est renforcée par le fait que la forme que prend l'organisation de la collecte sélective varie d'une collectivité à l'autre (consignes de tri qui divergent) : l'information se doit donc d'être différenciée.

4. La consécration du principe de réduction à la source : une économie de la décroissance ?

4.A. L'incinération : un procédé obsolète ?

Dans le cadre de la loi de 1992, la valorisation énergétique était encore présentée comme un procédé de traitement tout-à-fait acceptable mais cette méthode va être décriée dans les années 1990 car on s'aperçoit que les fumées chargées en dioxines sont très polluantes et ont des effets néfastes sur la santé humaine et les milieux naturels. Le « mythe du feu purificateur » s'effondre lorsque l'opinion public réalise que tous les éléments polluants contenus dans les déchets incinérés ne disparaissent pas miraculeusement mais se dispersent dans les fumées ou se retrouvent dans les mâchefers. La directive européenne 2000/76/CE du 4 décembre 2000 impose de nouvelles normes aux unités d'incinération, notamment en ce qui concerne la filtration des fumées. Celles-ci s'avèrent contraignantes et augmentent considérablement le coût du procédé incinérateur dans un modèle français qui était plutôt laxiste quant à la réglementation de ses usines. Parallèlement, une nouvelle catastrophe environnementale vient définitivement ternir l'image de l'incinération : l'unité de Gillysur-Isère, en Savoie, est arrêté en 2001 après des analyses affichant des taux d'émission dépassant jusqu'à 750 fois la nouvelle norme européenne. Avec une acceptabilité sociale qui se dégrade vis-à-vis de ce type d'installations et un coût de fonctionnement qui explose, l'incinération devient un procédé obsolète.

4.B. La loi Grenelle I 4.B.a. Un déficit de solutions de traitement et une plus grande rentabilité économique du

recyclage

Ainsi, en l'espace de dix ans, les deux procédés de traitement des déchets ménagers jusqu'alors privilégiés que sont la mise en décharge et l'incinération, sont consécutivement

140 BARBIER Rémi, op. cit., p. 43.

désavoués. Ce déficit de solutions techniques provoque un grand chamboulement dans la politique de gestion des déchets ménagers qui va désormais s'orienter vers une réduction à la source du gisement des déchets ménagers et un développement accru du recyclage. Le bon déchet n'est plus celui qu'on brûle pour produire de l'énergie, ni celui qu'on recycle, mais plutôt celui qu'on ne produit pas. A ce déficit de solutions techniques s'ajoute la hausse du cours des matières premières, notamment le pétrole, depuis le début des années 2000 qui donne un nouveau souffle à l'industrie du recyclage, désormais rentable.

4.B.b. De nouveaux objectifs, une nouvelle hiérarchisation des modes de traitement

Cette nouvelle orientation est concrétisée par l'article 46 de la loi Grenelle I141, votée le 3 août 2009, qui pose les objectifs suivants :

- Réduire la production d'ordures ménagères de 7 % et diminuer de 15% les quantités de déchets destinés à l'enfouissement ou à l'incinération sur cinq ans.

- Limiter le traitement des installations de stockage et d'incinération à 60 % des déchets produits sur le territoire via l'augmentation de la TGAP142 afin de favoriser la prévention, le recyclage et la valorisation.

- Mettre en place des filières de récupération et de traitement spécifiques pour les déchets dangereux des ménages, les pneus et les produits d'ameublement.

- Autoriser et inciter les collectivités territoriales compétentes à intégrer, au sein de la REOM

ou de la TEOM et dans un délai de cinq ans, une part variable incitative devant prendre en

compte la nature et le poids et/ou le volume et/ou le nombre d'enlèvement des déchets.

La loi Grenelle I prévoit également, sans fixer d'objectifs concrets, de moduler les contributions financières des industriels aux éco-organismes en fonction des critères d'écoconception, d'harmoniser la signalétique et les consignes de tri sur le territoire national, ainsi que de limiter l'emballage au respect d'exigences de sécurité des produits, d'hygiène et de logistique.

De cette législation découle une nouvelle hiérarchie des modes de traitement qui consacre le principe des 3R : prévention (réduction), préparation en vue du réemploi, valorisation matière (recyclage), valorisation énergétique (incinération avec récupération d'énergie), élimination (mise en décharge). Une deuxième hiérarchisation apparaît même pour le traitement des déchets résiduels qui doivent être traités prioritairement par incinération ou, à défaut, mis en décharge. Enfin, une troisième hiérarchisation concerne le traitement des déchets organiques : compostage de proximité (domestique ou collectif), méthanisation et compostage industriel.

141 Source : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000020949548 (page consultée le 5 mai 2012)

142 Taxe Générale sur les Activités Polluantes

Afin de réaliser quelles sont les tendances qui caractérisent le gisement d'ordures ménagères français depuis 2000, voici deux graphiques (ci-après), issus du premier bilan à mi-2009 de la politique des déchets du Grenelle de l'Environnement, qui dressent l'évolution des flux de déchets ménagers au niveau de la collecte (graphique 1) et au niveau du traitement (graphique 2). Le premier graphique montre une légère baisse de la quantité d'ordures collectées depuis 2007 ainsi qu'une augmentation légère mais continue des tonnages de la collecte sélective. Le second, quant à lui, dessine une baisse notable de la quantité d'ordures ménagères orientées vers la mise en décharge qui est symétrique à l'augmentation des tonnages orientées vers le recyclage, alors qu'on observe une stabilité de la part relative des déchets incinérés143.

Graphique 1 : Évolution de la production des ordures ménagères et assimilées.

Source : MINISTERE DE L'ECOLOGIE, DU DEVELOPPEMENT DURABLE, DES TRANSPORTS ET DU
LOGEMENT, La politique des déchets 2009-2012. Premier bilan à mi-2011., 2011, p. 5.

Graphique 2 : Évolution des traitements des déchets ménagers et assimilés.

Source : MINISTERE DE L'ECOLOGIE, DU DEVELOPPEMENT DURABLE, DES TRANSPORTS ET DU
LOGEMENT, La politique des déchets 2009-2012. Premier bilan à mi-2011., 2011, p. 9.

143 « En dépit des protestations véhémentes de ses détracteurs, l'incinération restera probablement un mode de traitement des déchets, complémentaire des autres procédés. En effet, même avec une démarche volontariste de prévention, de recyclage, de méthanisation et de compostage, il sera difficile de s'en affranchir totalement pour les fractions résiduelles inévitables, d'autant plus que l'urbanisation des territoires limite les possibilités de sites de décharge. ». DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 172.

