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La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron

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par Théodore Temwa
Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008
  

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3- Une théorie contestable de l'impérialisme.

L'opinion internationale et bon nombre de penseurs situent l'origine de l'inégalité des nations, les multiples guerres dans l'impérialisme. Mais pour R. Aron, ni l'impérialisme n'explique ces faits, ni l'impérialisme ne revêt le sens qu'on lui donne couramment.

Plus généralement dit-il, trois sortes de questions se posent, au sujet de l' « inégalité des nations », questions auxquelles les théories de l'impérialisme, dérivées de celle de Lénine ne permettent pas de donner réponse. La première concerne le passé : le développement des uns a-t-il eu pour condition ou pour cause le sous-développement des autres ? Les pays européens ont-ils dû à leurs possessions coloniales les moyens de leur décollage, puis de leur développement rapide ? La deuxième catégorie de questions porte sur la réalité présente : le développement des pays industrialisés paralyse-t-il celui des pays désireux de suivre la même voie ? Ou encore l'ordre économique mondial, établi et dominé par les Américains et les Européens freine-t-il la progression des sous-développés ? En troisième lieu, on peut se demander si cet ordre peut être baptisé en tant que tel « impérialiste » ? Ou bien, plus précisément, quel sens revêt une telle qualification à partir du moment où toutes les nations ont retrouvé ou conquis leur indépendance ? La relation entre le centre et la périphérie peut-elle être dite impérialiste ?

Posées aux pays du Tiers-monde, ces questions recevraient tout de suite une réponse affirmative. Mais Aron pense justement le contraire. Selon lui, c'est dans les dix dernières années du XIXe siècle que se répandent les diverses idées dont Lénine accomplit la synthèse dans son pamphlet intitulé L'impérialisme, stade suprême du capitalisme :

L'explication des conquêtes coloniales et des conflits européens par l'exigence du capitalisme, l'explication de la « richesse » européenne par « l'exploitation » des autres continents, le glissement du concept d'impérialisme de la signification ordinaire - conquête et domination - vers une signification vaste et vague, à savoir le système économique mondial lui-même dans lequel les pays industrialisés intègrent les autres pays et les soumettent à leur domination.117(*)

Cette lecture pseudo-marxiste des faits paraît à Aron aussi pauvre scientifiquement qu'efficace sur le plan de la propagande dont le régime soviétique a toujours fait preuve. Ainsi, poursuit-il, on en vient à la conjoncture actuelle : le Tiers-monde met les Occidentaux en accusation tout en leur demandant de l'aide. Mais quels qu'aient été leurs « crimes » dans le passé, les Occidentaux ne doivent pas leur niveau de vie aux bas prix des matières premières ; la productivité du travail, qui s'exprime dans le PNB par tête, ne ressemble pas à l'or ou aux diamants que les envahisseurs emportaient en signe et profit de la victoire.

Cette responsabilité historique que personne ne peut nier n'équivaut pas à la culpabilité que les avocats des pays sous-développés imputent à l'Occident. En quel sens développement et sous-développement se rattachent-ils l'un à l'autre, comme le droit et l'envers, la cause et l'effet, le maître et l'esclave, le riche et le pauvre, s'interroge Aron ? Les deux concepts se rattachent en un premier sens purement verbal : le sous-développement n'existe que par le développement. Les deux mots, les réalités qu'ils désignent résultent d'une comparaison. En un deuxième sens, historiquement et plus significatif. Le même processus historique, la formation du marché mondial, aboutit à l'inégalité des nations, au contraste entre les pays riches et les pays pauvres. Dire donc que c'est le colonialisme qui empêcha, ou tout au moins ralentit le développement et, par conséquent, détermina le sous-développement est selon lui une fausse accusation. Car,

Il suffit d'observer des pays comparables pour se convaincre que le sous-développement accompagnait nécessairement le développement parce que certains Etats s'étaient engagés dans la voie de l'économisme et de l'industrie et que d'autres Etats ou peuples avaient pris du retard.118(*)

Le développement spectaculaire du Japon prouve au moins que la dialectique du développement et du sous-développement, dépendit, pour une part, de la réponse des non-Occidentaux au défi de l'Occident. « Cette méditation uchronique, sur une histoire qui n'a pas eu lieu, conclut-il, me paraît, en dernière analyse, vaine »119(*).

