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Le graffiti à  Beyrouth : trajectoires et enjeux dà¢â‚¬â„¢un art urbain émergent

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par Joséphine Parenthou
Sciences Po Aix-en-Provence - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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C. Le graffiti beyrouthin peut-il réellement être considéré comme un monde de l'art local ?

Howard Becker développe, par la sociologie interactionniste, l'idée que la création artistique est le produit d'un monde de l'art, donc d'une activité profondément collective. Plutôt que de s'attacher à la « métaphore assez floue » utilisée par les auteurs écrivant sur l'art, il définit le monde de l'art comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des oeuvres qui font précisément la notoriété du monde de l'art » 114. Dès lors, la définition d'un monde de l'art comporte un aspect collectif ainsi que la vocation à être vu, donc labellisé comme art. Qu'est-ce qui, dans le graffiti beyrouthin, peut concourir à sa qualification en tant que tel ? Premièrement, pour être considéré comme tel il faudrait pouvoir relever une artification réussie. Deuxièmement, le concept de monde de l'art local chez Becker offre un point d'analyse pertinent pour une scène restreinte, en nombre et en territoire: a-t-elle, en conséquence des spécificités artistiques locales ?

114 BECKER, Howard, op. cit., p. 22.

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1. Comment situer la scène beyrouthine au regard du processus d'artification ?

Inspirées des travaux d'Alan Bowness, Heinich et Shapiro tentent d'analyser le processus par lequel une pratique devient art. Pour autant, le graffiti constitue une exception, justement parce que ses auteurs sapent les intermédiaires entre eux et le public. La connotation péjorative du graffiti a également conduit à ne pas le considérer comme une pratique artistique jusque dans les années 2000, et il n'est pas entièrement reconnu de tous. Si certains graffeurs en Europe ou aux États-Unis sont aujourd'hui reconnus, ce serait notamment par leur entrée dans le marché de l'art contemporain, et une modification du type d'oeuvre produite (du mur à la toile). Un écart important existe de fait entre ceux non reconnus et ceux passant par les appareils de consécration officiels. À Beyrouth, cette distinction semble déjà moins perceptible, du fait du statut avantageux des graffeurs face à la juridiction libanaise. Par comparaison, le nombre de toiles de graffeurs en galeries est extrêmement faible, les graffeurs beyrouthins à investir les galeries de même. Outre les considérations morales, cette rare présence dans les lieux de consécration officiels témoigne d'une artification toujours précaire. Les intermédiaires se multiplient certes, mais il s'agit d'une scène récente en pleine construction. Elle est principalement le fait des pairs et des initiés, nous l'avons dit, et s'adapte peu aux formats privilégiés comme la toile. En fait, la situation montre l'intérêt qu'il y a à travailler sur une pratique en pleine émergence, puisqu'on remarque une imbrication de processus qui peuvent tendre à la faire reconnaître comme art et de ceux qui en font une pratique toujours très indépendante. Les Secret Walls adaptent le format du graffiti à la toile, et certains clients demandent des toiles, mais peu sont exposés en galerie, à l'exception de Potato Nose. Quant à l'aspect indépendant, il mérite qu'on s'y penche puisqu'il est plus ambigu qu'il n'y parait. Conserver une forte présence dans la rue empêche-t-elle le processus d'artification ? Pas tant, si l'on regarde les Photo Graff Beirut Tour, qui ont adapté l'investissement du public à la forme artistique considérée, soit le mur et l'espace urbain. Cette démarche montre qu'il y a processus d'artification, mais qu'il est « inachevé » si l'on doit s'en tenir au concept proposé par les auteures. Les « étapes » qu'elles offrent peuvent se retrouver à Beyrouth, mais de manière informelle et non systématique. Par ailleurs, on n'a pas encore assisté, du moins pas encore, à l'apparition de « dispositifs organisationnels » (compagnies, etc.) ou à une « modification des conditions d'entrée dans la pratique », qui n'est pas institutionnalisée.