4.B.c. Recherche de nouveaux leviers pour la participation des ménages

Les orientations fortes données à la politique nationale de gestion des déchets ménagers avec le Grenelle de l'Environnement doivent entrainer une modification profonde des flux de déchets. Or, le comportement des ménages reste le facteur déterminant sans lequel une modification de ces flux n'est pas envisageable. Il s'agit donc de trouver de nouvelles stratégies pour accroitre la participation de la population à une collecte sélective qui devient de plus en plus complexe (matières recyclables, matières organiques, encombrants, déchets diffus spécifiques). Pour cela, il est prévu d'accentuer la politique d'information du public dans le prolongement des actions menées depuis la mise en place des premières collectes sélectives et de favoriser la mise en place de tarifications incitatives au niveau des ménages. L'activation du levier économique pour inciter les ménages à mieux trier participe à la rationalisation des comportements des ménages : l'information distillée par les collectivités publiques et autres acteurs locaux montrant ses limites, il faut trouver un nouvel angle d'attaque, celui de la rationalité économique qui semble plus persuasif.

Avant de nous intéresser au système de la redevance incitative qui s'inscrit dans cette démarche d'activation de la rationalité économique, nous devons rendre compte de notre méthodologie d'investigation afin de mieux saisir la démarche qui nous a animée lors de notre enquête de terrain. Nous verrons ensuite comment s'est structuré et développé le modèle bisontin de gestion des déchets ménagers jusqu'à l'instauration d'une redevance incitative au volume du bac (1999), puis avec pesée embarquée (2012). Enfin, nous nous pencherons sur la question du compostage collectif à Besançon à partir des matériaux que nous avons recueillis sur le terrain.

Partie 2. Contextualisation du sujet et du terrain

d'étude.

Chapitre 1. Méthodologie d'enquête. 1. Genèse d'une problématique

Comme le soulignent Stéphane Beaud et Florence Weber, « les « données » d'enquête ne sont pas analysables en dehors de leur contexte de production »1. C'est pourquoi nous tenterons dans un premier temps de saisir, de façon chronologique, la démarche intellectuelle qui a sous-tendu les orientations successives de notre sujet de mémoire. Ce choix est d'autant plus justifié que nous avons suivi un cheminement d'enquête inductif qui ne peut être mis à jour dans ses grandes étapes qu'a posteriori. Bien qu'un certain cadre réflexif ait joué le rôle de fil conducteur, le recueil des matériaux de terrain s'est fait selon les opportunités qui se sont présentées à nous. Enquêter c'est « saisir des occasions », « saisir des chances »2, sans pour autant que cela s'opère de façon anarchique. Ce mode opératoire se justifie surtout par le fait que nous avons eu la « chance » de trouver un terrain d'enquête ouvert, chaleureux et sensible à l'approche sociologique, sur lequel nous n'avons rencontré aucun obstacle et avons pu facilement échanger avec les enquêtés en vis-à-vis.

1.A. Naissance d'un intérêt pour la problématique des déchets ménagers

Notre intérêt pour la question des représentations et pratiques liées à la gestion des déchets ménagers a été suscité par une offre de recherche sur ce thème, émise par une collectivité territoriale au département de sociologie de la faculté de Dijon. Nous avons accueilli cette démarche avec grand enthousiasme car nous estimions que ce rapprochement entre sociologues et acteurs institutionnels autour de cette problématique était très judicieux. L'offre de la collectivité territoriale consistait à dresser un état des lieux des pratiques en matière de prévention des déchets ménagers via la passation et le traitement d'un questionnaire répertoriant les différentes pratiques qui contribuent à aller dans ce sens.

Or, cette approche quantitativiste nous semblait, certes nécessaire, mais incomplète si elle ne se doublait pas d'un volet qualitatif qui puisse mettre en relief les motivations de la population étudiée dans l'adoption de comportements plus vertueux en matière de tri des déchets ménagers. « En tant que démarches interlocutoires différentes, questionnaire et entretien produisent des

1 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l'enquête de terrain, Paris : La Découverte, avril 2010, p. 17.

2 Ibid., p. 107.

données différentes : l'opinion (ou l'attitude) produite par questionnaire est issue de la réaction à « un objet qui est donné du dehors, achevé » (la question), alors que l'entretien fait produire un discours. »3.

Les collectivités en charge de la gestion des déchets ménagers s'inscrivent logiquement dans une démarche opératoire visant à légitimer les actions menées4. Ainsi, les discours et les pratiques des ménages ne sont que trop rarement étudiés de façon approfondie, alors qu'une telle perspective d'enquête pourrait permettre de révéler les leviers - ou les barrières - qui amènent certains individus à s'investir - ou à se démobiliser - dans la gestion quotidienne de leurs déchets.

Du fait de l'inadéquation entre les attentes de la collectivité territoriale qui avait émis l'appel d'offre et notre démarche d'enquête, ce projet de recherche a fini par avorter. Cet « échec », loin de nous décourager, nous a plutôt incité à creuser cette problématique de façon plus autodidacte et à nous documenter sur la question.

1.B. Apports bibliographiques

Nos premières lectures ont été guidées par une première question de départ : Comment la gestion des déchets ménagers s'ancre dans des gestes et des représentations socialement incorporées ?

D'une part, ces apports bibliographiques nous ont permis de conforter certaines de nos intuitions et nous ont apporté une culture générale sur ce sujet. En effet, tant au niveau collectif qu'au niveau individuel, le déchet est un marqueur identitaire qui s'ancre profondément dans une dimension culturelle : « Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es ! »5. Ainsi, les comportements en matière de gestion domestique des déchets, s'apparentent à des réflexes, des habitudes, des actes pré-réfléchis qui s'ancrent dans une certaine hexis corporelle6. Les problèmes rencontrés aujourd'hui au niveau de la problématique des déchets ménagers sont autant, voire davantage, d'ordre culturel que d'ordre technique : alors qu'au niveau technique nous sommes capables de valoriser 80 % du gisement de nos ordures ménagères7, nous n'en recyclions que 31 %8 en France en 2007. Ceci signifie donc que les enjeux récents autour de cette problématique se posent d'abord en termes d'adoption de nouveaux comportements sociaux et concernent ensuite le domaine des innovations

3 BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, L'enquête et ses méthodes : l'entretien, Paris : Armand Colin, 2012, p. 36.

4 Pour s'en convaincre, notons que la quasi-totalité des investigations en sciences sociales que l'ADEME a financé portent sur l'acceptabilité sociale des installations de traitement des déchets. Panorama de 10 années de recherches sur la concertation en France, ADEME, Angers, 2011, 45 p.

5 BAUDRILLARD Jean, op. cit., p. 48.

6 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris : Les Éditions de Minuit, 1980, p. 117.

7 L'exemple de la communauté de communes de la Porte d'Alsace le prouve. DIETMANN Dany, Déchets ménagers. Le jardin des impostures, Paris : L'Harmattan, juin 2005, 160 p.

8 Si nous excluons l'incinération avec récupération d'énergie qui, même si elle produit de la chaleur ou de l'électricité, entraîne une destruction de matière première et s'oppose, de ce fait, au recyclage et au compostage. CHALMIN Philippe, GAILLOCHET Catherine, op. cit., p. 127.

techniques.