Lénine reprend, selon Aron, tous les thèmes de ses prédécesseurs libéraux ou socialistes : exportations des capitaux, conquêtes coloniales, découpage de zones d'influence, capital financier, cartellisation industrielle et il aboutit à un schème de l'histoire. D'abord la décomposition du capitalisme concurrentiel en capitalisme des monopoles ; ensuite l'expansion nécessaire vers le dehors de ce capitalisme en putréfaction, peu importe que ce débordement prenne la forme de conquête proprement dite ou d'exploitation économique ; enfin la guerre européenne surgie des Balkans par hasard mais dont le partage du monde entre les principaux pays constitue l'enjeu. C'est la structure du capitalisme monopolistique qui implique l'expansion vers les territoires extérieurs, baptisés colonies hier, Tiers-monde aujourd'hui. C'est cette même structure, combiné avec la loi de l'inégal développement, qui exclut l'accord amiable entre les intérêts nationaux, c'est l'incompatibilité entre ces intérêts économiques qui détermine enfin la guerre à mort - guerre impérialiste de toutes parts puisque la guerre, continuant la politique intérieure des Etats, garde la même qualification que cette politique. Les Etats ont une politique impérialiste avant 1914, ils continuent à la mener pendant les hostilités.

De l'avis d'Aron, cette lecture marxiste-léniniste transfigure les faits en les présentant comme la preuve du passage de la phase concurrentielle à la phase monopolistique et du passage du capitalisme des monopoles à l'impérialisme. Les territoires d'Afrique que les pays européens ont aisément eu à conquérir ne représentaient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, qu'une fraction dérisoire du commerce extérieur, ils n'absorbaient qu'un faible pourcentage des capitaux que le vieux continent, banquier du monde, plaçait au dehors : comment donc retenir, dans ces conditions, l'interprétation selon laquelle la conquête coloniale ne serait que la forme extrême, l'expression nécessaire d'une expansion, elle-même inséparable des économies capitalistes ?

La deuxième proposition sur le caractère belliqueux des sociétés capitalistes paraît aussi « arbitraire » à Aron. Les économies européennes, en raison même de leur développement industriel, sont pour les unes et les autres les meilleures clientes. Concernant les causes de guerres et précisément de la Guerre de 1914,

J'attends encore, dit-il, que quelqu'un me démontre pourquoi une guerre dont l'occasion fut la rivalité germano-slave dans les Balkans, dont le théâtre principal fut l'Europe, dont l'enjeu dans la conscience des acteurs, du jour ou le canon tonna, fut le rapport des forces à l'intérieur du système diplomatique européen, aurait en réalité une autre origine ou une autre portée. Par quelle subtilité parviendra-t-on à démontrer que l'Afrique ou l'Asie [en] étaient la cause [...] ? En quoi les terres lointaines constituaient-elles un enjeu plus authentique que le statut de l'Europe centrale et orientale ?120(*)

En vérité, poursuit-il, pour qui interroge le passé sans opinion préconçue, tous les faits orientent l'esprit dans la même direction, tous suggèrent la même interprétation. La guerre de 1914 a surgi à la façon d'une guerre ordinaire au siècle de l'industrie. C'est dans son déroulement et ses conséquences qu'elle porte la marque du siècle auquel elle appartient et dont elle est une expression tragique. Entre 1914 et 1945, la technique de production et de destruction avait franchi plusieurs étapes. Suivant cette logique argumentative, les guerres n'ont pas été mondiales seulement parce que les répercutions en ont été perçues jusqu'aux extrémités de la planète. C'est qu'elles ont été livrées avec des instruments, au nom des valeurs (ou des mots) de la civilisation européenne. Plus qu'à aucune autre époque, les armées, par leur structure comme par leur équipement, sont aujourd'hui le reflet des sociétés.

Cette guerre était donc selon Aron une « guerre d'hégémonie » ou une « guerre d'équilibre » dans le système des relations entre Etats souverains.

Déclenchée à propos d'un conflit diplomatique secondaire, généralisée par le système des alliances, rendue hyperbolique par la transcription et les ressources industrielles, la Guerre de 1914-18 fut à l'origine de la deuxième Guerre mondiale parce que la victoire revint aux adversaires de la solution hégémonique et que les vainqueurs furent incapables d'établir un équilibre réel.121(*)

Ainsi pour Aron, ni les relations commerciales asymétriques, ni l'implantation des filiales des multinationales ne constituent de l'impérialisme. « Le plus souvent, affirme-t-il, [les multinationales] contribuent à la croissance économique du pays d'accueil plus qu'elles n'en compromettent l'indépendance diplomatique. »122(*)

Ceci permet de voir, selon Aron, que les sociétés capitalistes ne sont pas des empires. Les Etats-Unis et l'Ouest ne sont pas des empires, ou alors font « de l'impérialisme sans empire ».