La situation beyrouthine a quelques similitudes avec l'artification « particulière » qu'elles proposent du graffiti, mais toujours dans une faible mesure : « la montée en artification s'est opérée par l'accès d'un certain nombre de créations aux circuits de l'art contemporain, par la mise en avant de leur caractère

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artistique dans les médias, par l'essor d'un secteur éditorial spécialisé et par le soutien d'amateurs »115. Les graffeurs n'accèdent que peu au marché de l'art contemporain, en revanche leur reconnaissance dans les médias, si on peut leur donner le rôle d'appareil de consécration, est efficace. Le nombre d'articles et de documentaires dédiés au graffiti à Beyrouth croît fortement depuis 2013-2014, supports médiatiques qui reconnaissent explicitement le graffiti comme un art. Des films documentaires ont été réalisés à propos de cette scène, et leurs pratiques discursives entrent en adéquation avec celles des graffeurs. Si cette artification semble quelque peu incomplète, elle est néanmoins présente et ancre la ville de Beyrouth dans une pratique artistique énoncée clairement. D'ailleurs, elle semble s'opérer relativement aisément, puisqu'à l'exception d'un article sur la commercialisation du graffiti116, il existe un large consensus pour reconnaître cette scène. Enfin, l'artification du graffiti différerait des autres disciplines, puisqu'il peut y avoir artification tout en restant dans une structure lâche et en conservant le caractère temporaire (possibilité d'être effacé) initial du graffiti. La situation beyrouthine porte à s'interroger sur ce que serait finalement une artification réussie du graffiti. D'une part, il est toujours en construction, ce qui le laisse dans une situation instable et dépendante du contexte, de l'action des pratiquants et de la volonté des acteurs médiatiques et des marchands. Mais sa reconnaissance n'en est pas moins ancrée, à ce stade, et il peu probable qu'on assiste à une remise en cause de sa valeur artistique. D'autre part, une artification « réussie » du graffiti peut-elle conduire à ce qu'il soit reconnu par des intermédiaires de plus en plus présents sans qu'il y ait « embourgeoisement » de la pratique, soit rupture du caractère temporaire et passage définitif du mur à la toile ? Si cela peut effectivement conduire à une artification sans heurts, il s'agit d'une artification partitionnée entre les marchands et collectionneurs, qui reconnaissent aux commandes (toiles ou fresques) et les initiés, plus à même d'aller « dans la rue ». C'est bien, en définitive, le problème posé actuellement par l'artification du graffiti beyrouthin : peut-il y avoir reconnaissance complète ou « réussie », si elle se divise entre une reconnaissance « commerciale » et une autre, faite d'initiés ? L'intellectualisation, décrite comme phase ultime de l'artification chez Heinich et Shapiro, ne semble en être qu'à ses débuts, et cela dépendra (il s'agit d'une supposition) de la capacité des graffeurs à allier ces deux types dans un discours cohérent. Cette intellectualisation découvre un autre enjeu de la reconnaissance, directement lié aux considérations sur la commercialisation, à savoir la coordination entre reconnaissance individuelle de l'artiste et reconnaissance de la scène (ou champ) dans lequel il s'insère.

115 HEINICH Nathalie, SHAPIRO Roberta, De l'artification... op. cit., p. 159.

116 FACHE, Wilson, « Le graffiti commercial est-il vraiment du graffiti ? », L'Orient le Jour, 5 août 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/937665/le-graffiti-commercial-est-il-vraiment-du-graffiti-.html.

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2. Peut-on réellement parler d'un monde de l'art local tel que conçu chez Becker ?

L'artification globale du graffiti en tant que discipline artistique semble relativement acquise, celle de Beyrouth ne dérogeant pas tant à la règle. Mais si le graffiti est reconnu ailleurs, quelles sont les caractéristiques propres à faire reconnaître Beyrouth comme une scène particulière ? Qu'est-ce qui en fait la substance, existe-t-il un « style » libanais ? Becker apprivoise le monde de l'art local à la fois par sa spécificité esthétique et par sa territorialité. Ainsi, le monde de l'art local émerge d'une idée neuve, d'un nouveau procédé technique ou autre mais aussi parce qu'il est ancré localement :

On note que des groupes locaux de dimensions variables élaborent des versions locales des nouvelles possibilités. Des groupes expérimentaux se rassemblent à l'échelon local parce qu'ils ont des contacts directs, s'écoutent ou s'observent les uns les autres. Cela limite les échanges entre confrères au voisinage immédiat, à moins que des pionniers dispersés ne puissent se connaître et disposer d'autres moyens de

communication117.