D'autre part, l'historique de la gestion des déchets ménagers nous a prouvé qu'il s'agit d'un problème qui s'est développé en concomitance avec les avancées technologiques et industrielles avant d'être définitivement mis en exergue par l'avènement de la société de consommation. Depuis l'abandon de l'objet déchet par nos sociétés occidentales, la technique s'est faite à la fois mal et remède : alors que son développement crée davantage de résidus toujours plus difficiles à traiter (comme les déchets électroniques), elle est aussi censée pouvoir prendre en charge ces résidus. Or, comme nous l'avons vu, elle s'est contentée de contenir l'invasion des déchets depuis le milieu du XXe siècle sans jamais trouver des solutions qui puissent être la panacée en permettant une réutilisation quasi-constante des matières déchues. A ce titre, la redevance incitative, qui constitue une piste de solution sollicitée par de nombreux techniciens et qui a déjà fait ses preuves en milieu rural, mérite de faire l'objet d'une analyse sociologique afin de comprendre quels effets ce nouveau système de tarification de la gestion des déchets peut avoir sur le comportement des ménages.

1.C. Choix du terrain d'étude

Ces grandes orientations fixées pour mon mémoire, il ne nous restait plus qu'à trouver un terrain d'enquête sur lequel nous pouvions éprouver nos questionnements. Apprenant, que la Communauté d'Agglomération du Grand Besançon (CAGB) allait mettre en place la redevance incitative avec pesée embarquée sur son territoire à partir du 1er janvier 2012 (opération pilote au niveau national), nous avons bondi sur l'occasion d'étudier cette expérience novatrice en milieu urbain, d'autant que nous disposions de nombreuses entrées sur ce terrain : un proche était en service civique au sein l'association TRI qui gère une ressourcerie à Quingey (20 km au Sud-Ouest de Besançon), nous disposions des contacts de l'association Trivial Compost (Besançon) et nous connaissions personnellement le directeur de la communication de la CAGB.

2. Enquête de terrain

2.A. Première prise de contact avec le terrain : la ressourcerie de Quingey

Notre introduction sur le terrain s'est faite au sein de la ressourcerie de l'association TRI par l'intermédiaire d'un proche qui réalisait ses dernières semaines de volontariat dans cette structure. La ressourcerie de Quingey9 a différentes missions :

9 Cette structure associative a vu le jour sur la base d'un triple constat : d'une part, il existait de nombreuses décharges sauvages sur le canton de Quingey ; d'autre part, ces objets abandonnés en pleine nature étaient souvent réutilisables ; enfin, le chômage rural sur ce territoire était particulièrement prégnant. Dans la lignée d'associations caritatives, telles qu'EMMAUS, l'association TRI associe depuis ses débuts un travail de réutilisation de la matière à la réinsertion sociale.

- collecter les encombrants (mobilier, électroménager), recyclables (papiers, cartons, métaux) et les réemployables (textiles, appareils électroniques, livres, etc.) en porte à porte chez l'habitant ou par le biais des locaux ressourceries dans les déchetteries du SYBERT10 ;

- valoriser les objets pouvant connaître une seconde vie et orienter les autres vers des filières de recyclage dans la mesure du possible ;

- revendre les objets réutilisables au magasin ressourcerie et les recyclables à des sociétés de récupération ;

- éduquer et sensibiliser à l'environnement à travers diverses actions (Club Nature pour les jeunes, animations en milieu scolaire, sensibilisation en déchetteries via les ressourciers, organisation d'évènements).

Elle regroupe 70 bénévoles et emploie environ 80 salariés que l'on peut regrouper selon deux profils : d'un côté, des travailleurs en contrat d'insertion et, de l'autre, des travailleurs qualifiés qui associent une dimension d'engagement à leur salariat.

Au programme de ces deux jours d'immersion au sein de l'association TRI : visite des locaux, rencontre des salariés, prise d'informations sur le fonctionnement de la structure, collecte et lecture de littérature grise, observation participante sur le chantier d'insertion (déchargement du camion en provenance du local ressourcerie de la déchetterie de Thise, chargement de textiles dans un camion, tests électroniques d'appareils ménagers pour savoir s'ils fonctionnent), observation participante à la déchetterie de Thise en compagnie d'un ressourcier.

Ces deux journées nous ont permis de recueillir des matériaux ethnographiques très disparates qui ne correspondaient pas forcément à notre question de départ. En effet, nous avions devant nous des montagnes d'objets délaissés sans disposer d'un accès direct aux discours, représentations et pratiques des ménages. Nous débutions notre terrain sans vraiment savoir ce que nous cherchions, ce qui nous mettait quelque peu mal à l'aise auprès des membres de TRI : nous avions le sentiment d'occuper une place de « touriste », d'« intrus ». La médiation d'un proche tout au long de ces deux jours facilitait le contact et, en même temps, freinait un investissement direct et total de notre part dans le collectif.

Seul l'après-midi en déchetterie nous a permis d'observer les comportements des personnes qui viennent se débarrasser de certains objets et en donner au local ressourcerie. En aidant le ressourcier à trier les objets qu'on lui amenait et en discutant avec lui, nous avons pu prendre conscience de la relativité de la notion de déchet : les particuliers sauvent certains de leurs anciens objets de la déchéance en voulant leur donner une seconde vie mais ils s'appuient chacun sur des conceptions et des critères différents pour justifier leur réinsertion dans le cycle économique.

10 Syndicat mixte de Besançon Et de sa Région pour le Traitement des déchets.

Assurément, les comportements des individus variaient d'un extrême à l'autre selon le type d'objet légué (avec ou sans réelle valeur économique et sentimentale), son état (comme neuf ou fortement dégradé), l'attente de rétributions symboliques inhérentes à ce don (geste intéressé ou désintéressé), la connaissance et le soutien du projet associatif de l'association TRI.

Cette première expérience nous a aussi permis de matérialiser l'ampleur du gaspillage dans nos sociétés de consommation : tous les objets apportés par les particuliers ne sont pas valorisables pour diverses raisons. La première est que, en considération de l'ampleur du gisement d'objets donnés qui sont en bon état et qui, par conséquent, peuvent être directement réintégrés dans le circuit économique par le biais du magasin ressourcerie, la réparation des objets qui sont abimés ou cassés est une perte de temps et d'argent. La deuxième est que certains objets manquent de débouchés (beaucoup d'achat dans le circuit neuf et très peu dans le circuit d'occasion) ou sont obsolètes.

2.B. Échanges avec des élus et des techniciens : affinage de la problématique

A la suite de ces deux jours d'immersion nous avons pu participer à la conférence de presse de la CAGB pour la mise en place de la redevance incitative grâce à l'appui du directeur de la communication de cette collectivité. L'objet de notre présence à cet événement était moins la captation du discours des élus et techniciens présents (nous avions déjà commencé à le recueillir à travers la littérature grise que produisent ces institutions) que l'insertion parmi un réseau d'acteurs en charge des questions qui nous intéressent ainsi que le signalement de notre présence sur ce terrain. Nous avons ainsi pu prendre contact avec le directeur du service « gestion des déchets » de la CAGB qui nous a recommandé de rencontrer le chargé de mission « prévention des déchets » puisque ce dernier s'occupe des politiques de tri et supervise, en partie, les actions de compostage (cette dernière compétence étant déléguée au service « valorisation organique » du SYBERT).