Non que je veuille nier « la loi de l'inégal développement ». Mais cette inégalité ne date pas du capitalisme et ne présente pas un caractère spécifiquement économique. Ce qui détermine, en effet, historiquement l'instabilité des relations interétatiques, c'est, en effet, l'augmentation inégale des puissances respectives des Etats, la soudaine décadence d'une institution militaire, la montée d'une entité politique auparavant inconnue ou méconnue.123(*)

Seule l'Union Soviétique représente à ses yeux ce qu'il convient d'appeler Etat impérial. L'impérialisme américain est un gigantisme alors qu'on peut à bon escient parler d' « impérium soviétique ». Qui créait, qui innovait, dans l'industrie, au théâtre, dans l'art d'améliorer les relations humaines, demande-t-il ?

Que signifie donc le nouvel ordre économique mondial, slogan qui fait fortune depuis 1973 et la hausse du prix des hydrocarbures, s'interroge Aron ? Disons le brutalement : il ne signifie rien, répond-il. Ni le régime monétaire de fluctuation généralisée, ni les prix des marchés pour les échanges internationaux, ni les rapports de prix entre produits primaires et produits manufacturés ne vont être transformés du jour au lendemain par la communauté des Etats. Ni les règles du jeu monétaire ni celles du jeu commercial ne semblent, pour l'instant négociables. Ces règles n'empêchent nullement les pays de la périphérie, estime-t-il, de protéger leurs industries naissantes ou de nationaliser les filiales des sociétés dites multinationales ni de poser leurs conditions aux investissements directs. A l'intérieur du système international, politique ou économique, la dépendance réciproque des Etats comporte une asymétrie, en faveur des forts et des riches. Mais si l'on appelle impérialisme le fait même de la dépendance des exportateurs de matières premières par rapport à la conjoncture des pays industrialisés, on finira, dit-il, par confondre, sous le même vocable, cette dépendance inévitable et l'envoi des chars soviétiques à Prague, ou, si l'on préfère, des marines à Saint Domingue. Cette « propagande » use sciemment de cette confusion afin que l'empire moscovite cesse d'apparaitre impérialiste et que les pays européens - Suisse incluse- continuent de l'être, en dépit de la décolonisation.

Au milieu de ce tumulte, relève Aron, on finit par oublier que le sort du Tiers-monde reste lié à l'ensemble atlantique et non au bloc soviétique. C'est en Europe, au Japon, en Amérique du Nord que les pays sous-développés vendent leurs biens primaires, achètent leurs biens de production ; des pays industrialisés capitalistes, ils reçoivent la quasi-totalité de l'aide qu'ils demandent à grands cris. Qu'empruntent-ils à l'Union soviétique, sinon l'idéologie de l'impérialisme, réquisitoire contre ceux auxquels ils demandent tout et justification de ceux dont ils n'obtiennent rien ?124(*)

Face à cette lecture des relations internationales, une triple question se pose : que vaut-elle par rapport à la situation présente ? Peut-on, vu l'inflation vertigineuse et vu l'échec des négociations sur le Cycle de Doha, disculper aussi facilement les Pays du Nord ? Cette description ne coïnciderait-elle pas avec la polémique récente sur le rôle positif de la colonisation ?

Ce qui est sûr, c'est que bon nombre de penseurs avertis, à l'instar de Samir Amin ne légitimerait jamais une telle explication. Pour ce dernier, le centre a toujours exploité la périphérie, faisant d'elle à la fois un réservoir de ressources primaires et un comptoir de produits industriels. Mais cela n'enlève rien à la pertinence et à la rigueur d'analyse dont a fait preuve Aron, pour nous fournir aujourd'hui les clés de l'actualité politico-économique.

* 117 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 255.

* 118 Ibid., p. 277.

* 119 Idem.

* 120 R. Aron, Dimensions de la conscience historique, p. 238

* 121 R. Aron, La société industrielle et la guerre, Plon, Paris, 1959, p. 21.

* 122 R. Aron, op.cit. p. 291.

* 123 Ibid., p. 264.

* 124 Ibid., p. 296.

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