Dans le cas beyrouthin, ces dynamiques sont effectivement à l'oeuvre. Les spécificités esthétiques de ce graffiti ont été abordées lorsque nous posions la question de la glocalisation de la pratique, mais en même temps il demeure fortement inspiré des conventions du graffiti à l'international. C'est, justement, la fusion et la coopération entre échelon local et international qui le rendent particulier. Ancré localement de par son esthétique et ses moyens de diffusion, il intègre néanmoins des codes extérieurs et internationalisés. Cela ne peut ne se comprendre sans prendre en compte leur socialisation internationale, ainsi que la culture même du Liban. La conjonction entre cette pratique, la socialisation et le milieu social et territorial dans lequel les graffeurs évoluent rassemble en un temps et un endroit une des spécificités du Liban. La culture libanaise s'est effectivement construite par le mélange entre formes locales, qu'elles soient typiquement libanaises ou arabes, et les influences extérieures, méditerranéenne et européenne. C'est cela même qui cause des problèmes dans la définition identitaire du Liban, en particulier de Beyrouth, mais qui dans le même temps donne à voir l'échange positif entre influences « occidentales » et « orientales ». On peut, en conséquence, parler d'un monde de l'art local à propos du graffiti beyrouthin, même si cette localité se définit justement par l'imbrication du local et du global.

Enfin, c'est aussi parce que les graffeurs et autres acteurs de la reconnaissance discutent et valorisent (ou intellectualisent) cette pratique comme un art ancré localement qu'il est considéré comme tel. La phase d'intellectualisation du processus d'artification rejoint ici la sociologie beckerienne, en particulier sur le concept de labellisation. Si Becker a développé cette notion dans d'autres domaines que la sociologie de l'art (on pense, notamment, à la carrière des fumeurs de marijuana et de la labellisation de la déviance), un monde de l'art se constitue aussi grâce à la labellisation. Forme de prophétie auto-réalisatrice peut-

117 BECKER HOWARD, op. cit., p. 319.

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être, il n'empêche que les représentations et pratiques discursives déployées par ces acteurs agissent factuellement sur leur reconnaissance. Un monde de l'art, local qui plus est, existe parce qu'il existe des discours propres à le définir en tant que tel ; ainsi, la seule pratique ne suffit pas à décréter l'existence d'un monde de l'art. Ces différents acteurs participent activement et passivement de la définition du graffiti beyrouthin en tant que tel, selon des stratégies et des intérêts diversifiés mais dont le résultat reste sensiblement le même : faire accéder le graffiti à Beyrouth au rang d'art.

Par cette mise en discours et les spécificités esthétiques de la pratique, on peut se permettre de considérer que le graffiti est un monde de l'art local, lequel repose sur l'interrelation des influences « occidentales » et « orientales » propre à Beyrouth. Quant à son artification, elle est effective mais toujours incertaine ; plus qu'une artification « réussie » ou « ratée », ce processus met en exergue l'idée qu'elle est en train de se faire.

La multiplication des formats et la complexification des oeuvres s'insèrent dans une phase de progression dans la carrière, préfigurant le passage de la réalisation technique à celle, artistique. Le graffiti ne peut donner lieu à une pratique en dilettante, puisqu'il nécessite un investissement temporel, financier et humain conséquent.

Dans le même temps, on assiste à un renforcement du facteur collectif, essentiel à la constitution d'un monde de l'art. En effet, il agit sur les pratiquants comme un lieu de perfectionnement, d'inspirations mutuelles et de constitution progressive d'un discours sur leur activité.