Nous avons été agréablement surpris par l'attention et la considération qu'ils ont bien voulu accorder à notre projet de recherche. Avec un peu de recul, ceci s'explique par le fait que, étant donné que la CAGB est l'agglomération pilote pour la mise en place de la redevance incitative en milieu urbain, les techniciens travaillent par tâtonnements pour trouver des solutions aux problèmes qu'ils rencontrent. Ainsi, les certitudes sur les orientations à donner pour que ce système fonctionne ne peuvent relever que du court terme, ce qui nécessite une redéfinition constante des moyens d'action. Afin de trouver les solutions techniques les plus adaptées, la CAGB « fait feu de tout bois » et tente de varier les expertises et les points de vue. A cela s'ajoute surement aussi l'habitude d'accueillir des stagiaires au sein de leur structure territoriale.

Cette conférence de presse nous a amené à réaliser davantage l'ampleur et la complexité de

la thématique des déchets ménagers. Une multitude de facteurs entrent en compte lorsque l'on souhaite étudier les comportements d'une population à l'échelle d'une telle agglomération : socialisation rurale/urbaine, mode d'habitat (pavillonnaire/collectif), type de consommation, sensibilité environnementale, etc. Il était donc nécessaire de restreindre la population enquêtée au niveau des caractéristiques pouvant amener à des gestions différenciées des déchets ménagers afin de tenter de dégager des représentations et des pratiques communes au sein d'un groupe plus étroitement défini ayant adopté des comportements vertueux.

Nous avons alors choisi de nous focaliser sur la population des guides composteurs qui a émergée très récemment et qui fait figure de précurseur en matière d'engagement citoyen dans la prévention des déchets ménagers. Pour saisir les représentations de ce groupe, nous devions entrer directement en contact avec certains de ses membres par le biais d'une structure associative de terrain (Trivial Compost) afin de sortir d'un discours trop institutionnalisé et, ainsi, adopter une approche relevant de la démarche ethnographique qui, « grâce à l'immersion de l'enquêteur dans le milieu enquêté, restitue les visions d'en bas plus variées qu'on ne le croit ; elle permet le croisement de divers points de vue sur l'objet, éclaire la complexité des pratiques, en révèle l'épaisseur. »11. Cette redéfinition de la population enquêtée a entrainé une reformulation de la problématique dorénavant plus affinée et circonscrite : Quel est le rapport aux déchets des guides composteurs ?

2.C. Observation participante, familiarisation avec le milieu enquêté

Nous avons contacté Florian, salarié de l'association Trivial Compost, grâce à un réseau de connaissances partagées et nous nous sommes renseignés sur cette structure par internet. Un rendezvous a été pris au local de l'association pour discuter avec ce dernier, ainsi qu'avec les deux autres salariés (Jean et Zoé), du projet et des actions qu'ils mènent.

Notre expérience associative en tant que bénévole, puis volontaire (service civique) nous a permis de rapidement saisir les enjeux inhérents à leur projet associatif et de nous faire accepter comme des pairs. De même, la quasi-totalité des membres fondateurs de l'association étaient des amis de promotion en licence de sociologie à Besançon et, parmi les trois salariés de l'association, deux ont un cursus de sociologie de niveau Master 2 (Jean et Zoé), ce qui nous a directement placé dans une position d'homologues qui s'attaquent aux mêmes épreuves qu'ils ont eu à franchir. Enfin, nous avons été enthousiasmés par les valeurs que véhicule l'association et nous nous sommes beaucoup reconnus à travers ses membres. Cet investissement affectif qui engageait nos convictions a constitué un atout pendant la phase de recueil des matériaux en développant notre curiosité et en instaurant un climat de confiance avec le milieu enquêté, essentiel pour dépasser l'asymétrie que

11 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, op. cit., p. 7.

peut engendrer la relation d'enquêteur à enquêté12. Cependant, concernant la phase d'analyse, il nous a fallu prendre du recul sur les matériaux glanés afin de ne plus les considérer sur un mode personnel créateur d'évidences qui empêche de franchir certains paliers analytiques. Il s'agissait donc de déconstruire les rapports aux déchets des guides composteurs et des membres de Trivial Compost pour mieux saisir leurs essences.

Le lendemain de cet après-midi au local, nous avons passé la journée chez Zoé avec Jean, Florian et d'autres membres de l'association afin de les aider à préparer le repas pour la première réunion du réseau des guides composteurs qui a eu lieu le soir même. Une fois de plus, nous nous retrouvions dans un climat familier (appartement étudiant, préparation collective d'un événement associatif) propice à la collecte de matériaux. Ainsi, notre investissement aux côtés de l'association nous a permis de trouver notre place au sein du milieu enquêté et ainsi de pouvoir discuter librement de l'association et du projet de réseau des guides composteurs. En fin d'après-midi, nous sommes tous partis installer la salle de réunion gracieusement mise à disposition par le Foyer des Jeunes Travailleurs des Oiseaux.

Les premiers guides composteurs sont arrivés dans une ambiance un peu crispée mais, au bout de quelques minutes, les langues se sont déliées et le compostage, sujet fédérateur, alimentait toutes les discussions. J'assistais à une situation inédite : pour la quasi-totalité des guides composteurs c'était la première fois qu'ils avaient l'occasion d'échanger sur la pratique du compostage avec leurs homologues et les bénévoles de l'association. D'habitude, ils n'ont comme interlocuteur quasi-exclusif que les salariés de Trivial Compost et les intervenants du SYBERT en charge de la valorisation organique qui sont quotidiennement sur le terrain. Après un bref tour de table pour que chacun puisse se présenter et expliquer en quelle qualité il participait à la réunion, Florian a présenté l'association à l'aide d'un powerpoint. Cette étape paraissait largement justifiée car, pour certains guides composteurs, Trivial Compost a un statut flou qui oscille entre les attributs d'un prestataire des collectivités publiques, d'une association à dimension militante et d'une entreprise employant des salariés. Nous avons également profité de cette réunion pour demander à trois des quatre guides composteurs enquêtés de m'accorder postérieurement un entretien.

Quelques jours plus tard, nous avons eu rendez-vous avec le chargé de mission « prévention des déchets » pour comprendre quelles dimensions de notre travail pourraient intéresser les techniciens de la CAGB dans les difficultés qu'ils rencontrent déjà ou qu'ils risquent de rencontrer avec la mise en place de la redevance incitative. Clairement, le point noir est l'habitat collectif qui constitue le mode de résidence majoritaire de la population de l'agglomération bisontine. Nous

12 Comme l'écrivent Beaud et Weber : « Surtout, pas de neutralité axiologique au moment de l'observation. Vous vous condamneriez à ne rien remarquer du tout. ». Ibid., p. 138.

décidons donc de focaliser notre travail sur le compostage en pied d'immeuble et projetons d'élargir notre champ d'étude au tri des autres matières dans le cadre d'un travail de deuxième année de master.