À retenir

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III. LA CONSTITUTION PROGRESSIVE DE LA RÉPUTATION ET DE LA RECONNAISSANCE ARTISTIQUE : ENJEUX ET DÉBATS AUTOUR DES DIFFÉRENTES FORMES DE RECONNAISSANCE

La théorie de la réputation vise à démystifier celle-ci et à l'analyser comme un processus social. L'on s'efforcera de comprendre les processus concourant à l'allocation de la réputation aux graffeurs ; en somme, qui en sont les acteurs, leurs interactions avec l'artiste, comment ils concourent, ensemble, à la labellisation de ce dernier en tant que tel. Largement inspirée des écrits de Becker sur la réputation comme phénomène social, cette analyse puise également dans la théorie d'Alan Bowness sur les cercles de reconnaissance. À partir de ces deux instruments d'analyse, il devient possible de suivre le processus de reconnaissance des graffeurs, en accord avec le franchissement des différentes étapes de la carrière. Aussi, ce processus réputationnel affecte à la fois l'individu et le champ artistique dans lequel il évolue. D'où certaines ambiguïtés ou difficultés dans les stratégies déployées par chacun : vaut-il, parfois, mieux être reconnu individuellement, avec le risque d'entacher la réputation en pleine construction de la scène libanaise, ou conserver l'intégrité de celle-ci, au risque d'être personnellement pénalisé ? Ce balancier continuel pose en effet problème à un moment où la reconnaissance est encore majoritairement allouée par les pairs et certains clients, soit par un public restreint, qui vient en souligner la précarité. Cela amène, également, à se demander dans quel sens les graffeurs optent pour des modes de diffusion et de visibilité médiatique divers, et les effets de ces stratégies sur la réputation. Enfin, et justement parce que la scène beyrouthine est encore jeune, en pleine émergence et peu fixée, quel peut être l'impact de sa commercialisation ? Peut-elle agir comme un indicateur de professionnalisation des acteurs ou, au contraire, réveiller des débats, présents ailleurs qu'au Liban, sur la relation entre graffiti et marché de l'art ?

A. De la reconnaissance des pairs à celle des clients : un public encore relativement restreint

Le développement récent du graffiti à Beyrouth se perçoit très clairement dans le public qui lui est disponible. D'ailleurs, qu'entend-on par public, dès lors que le graffiti se conçoit comme un art urbain, sans lieu d'exposition sinon que la rue elle-même ? Ce public, restreint, est majoritairement constitué des pairs eux-mêmes. Ils ne sont toutefois pas les seuls, d'autant plus que le graffiti bénéficie d'une visibilité grandissante, en particulier ces trois dernières années. Il attire autant qu'il est le produit des clients, mécènes, qui contribuent à la labellisation du graffeur et à sa reconnaissance en tant qu'artiste. Enfin, et

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cela a partie liée avec ces clients et autres, la réputation au sein du territoire beyrouthin passe majoritairement par la constitution d'un réseau, selon un effet de renforcement et d'élargissement mutuels.

1. La prééminence de la reconnaissance des pairs

La reconnaissance des pairs demeure la plus courante à Beyrouth, en particulier parce qu'elle semble essentielle et légitime aux graffeurs dans la (re)connaissance de leur niveau, de leur talent et de leur potentiel. L'élaboration de la réputation est partiellement accolée à l'élaboration constante de conventions symboliques et esthétiques nouvelles, ce qui en fait un processus fluctuant et en perpétuelle construction. Dès lors, conventions et réputation se construiraient conjointement, sur la base de l'incrémentalisme et de formes héritées des autres scènes graffiti. Cette prédominance des pairs dans l'allocation de la réputation est aussi due au fait que le graffiti constitue un « cas limite de la production de l'art », encore peu connu du grand public, où « certains acteurs « recherchent le label artistique mais se le voient refuser » » 118, parce qu'il est peu connu et se « met à distance des esthétiques dominantes »119. Pour autant, si chacun tente d'être reconnu et de reconnaitre un de ses pairs selon des critères d'évaluation identiques, la réalité de cette attribution est autrement plus instable et propre à la subjectivité de ceux qui, à la fois pairs et critiques, contribuent à la réputation et la reconnaissance d'un de leurs homologues. Cette subjectivité dans le jugement d'une oeuvre ne se conçoit que par comparaison avec la théorie de la réputation de Becker. Elle découpe le processus réputationnel et le formule ainsi :

1) des gens possédant des dons particuliers 2) créent des oeuvres exceptionnellement belles et profondes qui 3) expriment des émotions humaines et des valeurs culturelles essentielles. 4) Les qualités de l'oeuvre attestent les dons particuliers de leur auteur, et les dons particuliers de l'oeuvre. 5) Comme les oeuvres révèlent les qualités foncières et le mérite de leurs auteurs, c'est la totalité de la production d'un artiste, et elle seule, qui doit être prise en compte pour sa réputation120.