3. Les entretiens : entre usage exploratoire et usage principal

Notre démarche d'enquête consistant à saisir les pratiques et les représentations du déchet par le bas, l'outil d'investigation qu'est l'entretien semi-directif s'est imposé comme une évidence. Comme le rappellent Blanchet et Gotman, au niveau historique, la mise en place de la technique de l'entretien en sciences sociales « constitue une étape charnière dans le mode d'interrogation, dans la mesure où on passe progressivement de la recherche des réponses aux questions d'un savoir scientifiquement constitué, à la recherche des questions élaborées par les acteurs sociaux euxmêmes. »13.

Ainsi, à travers l'entretien le chercheur s'efforce d'interroger les représentations, les croyances, les opinions, les attitudes et les valeurs qui s'ancrent la plupart du temps dans des « micro-phénomènes sociaux »14 : « C'est un savoir que les individus d'une société donnée ou d'un groupe social élaborent au sujet d'un segment de leur existence ou de toute leur existence. C'est une interprétation qui s'organise en relation étroite au social et qui devient, pour ceux qui y adhèrent, la vérité elle-même ; une vérité en acte. [...] L'activité idéologique, qui sert toujours à justifier ce qui est, et convertit ce qui est en devoir-être, consiste ainsi non seulement à ordonner le monde et à conforter sa structure, mais à le rendre propre à vivre. [...] L'enquête par entretien est ainsi particulièrement pertinente lorsque l'on veut analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, aux évènements dont ils ont pu être les témoins actifs ; lorsque l'on veut mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à partir desquels ils s'orientent et se déterminent. [...] La valeur heuristique de l'entretien tient donc à ce qu'il saisit la représentation articulée à son contexte expérienciel et l'inscrit dans un réseau de signification. »15.

Concernant l'utilisation et la structuration des entretiens, nous avons adopté une démarche hybride entre usage exploratoire et usage principal. Étant donné le cadre général de ce travail où l'investigation empirique est limitée, notre travail d'enquête, en sus des observations, est constitué de quatre entretiens semi-directifs. Il s'agissait de commencer à « débroussailler » le terrain en vue d'un second mémoire de Master 2, tout en tentant de dégager quelques résultats des matériaux recueillis.

13 BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, op. cit., p. 8.

14 Ibid., p. 27.

15 Ibid., p. 23-25.

3.A. Définition de la population enquêtée et taille du corpus

Dans cette perspective, nous nous sommes attelés à réaliser des entretiens approfondis avec les guides composteurs qui avaient exposés un point de vue « construit » lors de la réunion du réseau des guides composteurs. Le choix de la population enquêtée est toujours arbitraire, ce qui ne constitue pas pour autant un biais puisque « les entretiens approfondis ne visent pas à produire des données quantifiées et n'ont donc pas besoin d'être nombreux. Ils n'ont pas vocation d'être "représentatifs". [...] La logique de l'enquête ethnographique vous conduit à faire des choix, à nouer des alliances qui vous rapprocheront de certains et vous couperont d'autres. »16.

En même temps, nous avons également cherché à varier les caractéristiques sociales de la populations enquêtée selon plusieurs variables : l'âge (actifs/retraités), le type d'habitat (logement social/résidence), la date de lancement du site de compostage (médiation de l'ancien prestataire/médiation de Trivial Compost). De plus, une variable plus subjective est également à prendre en compte dans le choix de la population enquêtée : l'affinité intellectuelle entretenue avec certains guides composteurs. En effet, certains interviewés (Christian17, Vincent et Émeline) partageant les conceptions de Trivial Compost m'avaient été recommandés par Jean ou Florian et, lors de la réunion du réseau des guides composteurs, soutenaient un discours confortant la problématique de mon enquête. Enfin, le critère de disponibilité a eu une légère influence sur le corpus sélectionné car nous nous sommes vu refuser un entretien par un guide composteur faute de disponibilité.

Par crainte de nous enfermer dans un cadre analytique restreint à cause d'une population enquêtée trop homogène, nous avons contacté des guides composteurs ayant démarré leur projet avant que Trivial Compost ne soit le prestataire du SYBERT et qui n'ont donc jamais travaillé avec cette association. « La constitution du corpus diversifié subit une double contrainte et résulte, en règle générale, du compromis entre la nécessité de contraster au maximum les individus et les situations et, simultanément, d'obtenir des unités d'analyse suffisantes pour être significatives. Diversifier mais non disperser. Et dans cette diversification, maximiser les chances d'apparition "d'au moins quelques cas capables de perturber notre système et de nous pousser à remettre en question ce que nous croyons savoir" (Becker, 2002, p. 31) »18.

16 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, op. cit., p. 156.

17 Bien que les enquêtés nous aient donné leur accord pour que leur identité apparaisse dans ce travail, nous avons tout de même décidé d'anonymer leurs noms de famille. Au vu du rapport de confiance qui s'est instauré avec ces derniers, nous nous autorisons à les appeler par leurs prénoms.

18 BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, op. cit., p. 50-51.

Guide
composteur

Âge

Type d'habitat

Date de
lancement du
site de
compostage
et prestataire

Interviewé
recommandé
par

Disponibilité

Durée de
l'entretien

Christian

68
ans

Ensemble de
logements HLM
comprenant 350
appartements dont
40 participent.

Octobre 2011
(Trivial
Compost)

Trivial
Compost

Retraité

4h00

Vincent et
Émeline

34 et
32
ans

Résidence de 20
logements dont 13
participent.

Octobre 2011
(Trivial
Compost)

Trivial
Compost

Actifs qui
savent
prendre le
temps

2h00

Gérard

64
ans

Résidence de 13
logements dont 6
participent.

Novembre
2010
(Philippe
Lacroix)

SYBERT

Retraité

1h45

Enfin, il nous semblait essentiel de mener un entretien avec un des fondateurs de Trivial Compost afin de pouvoir mieux contextualiser et analyser les fondements des pratiques, des représentations et des valeurs que véhicule l'association, et ainsi rendre plus intelligible les relations qu'elle entretient avec le SYBERT et les guides composteurs. Nous avons donc décidé de nous entretenir avec Jean, le fer de lance de l'association, qui s'est très bien prêté à cet exercice auquel il est habitué. Capter le point de vue des guides composteurs est sans intérêt si nous n'essayons pas de le mettre en rapport avec celui des acteurs de terrain responsables de la mise en place des projets de compostage en habitat collectif. A ce titre, nous envisagions également de mener un entretien avec Louise Rouget qui est en charge de la valorisation organique au SYBERT mais cela n'a pas été nécessaire car son point de vue était plus officiel, moins personnel19. Elle a plutôt pris un rôle d'informateur à travers nos échanges de mails, la documentation de terrain qu'elle nous a fournie et la rencontre qu'elle a bien voulu nous accorder.

3.B. Passation : structure des entretiens et position des enquêtés

Concernant la structure des entretiens, nous avons réalisé un guide thématique comprenant une consigne initiale, puis nous avons transformé les différents aspects que nous voulions aborder en questions. Cette formalisation du guide d'entretien était plus destinée à nous rassurer, à nous donner une certaine contenance face à nos interviewés. Nous ne l'avons jamais suivi à la lettre,

19 « Ainsi, lorsqu'on souhaite s'entretenir avec un responsable administratif, est-il souvent difficile de le convaincre "que ce que l'on souhaite, c'est recueillir son point de vue, et non le point de vue officiel de l'administration en charge du problème" que l'enquêteur a toutes les chances de déjà connaître (Muller, 1999, p. 70). ». Ibid., p. 49.

l'important étant que tous les thèmes consignés soient abordés de façon ouverte.

Ainsi, les entretiens ont été plus ou moins structurés selon le profil des enquêtés : seul l'entretien avec Gérard a pris une tournure relativement formelle car il attendait nos consignes et nos questions même si un rapport de confiance propice à la confidence s'est très vite installé. Avec Vincent, Emeline et Christian, la majorité des thématiques ont pu être balayées grâce à de simples relances (écho, interprétation, questions pour que l'enquêté précise son point de vue) et parfois des contradictions. Ceci peut s'expliquer par la proximité sociale et les affinités intellectuelles qui ont caractérisé nos relations enquêteur-enquêtés20. Pour finir, nous avons seulement noté les grandes thématiques que nous voulions aborder pour l'entretien avec Jean car ce dernier connait déjà tous les dessous de l'entretien en sociologie. Il n'y avait donc pas besoin de tant de formalisme pour susciter et capter son discours sur ce thème, d'autant plus que nous maitrisions davantage le guide d'entretien.

Au niveau de la position interlocutoire des interviewés, ceux-ci se sont posés en quasi-experts du compostage et nous ont offerts un discours personnel pré-construit21. Ces entretiens approfondis constituent en quelques sortes des auto-analyses, ce qui facilite la tâche de l'enquêteur : « Le cas idéal (et limite) est celui où l'enquêté, pour différentes raisons que vous aurez à analyser, met à profit l'entretien avec vous pour se faire sociologue de lui-même et de son milieu. C'est ce type d'entretien qui peut donner lieu à publication : l'entretien transcrit se transforme en récit. »22. C'est aussi ce type d'entretien qu'il est nécessaire de transcrire intégralement afin de pouvoir « les interpréter, les analyser, réfléchir à la « dynamique » de l'entretien, etc. »23.

Avant d'établir des pistes d'analyse sociologique concernant le système de compostage collectif bisontin à partir des matériaux recueillis, nous tenterons de comprendre en quoi la redevance incitative introduit une modification profonde dans le mode de financement du SPED et nous détaillerons dans quel cadre particulier cette modification intervient à Besançon.

20 « Les configurations a priori les plus favorables à la production de discours sont celles qui se rapprochent le plus des situations courantes de forte proximité (rapport de séduction conversation entre amis, demande d'aide à un conseiller...). [...] De manière générale, la proximité sociale, et non plus interpersonnelle, rend l'entretien plus aisé dans la mesure où interviewer et interviewé se situent dans un univers de références partagé. ». Ibid., p. 71.

21 « Lorsque le thème est familier à l'interviewé, celui-ci tend à se poser comme expert et à diminuer sa dépendance thématique à l'égard de l'interviewer : les représentations et raisonnements qu'il communique à l'interviewer font appel à une pensée déjà élaborée et à une mémorisation active. Le discours pré-construit est alors peu sensible aux mécanismes de l'interlocution. ». Ibid., p. 74.

22 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, op. cit., p. 208.

23 Ibid.

Chapitre 2. La redevance incitative 1. Les différents modes de financement du SPED

Tout d'abord, rappelons que les modes de financement du Service Public d'Élimination des Déchets (SPED) relèvent principalement d'une logique fiscale et, plus rarement, d'une logique commerciale.

1.A. La Taxe d'Enlèvement des Ordures Ménagères (TEOM) et le financement

par le budget général

D'une part, la TEOM, est un impôt local perçu avec la taxe foncière dont le montant varie en fonction de la valeur du logement. Ce mode de financement est largement majoritaire en France : en 2008, 85 % de la population était assujettie à la TEOM pour financer le SPED. D'autre part, le financement par le budget général s'appuie sur les quatre taxes directes locales et concernait 5 % de la population en 2008. Cumulés, ces deux modes de financements par voie fiscale s'appliquaient à 90 % de la population française24. Or, la logique fiscale est de plus en plus remise en cause, notamment par les lois 1 et 2 du Grenelle de l'environnement, car elles ne prennent pas en compte l'utilisation réelle du service.

1.B. La Redevance d'Enlèvement des Ordures Ménagères (REOM)

A l'inverse, la REOM, qui s'adresse au 10% restants de la population, consacre le principe de pollueur-payeur et fait passer le SPED d'une logique fiscale (s'adressant à des contribuables) à une logique commerciale (s'adressant à des usagers) en cherchant à calquer le coût du service rendu à chaque ménage sur son niveau de consommation réel. Parmi les différents systèmes de REOM, nous pouvons en distinguer deux :

- la redevance dite classique, calculée en fonction du nombre de personnes dans le foyer, indicateur fixe qui reflète grossièrement le niveau de consommation réel du foyer, et qui a une très faible portée incitative ;

- la redevance incitative qui intègre des variables traduisant le niveau de consommation du SPED pour calculer la facture de chaque usager et qui est plus ou moins incitative selon le choix et l'importance des variables.

La redevance incitative est un mode de financement du SPED qui a fait ses preuves à l'étranger
(Autriche, Belgique, Finlande, Allemagne, Luxembourg, Suède et Suisse)25 et qui a commencé à se

24 ADEME, Les modes de financement du service public d'élimination des déchets, [En ligne], http://www2.ademe.fr/servlet/KBaseShow?sort=-1&cid=96&m=3&catid=17432 (page consultée le 28/05/2012)

25 « On peut remarquer ainsi qu'à une exception près (le Danemark), les pays où la redevance incitative est courante

développer en milieu rural sur le territoire français à la fin des années 1990.

2. La redevance incitative : qu'est-ce que c'est ?

2.A. Définition

« La redevance incitative est une REOM dont le montant varie en fonction de l'utilisation réelle du service par l'usager »26 (principe du pollueur-payeur), c'est-à-dire généralement en fonction du poids et/ou du volume et/ou du nombre de ramassages. Divers systèmes de redevance incitative existent selon qu'ils privilégient l'une ou l'autre, voire plusieurs, de ces variables. Le principe de facturation de la redevance incitative comprend une part fixe, qui couvre les dépenses non liées aux quantités d'ordures ménagères résiduelles collectées (collecte sélective, déchèteries, usines de tri, frais administratifs, frais de communication) et qui peut être comparée à un abonnement au service, ainsi qu'une part variable, liée aux quantités d'ordures ménagères résiduelles (non triées) produites par l'usager et calculée en fonction du ou des critères retenus (poids, volume, nombre de ramassages).

2.B. Objectifs

Plusieurs objectifs sont visés à travers l'adoption de ce mode de financement incitatif :

- La réduction des déchets (prévention des déchets à la source par l'éco-consommation, le compostage, le réemploi) ;

- L'augmentation de la valorisation matière par le recyclage ou le compostage grâce à l'amélioration du tri des ménages ;

- La maîtrise de la hausse du coût du SPED (moins de dépenses liées à l'augmentation des coûts d'incinération et d'enfouissement ; plus de recettes de valorisation et soutiens à la tonne triée) ;

- L'amélioration de la transparence des coûts du SPED par la création d'un budget annexe (dissociation de la taxe foncière) ;

- La responsabilisation de l'usager et la rationalisation de l'utilisation du service avec la consécration du principe pollueur-payeur (si l'usager intègre la rationalité économique que

sont ceux où la politique nationale de gestion des déchets est favorable. Si la redevance incitative apparaît immédiatement comme une affaire essentiellement municipale (ou intercommunale), le niveau politique national n'en demeure pas moins important. [...] La redevance incitative est largement diffusée dans les pays du nord (à l'exception de la Grande Bretagne où la redevance incitative est juridiquement interdite), tandis qu'elle est inexistante ou presque dans les pays méditerranéens. L'observation de ce clivage culturel traditionnel confirme ainsi l'importance des cultures nationales. ». ADEME, Avec la redevance incitative, les usagers paient en fonction de ce qu'ils jettent, Recueil des interventions de la Journée technique nationale du mercredi 14 juin 2006, Angers : ADEME Éditions, 2006.

26 ADEME, Dossier : la redevance incitative, Juillet 2006, p. 1.

suggère la redevance incitative, il trouve un intérêt à trier, à ne sortir son bac que lorsqu'il est plein, à emmener certains déchets en déchèterie, etc.).

Ainsi, en ne facturant que le contenu de la « poubelle grise », la REOM incitative entraîne une évolution notable de la répartition des tonnages qui se déplacent des ordures ménagères résiduelles vers la collecte sélective, les déchèteries et le compostage (effet ciseau), contrairement à la redevance dite « classique » (calculée en fonction du nombre de personnes par foyer) qui n'a aucun effet notable27. La redevance incitative avec pesée embarquée est le système qui reflète le plus fidèlement le niveau de consommation de chaque ménage et qui incite le plus les usagers à optimiser l'utilisation des moyens mis à disposition pour détourner les flux de déchets vers la valorisation matière. Nous verrons que nous assistons aujourd'hui à un déplacement sémantique qui tend à consacrer la redevance incitative avec pesée embarquée comme la seule REOM réellement incitative. Son fonctionnement est décrit dans le schéma ci-après.

Schéma 1 : Mode de fonctionnement de la redevance incitative avec pesée embarquée.

Source : ADEME, Avec la redevance incitative, les usagers paient en fonction de ce qu'ils jettent, Recueil des
interventions de la Journée technique nationale du mercredi 14 juin 2006, Angers : ADEME Éditions, 2006.

27 BÉNARD François, « Gestion des déchets et développement de la redevance incitative : exemple de transformation du modèle économique d'un service public », in Flux, 4/2008 : n° 74, p. 35.

3. Les limites de la redevance incitative

Cependant, le mode de financement du SPED par la redevance incitative reste largement minoritaire en France (puisqu'à peine 1 % de la population y est assujettie28) bien qu'un nombre croissant de collectivités s'y intéresse. Ceci s'explique par les nombreux freins que peuvent rencontrer les communes ou les Établissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI) dans l'adoption de ce système et qui relèvent tant de l'organisation interne des services compétents que des doutes concernant les réactions de la population.

3.A. La nécessité du volontarisme des élus et de la réorganisation du SPED

3.A.a. Une vision sur le long terme nécessitant un portage politique conséquent

L'adoption de la redevance incitative nécessite une vision sur le long terme de la part des élus locaux. En effet, le transfert de tonnages des ordures ménagères résiduelles vers la collecte sélective permet de contenir (et non réduire) les coûts de collecte et de traitement en déplaçant les charges croissantes liées au recours à l'incinération et à la mise en décharge (solutions obsolètes confrontées à des mises au normes prohibitives et ne bénéficiant pas d'aides financières) vers la valorisation matière (solution, couteuse certes, mais promise à un bel avenir avec l'explosion du coût des matières premières et les aides financières allouées), comme en témoigne le graphique 3 (page suivante) qui modélise ce phénomène. Or cette nécessité d'appréhension sur le long terme entre en contradiction avec la logique électoraliste29 puisque les économies réalisées grâce à l'adoption de la redevance incitative ne pourront pas être directement mobilisées dans le bilan politique de l'élu : « La REOM est parfois apparue à certains élus comme difficile à faire comprendre. En effet, elle implique un effort supplémentaire de la part des usagers, sans qu'ils paient systématiquement moins cher au total. Le message selon lequel « la REOM permet non pas de diminuer les coûts, mais de contenir leur prochaine augmentation » peut s'avérer politiquement difficile à assumer. »30.

28 Ibid., p. 31.

29 Assurément, « cette diversité des cadres temporels de l'application du DD urbain ne coïncide guère avec les périodes rapprochées qui gouvernent la gestion publique, qu'il s'agisse du temps politique - la durée d'un mandat, les campagnes électorales - ou de la comptabilité publique, suivant un principe d'amortissements des investissements. ». HAMMAN Philippe, BLANC Christine, Sociologie du développement durable urbain. Projets et stratégies métropolitaines françaises, Bruxelles : Peter Lang, 2009, p. 145.

30 DIRECTION DES ETUDES ECONOMIQUES ET DE L'EVALUATION ENVIRONNEMENTALE DU MINISTERE DE L'ECOLOGIE ET DU DEVELOPPEMENT DURABLE, Causes et effets du passage de la TEOM à la REOM, Août 2005, p. 50.

Graphique 3 : La redevance incitative : l'effet ciseau garant de la maîtrise des coûts du SPED.

Source : COURBET Sylvie, « Les effets observés sur les quantités de déchets et sur les coûts », in ADEME, Avec la
redevance incitative, les usagers paient en fonction de ce qu'ils jettent
, Recueil des interventions de la Journée
technique nationale du mercredi 14 juin 2006, Angers : ADEME Éditions, 2006.

Ce constat, partagé par tous les analystes, a pour corollaire que la mise en place de la redevance incitative nécessite un portage politique conséquent qui passe par une communication soutenue et pédagogique auprès des ménages, déterminante dans l'acceptation sociale du nouveau mode de financement : « Un projet mal présenté ou mal défendu est peu susceptible d'emporter l'adhésion des usagers, alors même que ceux-ci sont placés au coeur du dispositif. La communication (sous différentes formes non exclusives : réunions publiques, lettres d'information, articles dans la presse locale, création d'un magazine spécifique, etc.) doit donc refléter l'engagement politique des élus. »31.

3.A.b. Réorganisation du SPED et lourdeur de gestion

Sur le plan pratique, l'instauration de la redevance incitative nécessite une réorganisation du SPED, tant au niveau de l'administration qu'au niveau du service de collecte, qui peut constituer un facteur de découragement pour les élus locaux.

Au niveau administratif, la redevance incitative génère des lourdeurs de gestion puisque le recouvrement du coût du SPED est désormais dissocié de la taxe foncière et nécessite, par conséquent, la réalisation d'opérations nouvelles : constitution et mise à jour régulière d'un fichier des redevables ; édition, mise sous pli, affranchissement et envoi des factures aux redevables ; gestion des réclamations et des impayés ; ajustement de la grille tarifaire (part fixe/part variable)

31 BÉNARD François, op. cit., p. 39-40.

pour ne pas subir de déséquilibre budgétaire. Ces lourdeurs de gestion nécessitent une réorganisation du travail au sein du service communal ou intercommunal en charge de la gestion des déchets ménagers, ainsi que des investissements en moyens humains et matériels32.

La redevance incitative implique également une « réorganisation du service de collecte »33, aussi bien au niveau du rythme que des circuits de collectes. Ceci est dû, d'une part, à l'évolution des propriétés du gisement caractérisée par une quantité croissante de matières recyclables et une quantité décroissante de matières résiduelles (effet ciseau) et, d'autre part, au fait que les usagers ne sortent désormais leurs poubelles que lorsqu'elles sont remplies (gain de temps sur le circuit de collecte). La redevance incitative suppose aussi de donner à l'usager les moyens de trier et de réduire ses déchets : mode de collecte approprié (porte-à-porte, points d'apports volontaires), politique de compostage en habitat individuel comme en habitat collectif, bonne couverture du territoire par les déchèteries, informations intelligibles et faciles d'accès.

Bref, à la nécessité de portage politique en externe répond le besoin d'un volontarisme politique en interne pour adapter le SPED au système de la redevance incitative.

3.B. Des doutes face aux réactions de la population

De surcroît, les élus sont nombreux à exprimer leur scepticisme quant aux réactions de la population face à l'instauration de ce nouveau mode de financement du SPED. Une série de critiques concernant l'approbation et l'investissement de la population est régulièrement formulée.

3.B.a. Une recrudescence des comportements inciviques ?

En instaurant une facturation liée à la quantité d'ordures produites par unité domestique, ne risque-t-on pas d'encourager les comportements inciviques tels que les rejets en pleine nature (décharges sauvages), des erreurs de tri volontaires pour réduire la quantité d'ordures ménagères résiduelles facturée (augmentation du taux de refus) ou le détournement d'ordures vers des territoires voisins non assujettis à la redevance incitative (transfert des charges vers la collectivité voisine) ? « Brûlages dans les jardins, dépôts discrets chez le voisin, sur le lieu de travail, dans les corbeilles de la commune limitrophe ou en pleine nature, les modalités imaginables du détournement sont nombreuses. »34. Cet argumentaire est central dans le discours des opposants à la redevance incitative. Or, bien que les comportements inciviques soient difficiles à mesurer, aucune des collectivités ayant adopté la redevance incitative n'a noté de réelle recrudescence d'actes illicites. En ce qui concerne le taux de refus de la collecte sélective - seul indicateur dont nous

32 Ibid., p. 31-32.

33 DIRECTION DES ETUDES ECONOMIQUES ET DE L'EVALUATION ENVIRONNEMENTALE DU MINISTERE DE L'ECOLOGIE ET DU DEVELOPPEMENT DURABLE, op. cit., p. 46.

34 Ibid., BÉNARD François, op. cit., p. 31-32.

disposons pour mesurer les comportements inciviques - ceux-ci restent stables même si une augmentation est parfois constatée la première année de mise en place de la redevance incitative (phase d'adaptation).

3.B.b. Une application limitée en habitat collectif

Si l'application de la redevance incitative en milieu rural est relativement aisée (habitat pavillonnaire), elle pose de nombreux problèmes en milieu urbain du fait de l'impossible individualisation des charges en habitat collectif (conteneurs communs). Ce problème peut être contourné, comme nous le verrons avec le cas de Besançon, par la désignation du gestionnaire de la copropriété comme « usager du service public redevable de l'acquittement de la redevance »35. Cependant, cette forme de délégation atténue largement la portée incitative du nouveau dispositif puisque la facture est divisée par le gestionnaire entre l'ensemble des copropriétaires. Ainsi, les performances de tri de chaque copropriétaire ne sont pas forcément récompensées ou pénalisées par une baisse ou une hausse de la facture, ce qui remet en cause la possibilité d'atteindre des effets incitatifs en termes de tri dans l'habitat collectif.

3.B.c. Un principe d'équité qui pénalise les ménages les plus fragiles

En transférant les charges des contribuables vers les usagers, « la redevance modifie le paradigme financier du service en le faisant passer d'un principe d'égalité de la contribution vers un principe d'équité »36. Assurément, la TEOM comportait une dimension d'action sociale : puisque celle-ci était calculée en fonction de la valeur du logement occupé, une famille nombreuse résidant dans un appartement exigu d'un logement HLM s'acquittait d'une taxe d'un montant moins onéreux qu'une personne seule résidant dans une grande maison. A priori, la responsabilisation de l'usager s'oppose au principe d'égalité. A titre illustratif, « le SMC du Haut Val-de-Sèvres et Sud Gâtine avait réalisé des simulations à partir de cas réels »37 avant d'instaurer la redevance incitative (tableau 1 ciaprès).

35 Ibid., p. 42.

36 Ibid., p. 32.

37 DIRECTION DES ETUDES ECONOMIQUES ET DE L'EVALUATION ENVIRONNEMENTALE DU MINISTERE DE L'ECOLOGIE ET DU DEVELOPPEMENT DURABLE, op. cit., p. 44.

Tableau 1 : Simulation du changement de tarification avec le passage de la TEOM à la REOM dans le Syndicat Mixte à
la Carte du Haut Val-de-Sèvres et Sud Gâtine

Source : DIRECTION DES ETUDES ECONOMIQUES ET DE L'EVALUATION ENVIRONNEMENTALE DU
MINISTERE DE L'ECOLOGIE ET DU DEVELOPPEMENT DURABLE, op. cit., p. 44.

Cet exemple prouve que la nouvelle grille tarifaire attachée à la redevance incitative risque de pénaliser « les familles nombreuses socialement souvent plus défavorisées »38 et d'alléger principalement les charges des « couples ou personnes seules occupant des logements de grande superficie »39.

Cependant, comme le cas de Besançon nous le démontrera, diverses variables peuvent être ajustées pour concilier le principe d'égalité à la responsabilisation de l'usager.

38 Ibid., p. 45.

39 Ibid.

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