Dans l'allocation de la réputation des graffeurs, il apparaît toutefois que d'autres variables que le « talent » entrent en considération : positionnement de l'artiste dans la carrière, dans le champ artistique, relations entretenues avec les pairs, confrontation de son oeuvre aux conventions retenues par ces derniers. Dès lors, la renommée de Fish ne porte pas tant sur ses qualités artistiques que sur la place qu'il occupe dans la scène : elle est ainsi plus portée sur son rôle de parrain (ou désigné comme tel). Rares sont les graffeurs

118 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 87.

119 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 320.

120 BECKER, Howard, op. cit., p. 349.

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qui détaillent ses qualités de graffeur et fondent cette reconnaissance en priorité sur ce critère. Les réticences à reconnaître Ashekman comme des artistes participent du même type de processus, aucune mention n'est faite de leurs qualités artistiques. Sont-elles d'ailleurs remarquées ou analysées ? Meuh, Fish ou Kabrit n'y prêtaient absolument pas attention et, lorsque nous abordions cet aspect, peu de remarques leurs venaient si ce n'est que, peu importe les qualités qui pourraient leur être reconnues, elles étaient dégradées par leur « tricherie ». Bien sûr, les dynamiques propres à la constitution de la scène artistique y jouent pour beaucoup ; il semble donc que le processus d'allocation de la réputation par les pairs est autant affaire de conventions et d'affinités sociales que de propriétés esthétiques.

Marchands et collectionneurs

Grand public

Experts

Pairs

Cette absence « d'objectivité », ou du moins d'un référentiel stable pour juger d'une oeuvre, mène à la question de la pertinence des pairs dans la désignation de ce qui est art, et de qui est artiste. Une reconnaissance des pairs, préalablement à toute autre forme de reconnaissance, est-elle essentielle et indispensable ? Que fait-elle à celui qui sera alors désigné, ou non, comme talentueux ? Alan Bowness, dans The Conditions of Success. How the Modern Artist Rises to Fame, cherche à distinguer quatre cercles de reconnaissance : les pairs, puis les experts (critiques, conservateurs, commissaires d'exposition, etc.), les marchands et collectionneurs et, enfin, le grand public. Ces cercles de reconnaissance sont cumulatifs et progressifs, et Bowness considère, à partir de cas concrets, qu'un individu qui serait immédiatement reconnu par le grand public aurait plus de difficultés à se faire reconnaître comme artiste, justement parce que les cercles précédents n'ont pas validé cette reconnaissance, ni l'artification de la pratique. Le graffiti occupe une place très particulière puisque les experts, acteurs essentiels de la reconnaissance artistique, sont absents de ce processus. Quoi qu'il en soit, la pratique montre effectivement qu'il est difficile, pour des graffeurs qui n'auraient pas été reconnus en premier lieu par les pairs, d'être reconnus ensuite pour leur talent : Yazan, Potato Nose, Ashekman, sont autant de graffeurs qui peinent à se faire reconnaître par le reste des graffeurs beyrouthins. Cette consécration par les pairs devient d'autant plus importante que le champ s'autonomise, ou qu'il se construit de manière autonome. Chez Heinich et Shapiro comme chez Bourdieu, l'autonomisation du champ artistique est primordiale au processus de reconnaissance. Elle réaffirme d'autant plus le rôle des pairs dans l'allocation de la réputation qu'ils ne sont pas dépendants des mécènes

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ou du public. L'autonomie du champ et, par conséquent de l'artiste, devient un critère essentiel de la reconnaissance par les pairs. Cette autonomie se comprend alors comme une indépendance vis-à-vis des marchands ainsi que de l'État (d'où, nous le verrons, le fait qu'Ashekman soit si vivement vilipendé). La consécration des graffeurs dépendra de plus en plus de leurs pairs, à la fois organisés et autonomes, et donc de la place qu'un individu occupe au sein de cette organisation. Or, cette allocation de la réputation par les pairs n'implique-t-elle pas des conséquences sur celui qui est reconnu ou qui se voit refuser cette reconnaissance ? Et sur le groupe dont il est issu ? À ce sujet, Bourdieu retire deux types de conséquences, lesquelles affectent l'artiste comme le champ qui le reconnait et le désigne comme tel. D'une part, si la consécration dépend de la position occupée dans le champ, cette même consécration ouvre de nouveaux possibles pour l'artiste dans ce champ lui-même :

Principes des aspirations qui sont vécues comme naturelles parce que immédiatement reconnues comme légitimes, ce droit au possible fonde le sentiment quasi corporel de l'importance, qui détermine par exemple la place que l'on peut s'accorder au sein d'un groupe - c'est-à-dire les lieux, centraux ou marginaux, élevés ou bas, en vue ou obscurs, etc., que l'on est en droit d'occuper, l'ampleur de l'espace que l'on peut décemment tenir, et du temps que l'on peut prendre (aux autres). Le rapport subjectif qu'un écrivain (etc.) entretient, à chaque moment, avec l'espace des possibles dépend très fortement des possibles qui lui sont statutairement accordés à ce moment, et aussi de son habitus qui s'est originairement constitué dans une position impliquant elle-même un certain droit aux possibles. Toutes les formes de consécration sociale et d'assignation statutaire, celles que confèrent une origine sociale élevée, une forte réussite scolaire ou, pour les écrivains (etc.), la reconnaissance des pairs, ont pour effet d'accroître le droit aux possibles les plus rares et, à travers cette assurance, la capacité subjective de les réaliser

pratiquement121.

L'aspect éminemment collectif du graffiti donne à voir directement cette ouverture. La possibilité de réaliser une pièce lors de « l'ABC jam » de mars 2015, par exemple, dépendait de la reconnaissance qui était accordée, en particulier celle que Kabrit, responsable de l'événement, pouvait donner à tel ou tel graffeur. À l'inverse, le cas de Krem2, jeune sur la scène et à qui on demande de « faire ses preuves », montre toute la difficulté qu'il y a à ne pas être (encore) reconnu par les pairs : si Meuh le prévenait lors de sorties graffiti, depuis son départ, les autres pairs considèrent qu'il n'a pas encore acquis sa place. Ce champ des possibles est limité de facto, d'autant plus qu'il est difficile de se maintenir dans l'engagement sans la présence du facteur collectif. D'autre part, la consécration d'un artiste par les pairs, comme tremplin vers une reconnaissance plus large, aurait un effet sur la constitution et les solidarités du champ artistique lui-même : « Petites sectes isolées, dont la cohésion négative se double d'une intense solidarité affective, souvent concentrée dans l'attachement à un leader, ces groupes dominés tendent à entrer en crise, par un

121 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 429.

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paradoxe apparent, lorsqu'ils accèdent à la reconnaissance, dont les profits symboliques vont souvent à un petit nombre, sinon à un seul, et que s'affaiblissent les forces négatives de cohésion (...) »122. Ces évolutions sont autant de « risques » pressentis par les graffeurs, en particulier ceux membres d'ACK, REK et RBK, dont certains commencent à acquérir une réputation qui n'est plus seulement le fait du jugement des pairs. La réputation d'Eps montre bien ce mécanisme puisque, à mesure que sa réputation augmente, les dédicaces à ses crews d'appartenance diminuent. Les relations affectives paraissent intactes, surtout dans les discours tendant à réaffirmer ces relations d'amitié. La consécration d'un graffeur parmi les autres, l'augmentation des relations avec le secteur commercial, soulèvent néanmoins la crainte de certains acteurs que la scène ne parte dans le « mauvais chemin ». En fait, il s'agit plus exactement d'une crainte à ne plus disposer du premier rôle dans l'allocation de la réputation et de laisser des profanes ou marchands remplir ce rôle, avec pour conséquence de dévier (voire dévoyer) le processus d'artification et de reconnaissance artistique de la scène beyrouthine et de ses acteurs, à un niveau plus individuel.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry