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Musiques actuelles en milieu rural - le cas du gà¢tinais sud seine-et-marnais


par Bilitis DELALANDRE
Université Paris-Est Marne-la-vallée - Département histoire - Master 2 Professionnel « Développement Culturel Territorial » 2016
  

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Introduction

Le Gâtinais du sud Seine-et-Marne est un territoire fortement marqué par une dominante rurale, de spacieuses étendues agricoles et forestières en composent majoritairement le paysage. Situé à moins d'une heure de transport de Paris, au sein d'un département aux typologies spatiales vastes et hétérogènes à caractère majoritairement urbain et périurbain (ou rurbain) à l'ouest mais également rural dans les autres franges, le Gâtinais n'a pas les caractéristiques d'une banlieue citadine. Il regroupe en effet la majeure partie du «rural traditionnel Francilien»1 et correspond aux critères de ruralité déterminés par la FEDELIMA2. L'essentiel de l'offre musicale proposée par les communes qui le compose, semble se résumer aux traditionnels fêtes de la musique et bals du 14 juillet ainsi qu'à quelques exceptionnelles animations municipales. À l'échelle du département de la Seine-et-Marne, on observe que la répartition des services et équipements dédiés aux musiques actuelles3 (salles de concerts et de diffusion, studios de répétition et d'enregistrement, espaces de ressources et d'informations pour les musiciens, etc.) est marquée par une disparité assez nette entre les zones urbaines et rurales. La frange ouest, qui concentre 68% de la population du département et bénéficie de l'attrait de l'agglomération parisienne grâce à sa proximité, concentre la majorité de ces équipements alors qu'au nord, à l'est et au sud ces espaces dédiés sont rares voire même inexistants4, une situation entrant en résonnance avec le constat du Conseil National Supérieur des Musiques Actuelles : «les musiques actuelles sont présentes sur l'ensemble du territoire national aussi bien urbain que rural, mais se sont développées historiquement de façon inégales en matière d'aménagement, d'équipements et d'organisations des activités»5.

1 SEGESSA, DREIF, DRIAF, étude intitulée «Dynamique territoriale de l'agriculture et de l'espace rural en Île-de-France», 2005

2 L'annexe n°3 explique notamment les critères utilisés dans la définition du milieu rural et de la méthode employée pour définir notre territoire d'étude.

3 Loin de décrire une réalité musicale, l'expression « musiques actuelles » désigne davantage un champ d'intervention publique, regroupant dans une appellation les genres musicaux initialement exclus ou mal intégrés aux politiques publiques de soutien à la création et la diffusion. Elle englobe « artistiquement parlant » quatre grandes catégories d'esthétiques musicales : le jazz, les musiques traditionnelles, la chanson, les musiques amplifiées. L'annexe n°2 est consacrée à la clarification de la notion de musiques actuelles, et les débats autour de cette appellation issus d'une vision ministérielle plus que des revendications des acteurs du secteur, et propose des éléments de compréhension historiques.

4 Une situation spatiale à laquelle nous consacrerons une partie de cette étude.

5 Conseil Supérieur des Musiques Actuelles, Pour une politique nationale et territoriale des musiques actuelles, 10 juin 2006

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Urbain, rural, un clivage culturel ?

Bien qu'il existe actuellement de nombreuses politiques culturelles en termes de décentralisation et de démocratisation des musiques actuelles, on aurait aujourd'hui tendance à constater dans de nombreux cas que beaucoup des inégalités et clivages anciens qui existent entre le milieu urbain et le milieu rural perdurent. La tendance semble à la fois se confirmer tout en étant plus complexe en région parisienne où l'influence forte de la capitale a été vectrice d'une dynamisation culturelle importante du milieu rural francilien, tout en ne parvenant cependant pas tout à fait à en changer l'image que s'en font les populations urbaines. Or, il semblerait que l'ambivalence structurante rural/urbain soit une opposition définie avant tout par le regard des populations venues de la ville qui correspondrait soit à une idéalisation du rural (une campagne identifiée à un retour à la nature6), soit à une dépréciation de cet espace diffus (l'espace urbain serait un espace plus développé que l'espace rural selon une échelle d'évolution de l'humanité7).

En effet, dès la fin de la seconde guerre mondiale, le rapport à la terre des agriculteurs a connu de profonds changements en entrant dans l'ère du productivisme. L'impératif modernisateur s'impose à tout le pays jusqu'aux confins des campagnes, marquant une « rupture avec l'archaïsme technique et philosophique »8 d'alors. La culture paysanne, qui n'a plus grand-chose à voir avec la réalité industrielle d'aujourd'hui, a progressivement été renvoyée au rang de folklore ou de marchandise. Il suffit de se pencher sur les spots publicitaires pour saisir la représentation enjolivée du monde rural et de l'agriculture : l'éleveur caressant ses vaches, la laitière confectionnant avec tendresse ses yaourts, des champs verdoyants gonflés par la rosée, les légumes entrant directement dans les boîtes de conserves, etc. Avec « La Ferme des célébrités », diffusée en 2004 sur TF1, la nostalgie est à l'honneur au sein d'une ferme des années 1950 reconstituée. En plus de répandre une vision passéiste et misérabiliste des paysans et de leur travail, cette émission de téléréalité, à l'instar des publicités télévisuelles, s'attache à gommer toute forme d'industrialisation agricole, ne cadrant plus avec cet imaginaire idéalisé. On pourrait également évoquer « L'amour est dans le pré », diffusée sur M6 dès 2005, une émission consacrée à la quête amoureuse d'agriculteurs et d'agricultrices. Le « célibat et la

6 Hervieu Bertrand, Viard Jean, Au bonheur des campagnes, Paris, Éditions de l'Aube, 1996, Hervieu B. et Hervieu-Léger D., Le retour à la nature : au fond de la forêt... l'État, Paris, Le Seuil, 1979 (rééd. aux éd. de l'Aube, 2005, précédé de Les néoruraux trente ans après).

7 Henri Lefebvre, Du rural à l'urbain, Paris, Anthrophos, 1970

8 Henry Delisle, Marc Gauchée, Cultures urbaines, culture rurale, Paris, Le Cherche Midi, coll. Terra,

2007, p.105

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condition paysanne »9 préoccupent. Des solutions, très urbaines, sont donc proposées par de généreuses chaînes de télévision comme l'explique Nicolas de Taverne, producteur de l'émission : « il ne s'agit pas d'une galéjade mais d'un problème de société. Nous aidons la France â se repeupler »10. Ainsi les industries agroalimentaires et du divertissement, et l'industrie de masse dans son ensemble, contribuent à entretenir une vision de la ruralité bloquée dans les années 1950-1960, et le fantasme d'un cadre authentique et naturel, pourtant largement façonné par des décennies de transformations mécanisées. Parler de sentiment de ruralité serait plus pertinent que d'évoquer une culture rurale à part entière. Elle peut cependant se caractériser par un emballement, une « tendance â la nostalgie, au tout patrimoine »11 comme l'explique Pascal Ory en évoquant le besoin grandissant, depuis les années 1950, de racines, de sources sur lesquelles construire une identité, et dans cette recherche, « l'invention de la tradition », pour reprendre les termes d'Eric Hobsbawm12. Un besoin de communauté qui s'exprime en partie par une attirance pour ce qui semble faire communauté : le village, qui serait le lieu des rapports sociaux personnalisés, de la beauté et de l'équilibre. Tout le monde connaîtrait tout le monde, et c'est peut être cette perception qui, à l'ère virtuelle, nourrit aujourd'hui un esprit particulier aux campagnes, plus attirant et à préserver. Sans doute cette vision résonne dans notre imaginaire « avec la campagne des origines, la vieille civilisation rurale, et que nous aimons y voir les traces de ce passé ».13 En témoigne la politique culturelle en faveur du patrimoine, et notamment du patrimoine rural. Valéry Giscard d'Estaing traduit politiquement l'engouement des Français pour le patrimoine et lance en 1980 « l'année du patrimoine », désormais entrevu comme un bien collectif, un véritable thème identitaire. C'est ce que suggère notamment Denis Chevalier : « dans un monde fait de déplacements, d'échanges â des échelles de plus en plus vastes, c'est sans doute une des nouvelles fonctions du patrimoine que de contribuer â reconstruire du local et, ce faisant, par le jeu des redéfinitions et des identités, produire de nouvelles formes de lien social14 ». Une ligne budgétaire du ministère de la Culture est d'ailleurs créée en 1981 pour le « petit patrimoine

9 Voir à ce sujet, l'étude de Pierre Bourdieu, Célibat et condition paysanne. In: Études rurales, n°5-6, 1962. pp. 32-135.

10 Entretien dans Le Journal du dimanche, 28 août 2005.

11 Entretien avec Pascal Ory dans Cultures urbaines, culture rurale, Paris, Le Cherche Midi, coll. Terra, 2000, p.74,

12 Eric Hosbauwm, Terence Ranger, L'Invention de la tradition, Éditions Amsterdam, 2005

13 Hervieu Bertrand, Viard Jean, Au bonheur des campagnes, Pairs, Éditions de l'Aube, p.31

14 Denis Chevallier, Des territoires au gré du patrimoine, Montagnes méditerranéennes, Institut de géographie alpine, 2002.

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rural »15, définis en fonction des références cultivées du ministère, on pourrait s'interroger sur l'adjectif employé : le « petit patrimoine rural », sous-entendu qu'il existerait un grand patrimoine, reconnu et classé par l'État, et donc une hiérarchie évidente. Un registre misérabiliste que dénonce Michel Duvigneau, «dès qu'il s'agit de culture en territoires ruraux, le discours se réfugie dans un vocabulaire minimaliste : petits projets, petits lieux, amateurisme, pauvreté de moyens.»16 Le ministère participerait implicitement à enfermer le monde rural : sacralisé, intouchable, héritier d'un passé commun, faisant de la campagne le lieu de l'enracinement face à la ville, lieu de la mobilité et de la modernité. Entre protection et instrumentalisation touristique, le patrimoine rural semble résumer l'essentiel de la culture rurale.

Or, les pratiques culturelles des ruraux ne peuvent se résumer qu'à un engouement pour la découverte de leur héritage culturel lors des Journées du Patrimoine. Selon un bulletin sur les « Pratiques culturelles des ruraux »17 publié en février 1985 par la Direction du développement culturel, rattachée au ministère de la Culture et de la communication, les pratiques culturelles des populations rurales étaient déjà très dynamiques : lecteurs assidus de la presse (cette pratique progressant dans les communes rurales plus vite qu'ailleurs), les ruraux seraient aussi les spectateurs les plus fidèles aux journaux télévisés, écouteraient d'avantage de musique du fait d'un meilleur équipement tout en sortant de plus en plus le soir18. Bien que ces chiffres soient encourageants, la vie culturelle rurale semble toujours souffrir d'un manque d'équipements, d'offres et/ou de visibilité (accessibilité). En effet, selon cette même enquête19: « trois personnes sur quatre vivant en milieu rural estiment qu'il n'y a pas ou peu de possibilités pour se distraire ou se cultiver dans leur commune, et ceci expliquant peut-être cela, 36% d'entre elles (29% en 1983) préfèrent pour leurs loisirs rester chez elles ». Aucune enquête de ce type,

15 Le « petit patrimoine rural » ou patrimoine rural non protégé est une ligne budgétaire du ministère de la Culture créée en 1981 à la demande du Sénat. Elle permet de subventionner des travaux de sauvegarde portant sur des édifices non protégés au titre des monuments historiques, présentant une certaine qualité architecturale et situés en milieu rural ou en zone urbaine de faible densité (églises, chapelles, lavoirs, fontaines, puits, fours à pain, etc.).

16 Duvigneau Michel, Art, culture et territoires ruraux : expériences et points de vue, Dijon, Educagri, 2002, p.45

17 « Les pratiques culturelles des ruraux », dossier réalisé à l'aide de l'enquête sur les Pratiques culturelles des Français, descriptions sociodémographiques, évolutions 1973-1981. Il s'appuie également sur les monographies réalisées avec l'aide du Services des études et recherches dans le cadre de l'opération FIC « Promotion des innovations en milieu rural. ».

18 Les fêtes foraines étant les plus fréquentées à 45%, les foires expositions à 36% et le cinéma à 30%. Alors qu'ils n'étaient que 57% en 1973 à déclarer sortir le soir, ils sont 70% en 1985, notamment pour aller diner, ou assister à un spectacle.

19 « Les pratiques culturelles des ruraux », op.cit., p.5

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spécifique aux populations rurales, n'a été entreprise depuis 1985. On peut toutefois noter que les sorties nocturnes hebdomadaires des habitants des communes rurales ont augmenté de 6% entre 1983 et 2008, tout comme les sorties annuelles en concert, qui ont été multipliées par cinq20. Mais comparé à leurs homologues parisiens, l'écart demeure21, et cela dans quasiment tous les domaines culturels. En plus de deux décennies, difficile d'envisager une véritable modification de perception des populations rurales sur l'offre culturelle, et notamment musicale, de proximité. Aussi, comment réduire ces inégalités, ce manque apparent d'offres et d'accessibilité alors que les pratiques des ruraux ne cessent de progresser ?

Des tentatives politiques pour combler ces inégalités.

La constitution d'une politique culturelle relève d'une approche double de la société et de ses évolutions. D'une part, l'on considère que les « cultures nationales », sont de plus en plus mises à mal par le phénomène de mondialisation et de transformations de nos sociétés et de l'autre, ce sont les logiques territoriales, et de gouvernance sur le territoire qui tendent vers une fin des politiques culturelles nationales. Ces approches se retrouvent et témoignent de nouveaux rapports entre le local et le global, les territoires sont de plus en plus reconnus dans leur rôle de « producteurs d'identités » et il leur revient l'élaboration des politiques culturelles22. En conclusion, l'État n'est plus le seul à définir et à piloter une politique culturelle, notamment en matière de développement territorial. Les fondements traditionnels de la politique publique en matière de culture, plus enclins à privilégier l'unité politique et culturelle du pays, se heurtent au développement des autorités et des expressions locales, aux instances politiques supranationales comme l'Union Européenne, c'est-à-dire à la multitude des niveaux de pouvoirs. Ils ne correspondent plus au monde tel qu'il est, et à la France qui vit et agit. Le sentiment d'appartenance national s'efface au regard des différences culturelles multiples, tout comme l'État, qui doit entendre et composer avec les particularités affirmées d'autres acteurs publics et privés. L'État ne conçoit plus l'espace par une division nette entre Paris et le « désert français »23, en témoigne l'apparition des premières lois sur la

20 Donnat Olivier, Les Pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, Enquête 2008, Ministère de la culture et de la communication, La Découverte, 2009.

21 57% des parisiens intra-muros déclarent sortir une fois par semaine le soir, et ils sont 32% à déclarer avoir assisté au moins une fois dans l'année à un concert de rock ou de jazz.

22 Guillon Vincent, Scherer Pauline, Culture et développement des territoires ruraux, Travail de recherche commandité par l'IPAMAC (Institut des Parcs Naturels du Massif Central), janvier 2012, p.3

23 En référence à l'ouvrage de Jean-.François Gravier qui dénonçait la centralisation parisienne et la centralisation théâtrale trop importante à Paris. Paris et le désert français, Paris, Flammarion, 1947

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décentralisation dans les années 198024, les contrats de plans État-régions dans les années 1990, qui marquent l'entrée de l'État dans une culture du partenariat et une modification profonde de l'organisation administrative de la France. Fonction essentielle du ministère de la Culture dont le rôle est de diffuser la « culture partout et pour tous », l'aménagement culturel du territoire tend à corriger les déséquilibres territoriaux, à améliorer l'accessibilité aux équipements et à lutter contre la fracture sociale en menant des actions en direction de certains territoires défavorisés, dont les zones rurales. En découle une importance accrue donnée aux territoires et aux « logiques de projets » pour mieux répondre aux nouvelles manières de vivre des populations à l`échelle locale.

Ces nouvelles approches ont notamment été à l'origine de la loi LOADDT25 qui prévoit l'élaboration de projet d'agglomération entre EPCI26 et établissements publics. Cette loi définit les grandes orientations en matière de développement économique et de cohésion sociale sur le territoire mais offre une place mineure à la question culturelle, si ce n'est dans le cadre du « Conseil de développement » dont les représentants sont issus des « milieux économiques, sociaux, culturels et associatifs ». La culture ne semble pas être un enjeu majeur du développement des territoires. Le texte prévoit toutefois la nécessité de mettre en place de «schémas de services collectifs culturels». Selon l'article 14, ce schéma définit les objectifs de l'État pour favoriser la création et développer l'accès de tous aux biens, aux services et aux pratiques culturelles, sur l'ensemble du territoire. Mais cet accès de tous, sur l'ensemble du territoire relève quasiment de l'idéologie, en effet, toutes les populations ne sont pas concernées par l'implantation des équipements culturels, encore moins celles situées en milieu rural27.

Entre décentralisation et démocratisation culturelle, impact â relativiser

Comme le fait remarquer Jean-Michel Lucas28, il s'agit davantage de « disséminer » sur le territoire une offre culturelle instituée plutôt que de s'ouvrir sur les cultures des populations, leurs références symboliques et leurs pratiques culturelles spécifiques. Un constat qui interroge sur la politique de démocratisation de la culture, de l'accès de « tous, sur tout le

24 Loi n° 82-213 du 2 Mars 1982, dite « Loi Defferre », relative aux droits et libertés communes des départements et régions.

25 Loi n° 99533 du 25 juin 1999 d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi n° 95115 du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire.

26 Établissements Publics de Coopération Intercommunale.

27 Jean Michel Lucas remarque que « les équipements culturels de qualité ne bénéficient pas vraiment aux quartiers périphériques des centres urbains, ni au milieu rural ».

28 Lucas Jean-Michel, « Culture, territoires et politiques publics », Uzeste Musical, 2011, p.11

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territoire » à la culture, face aux statistiques des pratiques culturelles des Français, qui ne voient pas se réduire les écarts de fréquentation entre milieux sociaux. Se pose alors la question de l'équité culturelle territoriale et de l'égal accès à la culture sur l'ensemble du territoire. Depuis 1995, le ministère de la Culture reconnait à ce propos que « les modes de consommation culturelle ne différent, entre villes et campagnes, que par la commodité d'accès29 ». Dès lors, émerge la nécessaire prise en compte des relations entre politique culturelle et territoire, sur le principe de l'égalité des citoyens devant le service public. Jean-Michel Lucas a longuement développé sur le sujet en mettant notamment en exergue le « principe de qualité » de l'offre culturelle, instituée, légitimée, et une politique d'aménagement culturel du territoire qui s'attache avant tout à diffuser et rendre accessible une culture de référence, dans « une vision dichotomique du monde de la culture » avec « ceux qui y sont et ceux qui devraient y accéder »30. D'où une stratégie d'implantation d'équipements culturels de qualité, censés être à la disposition des populations qui vivent dans des zones mal pourvues, dans le souci de défendre, voire de promouvoir, les principes et valeurs qui fondent la politique culturelle de l'État. Une logique qui s'oppose alors à une forme, moins légitime, celle de la démocratie culturelle, où l'offre culturelle n'est pas établie à l'avance par l'État, mais est le produit de la diversité des expressions, des pratiques et des univers culturels de chacun, de chaque groupe social.31 Il s'agit d'une nouvelle stratégie, qui met l'accent sur l'émancipation des groupes dominés et l'égale dignité des expressions culturelles en retenant de la culture une conception plus ethnologique et relativiste : la culture spécifique aux diverses origines et positions sociales des populations, celle exprimée par les habitants, celle de la diversité culturelle, sans hiérarchie de valeurs culturelles et artistiques. Elle reconnaît davantage la pluralité des cultures, plutôt que le droit à la culture. Du point de vue ministériel, cette stratégie interactionniste relèverait

29 Rapport d'information au nom de la Délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire sur « L'action culturelle diffuse, instrument de développement des territoires », Ministère de la culture et de la communication, 2006, p.15

30 Jean-Michel Lucas, « Culture, territoires et politiques publics », Uzeste Musical, 2011, p.10

31 On notera la définition de Philippe Teillet : « Elle confère à l'action de l'État non pas la mission de réduire les écarts dans le partage des "oeuvres capitales", mais la responsabilité de soutenir et de veiller au respect de la diversité des pratiques et des univers culturels. La notion de développement culturel forgée par Joffre Dumazedier au début des années soixante sert alors, par la diversité de ses interprétations, à englober tant la poursuite de la démocratisation (en mobilisant pour cela l'ensemble des ministères disposant de publics particuliers et souhaitant contribuer à leur porter la "culture" qui leur fait défaut, que la démocratie culturelle entendue comme la volonté de reconnaître la contribution de chacun et de chaque groupe social à la production de la culture de son temps et par conséquent, d'adopter un ensemble de mesures en faveur des formes culturelles propres à ces différents groupes. », Teillet Philippe, «Publics et politiques des musiques actuelles», in O.Donnat, P.Tolita, Le(s) public(s) de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p159

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davantage du socioculturel ou d'une stratégie volontariste visant à diversifier les publics en adoptant des méthodes parfois proches du marketing (cibler des clients potentiels)32. Un domaine risqué selon le ministère car il participerait à enfermer les populations dans leur propre univers culturel, et perdrait sa qualité d'intérêt général. Spécificités culturelles rimeraient alors avec ghettos culturels. Aussi, l'aménagement culturel du territoire proposé par le ministère revêt toujours d'une logique publique visant à répandre les préoccupations de celui-ci, au risque de ne pas être en phase avec les attentes des habitants. La question du territoire et de la culture est alors de savoir si le territoire peut encore être entrevu sous le prisme ministériel et institutionnel caractérisé par une offre culturelle reconnue par l'État, ou peut-il être assorti aux intérêts des habitants, de leurs propres références et pratiques culturelles ? Comment peut s'organiser une offre culturelle qui serait proche géographiquement et également proche des centres d'intérêts des individus ?

Le phénomène de métropolisation et décrochage de l'État

Nombreux sont les bilans33, notamment du ministère de la Culture, qui soulignent dès la fin des années 1990, que si la France est globalement bien équipée, des inégalités territoriales demeurent entre milieu urbain et milieu rural. Le rapport d'information effectué par la Délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire déplore « une tendance â la métropolisation des activités culturelles qu'il s'agisse de la production ou de la consommation, et de leur concentration dans les grandes villes »34. Claire Delfosse35 constate également en 2011 qu'« équipements et activités culturels sont étroitement liés â la densité démographique et urbaine ». La politique d'aménagement de l'État que nous venons d'évoquer peut en partie expliquer ce phénomène. La priorité étant donnée aux structures d'importance et aux grands évènements, renforcée par les modes particuliers de financement de la culture. D'ailleurs, les dépenses culturelles des collectivités territoriales sont aujourd'hui supérieures à celles de l'État, et parmi elles, ce sont les villes - les communes - qui contribuent

32 Moulinier Pierre, Les politiques publiques de la culture en France, Paris, Puf (coll. Que sais-je ?), 2015, p.19

33 Donnat Olivier, Les pratiques culturelles des Français, Paris, ministère de la Culture, La Documentation Française, 1998, 359p. ; Atlas des activités culturelles, Paris, ministère de la Culture, Documentation Française, 1998, 98p.

34 Rapport d'information au nom de la Délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire sur « L'action culturelle diffuse, instrument de développement des territoires », Ministère de la culture et de la communication, 2006, p.91

35 Professeur de géographie à l'Université de Lyon, « La culture à la campagne », Pour, 2011, n°208, p.44

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le plus au financement public de la culture, pour près de 60%36, financement utilisé en grande partie attribué pour la gestion directe d'équipements culturels. Spécialiste de la culture et des politiques publiques, Guy Saez écrit à ce sujet que « [..] petites ou grandes, ce sont les villes qui accueillent biens et services culturels, dans les villes que se créent, se reçoivent et se consomment les propositions artistiques et culturelles.»37. Des propos qui font échos à la position assumée par le ministère de la Culture lors de son audition par la Délégation précitée : « L'État a la responsabilité des lieux phares. Pour les autres il lui revient de déclencher les initiatives territoriales et de les soutenir. Il ne s'agit pas de récuser ici le rôle de l'État en zone rurale. Il est vrai que l'État n'y intervient pas. C'est plutôt les conseils généraux qui assument cette tâche. (..) Il est vrai aussi que l'État se concentre sur les festivals les plus lourds. »38. De tels propos tendraient à montrer un certain désengagement de l'État, ainsi qu'un désintérêt pour une part majeure du territoire, où il ne se passerait donc rien. La question de la responsabilité de l'intervention de l'État dans les territoires ruraux se pose. À croire que la politique culturelle nationale n'atteindrait pas ces territoires, laissée aux mains des collectivités, qui, adoptent des stratégies de développement culturel dans des proportions très diverses. Ce manquement étatique est-il cohérent avec son rôle supposé de « réducteur des inégalités» ? D'ailleurs, nous l'avons dit, il est courant de qualifier la ruralité par ce qu'elle n'est pas : peu peuplée, peu équipée, peu irriguée, peu connectée, peu animée, etc. ; en exagérant à peine, l'on pourrait penser que ce sont ces représentations, négatives, qui feraient la spécificité du milieu rural, et donc sa définition. L'État aurait-il choisi de maintenir cette « définition » en niant les enjeux inhérents aux attentes et besoins des populations rurales ? C'est ce que semble souligner Marc Gauchée et Henry Delisle qui écrivent : « lorsqu'on décide de partir des pratiques des

36 « L'échelon communal (communes et groupements de communes compétents en matière culturelle) reste celui qui finance le plus largement les dépenses culturelles : 60 % de l'ensemble des dépenses pour les communes et 13 % pour les groupements de communes. Les départements contribuent pour 18 % de l'ensemble des dépenses culturelles territoriales, et les régions pour 9 %. » Extrait de Les dépenses culturelles des collectivités territoriales en 2010 : 7,6 milliards d'euros pour la culture, DEPS, Mars 2014, Collection Culture chiffres. En 1993, la commune assurait près de 41 % du financement public de la culture, loin devant le département (7,3%) et la région (3%). Selon le DEPS, les dépenses culturelles des collectivités territoriales en 2006 comme suit : communes de plus de 10000 habitants, 4,35 milliards d'euros ; intercommunalités, 842 millions ; départements, 1,3 milliard ; régions, 555,8 millions. www.culturecommunication.gouv.fr/politiques-ministerielles/etudes-et-statistiques/lespublications, Chiffres clés 2012 et Statistiques de la culture, 2012.

37 Saez Guy, « Les collectivités territoriales et la culture », in Les politiques culturelles, Cahier français, n°348, 2009, p.10

38 Rapport d'information au nom de la Délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire sur « L'action culturelle diffuse, instrument de développement des territoires », Ministère de la culture et de la communication, 2006. p.24

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populations, il est rarement question des pratiques « rurales », mais urbaines, des banlieues et jamais des campagnes, comme si le milieu rural n'était porteur d'aucune culture »39.

Les musiques actuelles, sans-frontières entre urbains et ruraux.

Pour cette étude, nous utiliserons l'expression «musiques actuelles» pour définir un champ d'interventions publiques englobant des esthétiques musicales et artistiques variées qui réunissent à la fois les musiques amplifiées, la chanson, le jazz et les musiques traditionnelles. Loin de décrire une réalité musicale, l'appellation est largement employée par les pouvoirs publics pour désigner un domaine d'intervention spécifique jusqu'alors peu ou mal soutenu par les autorités publiques. Dans un souci de simplification et parce que l'objet de ce mémoire n'est pas de questionner la pertinence de cette expression, dont nous décrirons en annexe les limites, nous emploierons le terme « musiques actuelles » pour désigner toutes formes d'initiatives et d'actions en faveur de ces musiques ou spécifiques à une politique publique40.

La musique est la pratique culturelle préférée des Français, aussi bien en termes d'écoutes que de pratiques instrumentales, en attestent les enquêtes du Ministère de la culture41. L'intérêt pour la musique n'a cessé de progresser. Entre 1997 et 2008 on note une augmentation des écoutes quotidiennes de musique : on passe de 27% à 34% de Français qui écoutent quotidiennement de la musique (en plus de la radio). Le « boom musical » des années 1970 (initié par l'arrivée de la chaîne hi-fi puis du baladeur) s'est largement prolongé avec l'arrivée du numérique : les choix et goûts culturels, à fortiori musicaux, constituent un aspect considérable de la construction identitaire, notamment chez les jeunes, qui en sont les premiers consommateurs et pratiquants42. Notons qu'au-delà des disparités géographiques et sociales observées en 1998, l'enquête menée en 2008 révèle une corrélation en matière de fréquentation d'équipements et de pratiques, notamment musicales, entre urbains et ruraux : « les taux de pratique des Parisiens ne sont guèrs supérieurs â ceux des habitants des communes

39 Delisle Henry, Gauchée Marc, Cultures urbaines, culture rurale, Paris, Le Cherche Midi, coll. Terra, 2007, p.95

40 Nous consacrons une annexe spécifique complétant la définition des musiques actuelles, ainsi qu'un bref résumé des mesures politiques prises en sa faveur.

41 La première enquête date de 1973. Les enquêtes sont menées par le DEPS (Départements des Études de la Prospective et des Statistiques du Ministère de la Culture). L'ensemble de ces données ont récemment été comparées : Donnat Oliver, Pratiques culturelles, 1973-2008. Dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales, DEPS, 2011.

42 15-19 et 20-24 ans sont les plus nombreux à jouer d'un instrument, (45 et 34%), à jouer ou chanter dans un cadre collectif/groupe ((20 et 12%) et faire de la musique sur ordinateur (16 et 15%), 70% des 15-24 ans écoutent de la musique tous les jours ou presque. 2008

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rurales (23% contre 16%) »4; souligne Olivier Donnat. Un constat qui atteste d'une certaine homogénéisation culturelle, certes relative, mais effective des pratiques entre urbains et ruraux. Malheureusement, les données relatives aux typologies de publics nous manquent, mais il convient de s'interroger sur les pratiques des jeunes ruraux et périurbains, trop souvent oubliés des débats publics et pour lesquels nous savons notamment que les configurations spatiales de leur lieu de vie influent sur leur propre vécu, leur mobilité, leur parcours et leur autonomie.44Aussi, la logique publique qui tend « moins â porter les oeuvres au public qu'à porter les oeuvres du public »45 trouve tout son sens dans le travail porté par les acteurs de terrain, conscients des enjeux que revêt la place des musiques actuelles dans le quotidien des Français.

Terres rurales, terres d'initiatives ...

Alors, certes, si l'on peut dépeindre une disparité forte entre l'urbain et le rural, l'on ne peut résumer l'espace rural à un désert culturel, mais à un désert nuancé dans les faits. Pierre Moulinier explique à ce propos que si le milieu rural « a bien évidemment besoin des ressources de la ville, il est souvent riche, malgré le handicap de l'éloignement et les faibles ressources financières de ses communes, d'un patrimoine important et de l'apport de ses militants bénévoles46. » Dans les villes moyennes et petites villes, il existe un potentiel appréciable d'équipements de proximité (bibliothèques, écoles de musique, salles de cinéma, etc.), qui irrigue l'espace rural. Rarement considérée comme une priorité par les politiques locales47, la culture fait pourtant de plus en plus l'objet d'initiatives publiques, sous forme d'actions culturelles, mais moins d'une véritable politique publique où les financements seraient à la hauteur d'objectifs et de modes d'interventions réfléchis et cohérents. En Seine-et-Marne, le département joue son rôle « redistributeur »48, d'irrigation culturelle au profit des campagnes, notamment via des actions de diffusion culturelle. C'est le cas par exemple de l'association départementale Act'Art, qui développe depuis plus de vingt ans les « Scènes Rurales »,

4; Donnat Olivier, Les pratiques culturelles des français â l'ère numérique, enquête 2008, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, La Découverte, 2009

44 Escaffre Fabrice, Gambino Mélanie, Rougé Lionel, « Les jeunes dans les espaces de faible densité : d'une expérience de l'autonomie au risque de la captivité », Société et jeunesse en difficulté, n°41, 2007

45 Teillet Philippe, «Publics et politiques des musiques actuelles», in O.Donnat, P.Tolita, Le(s) public(s) de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 200;, p159

46 Moulinier Pierre, Les politiques publiques de la culture en France, Paris, Puf, (coll. Que sais-je ?), 2015, p.67

47 Sibertin-Blanc Mariette, « La culture dans l'action publique des petites villes. Un révélateur des politiques urbaines et recompositions territoriales », Géocarrefour, n°8;, 2008, p. 5

48 Delfosse Claire, « La culture à la campagne », Pour, n°208, 2011

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diffusant une programmation théâtrale toute l'année sur l'ensemble du territoire et des communes rurales. L'implication de partenaires associatifs se retrouve également au travers du dispositif « Place Aux Jeunes », lancé en 2012. Une démarche en faveur des 16-26 ans visant à accompagner leurs projets et leur participation citoyenne sur leur territoire et qui, dans le cas du sud de la Seine-et-Marne, s'appuie essentiellement sur l'association Musiqafon. Association à l'origine de projets musiques actuelles cherchant à s'adapter aux spécificités de la ruralité du sud seine-et-marnais par le biais du Musibus, un bus-concert itinérant, parcourant les villes et villages, et donnant à des centaines de groupes locaux la possibilité de se produire en public. Il faut donc compter sur la présence diffuse, mais bien réelle, de certaines associations localement ancrées, qui contribuent aux activités de diffusion, d'accompagnement des pratiques et de formation, souvent à la marge des institutions. En contrepartie de leur éloignement des circuits « habituels de diffusion », les acteurs développent des actions culturelles et des activités transversales.

... mais pas sans contraintes.

Des initiatives, souvent privées, se multiplient aux quatre coins du département, caractérisées par des modes d'implantation éphémères (festivals, concerts), itinérants (bus-concert, parcours de diffusion) et souvent transversaux, qui pallient au manque de « murs », de transports et à l'isolement de certains villages. C'est toute une dynamique locale et associative qui se développe et s'adapte aux spécificités d'une ruralité devenue source de projets. Se dessine un maillage plus ou moins visible d'acteurs, qui initient fortement pour le développement des musiques actuelles sur le territoire rural, à tous les niveaux. Mais cela ne va pas sans difficultés. À la recherche d'alternatives, les acteurs doivent mobiliser d'autres manières de faire, d'interagir, de coopérer et de composer avec leur environnement, en s'appuyant sur les acteurs en place, sur les populations locales, les élus. Les exigences budgétaires qui touchent l'ensemble du secteur associatif et culturel, mais qui sont généralement plus prégnantes dans les collectivités locales rurales, ne sont pas sans conséquences. Elles nécessitent de maîtriser de nouvelles compétences et de mobiliser des savoir-faire extérieurs. Ayant souvent une petite jauge et des finances limitées, les structures axent leur programmation sur le local, et moins sur les têtes d'affiches, d'ailleurs difficilement attirées par ces structures. Des acteurs qui, pour une large part, portent les valeurs d'éducation populaire et défendent au-delà de la dimension strictement artistique, une démarche plus large dans le sens de l'épanouissement individuel et collectif, de la cohésion sociale et du vivre-ensemble, et qui, malgré leur implication et leur

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ancrage, ne se sentent pas toujours soutenus à la hauteur des ambitions affichées par les pouvoirs publics se heurtant parfois à l'incompréhension, au manque de reconnaissance et au manque d'investissement de leurs collectivités territoriales, les rendant plus fragiles économiquement. Aussi, dès lors que l'on s'intéresse au-delà des sentiers battus que représentent les traditionnelles fêtes de villages, on assiste à une multitude d'initiatives culturelles, aux modes d'intervention originaux, qui mettent en scène des moments collectifs de culture et réinventent une certaine façon de partager et de vivre « la culture sans complexe »49. Ces initiatives existent, dispersées, isolées et peu connues, mais significatives d'une évolution démographique et sociale au sein des espaces ruraux. « La campagne n'est pas seulement un espace de nowhere (...).»50 Un phénomène qui s'explique en partie par un étonnant regain démographique dans nos campagnes.

Homogénéisation des modes de vie entre urbains et ruraux

En 1999, le rural a en effet connu une croissance de population de 0,54% par an, dépassant ainsi de moitié la croissance urbaine alors de 0,24% par an51. L'image de la campagne est si positive, que lorsqu'on interroge les Français, ils sont 42% à affirmer vivre dans le monde rural, alors qu'ils ne sont en réalité que 25% selon l'Insee, et 58% à vouloir s'installer à la campagne s'ils avaient le choix52. La conséquence d'un désir de campagne, d'une attirance pour le monde rural, qui tient majoritairement au cadre de vie, souvent idéalisé, lié aux notions de calme, de nature, de pureté et de liberté.53 Cet exode repose désormais sur d'autres fondements : nombre croissant de gens ne pouvant plus se loger près des centres urbains en raison du prix élevé du foncier, mais aussi, recherche d'un nouvel ordre écologique, d'un autre sens de la vie, tant sur le plan du bien-être que sur la construction du projet collectif, pour ne pas dire politique. Les citadins vont à la campagne, et s'y installent. Ces populations urbaines, ces « néo-ruraux », apportent avec elles leurs habitudes et besoins en matière de culture, elles ne souhaitent pas forcément une offre culturelle équivalente à celle qu'elles trouvent en ville, mais elles sont à la recherche d'une même qualité de services54. Une qualité de vie qui inclut

49 Delisle Henry, Gauchée Marc, Cultures urbaines, culture rurale, Paris, Le Cherche Midi, coll. Terra, 2007, p.112

50 Ibid. p.111

51 Recensement de la population française de 1999, INSEE

52 Atlas rural et agricole de l'Ile-de-France, DRIAF, IAURIF, 2004 et le sondage réalisé par BVA pour Doméo et Presse Régionale, en décembre 2015,

53 Hervieu Bertrand, Viard Jean, Au bonheur des campagnes, Éditions de l'Aube, 1996

54 Gauchée Marc, Paradis verts, désir de campagne et passion résidentielle, Payot, 2005.

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désormais la culture, aussi bien en termes de diffusion et la possibilité, par exemple, d'assister à des concerts ou des spectacles, qu'en termes de pratiques et d'équipements dédiés à celles-ci. De plus, il faut également considérer l'accroissement majeur des mobilités : « de 1960 â 1990, la mobilité des Français a explosé : les distances parcourues en moyenne par an et par personne ont triplé »55. Une mobilité intense qui modifie et redéfinit significativement la nature des rapports au territoire. On parle d'ailleurs d'une « multi-appartenance territoriale » pour caractériser cet éclatement des sphères de vie des habitants, notamment chez les périurbains, qui vivent continuellement entre leur lieu de résidence, de travail et de loisirs56. Des « hypermobiles » d'un côté, tributaires d'un réseau de transport efficace ou encore d'un véhicule, et de l'autre, des immobiles, « que l'exclusion sociale et économique assigne â résidence ».57 Les styles de vie et de consommation s'urbanisent jusqu'aux confins des campagnes. On s'habille, on parle et on s'équipe de la même manière, jeunes ruraux et jeunes urbains regardent la télévision, ont un téléphone portable, des écouteurs, un ordinateur, etc., mais n'accèdent toutefois pas de la même manière aux mêmes équipements et services culturels.

Ainsi, nous avons exposé certains des principaux enjeux liés au développement de la culture sur le territoire : les disparités spatiales se heurtent à des stratégies d'orientations politiques et culturelles qui s'opposent ; il persiste des inégalités d'accès, de consommation et de pratiques culturelles malgré un besoin grandissant des populations rurales en matière de culture. Aussi face à l'inégale répartition des structures de musiques actuelles en Seine-et-Marne et aux déséquilibres territoriaux, culturels et sociaux, comment peut exister et se construire une offre culturelle et musicale, qu'elle soit régulière ou permanente, et proposer des réponses aux attentes des populations, jeunes et moins jeunes, sur le territoire rural du Gâtinais ? Quelles sont les dynamiques propres à ce territoire rural en matière de musiques actuelles ? L'enjeu est de savoir si la portée des initiatives serait limitée en raison de facteurs propres au territoire (méconnaissance, isolement, problèmes de mobilités, relations parfois complexes avec les collectivités, etc.) et si, toutefois, les difficultés sont palliées par des stratégies d'adaptation propres et caractéristiques au milieu rural (initiatives privées, modes d'intervention spécifiques, etc.), et dans ce cas, si ces initiatives sont suffisantes pour contrer les inégalités et assurer une dynamique culturelle et locale essentielle.

55 Veltz Pierre, Davezies Laurent « Territoires : nouvelles mobilités, nouvelles inégalités », Le Monde, 20 mars 2005

56 Ibid. p. 2

57 Ibid. p. 5

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Méthodologie appliquée

La construction d'un corpus documentaire s'est constituée grâce au recueil d'ouvrages, d'articles, de publications scientifiques, de textes officiels, d'écrits, d'études, de rapports institutionnels et associatifs ainsi qu'au repérage dans la presse locale, régionale et nationale d'informations sur notre sujet afin de favoriser la compréhension des éléments aussi bien liés au territoire, aux politiques culturelles, aux musiques actuelles qu'aux acteurs de terrain. Les lois et textes législatifs sont également mis en évidence étant donné leur influence majeure sur la mise en place de projets, la structuration des lieux, et sur le secteur des musiques actuelles en général. Il en va de la capacité à objectiver au maximum les données recueillies pour ne pas formater ni pré-construire la réalité que nous tentons de saisir. Les connaissances acquises lors de la réalisation du précédent mémoire, ainsi que celles acquises durant mes formations universitaires (médiation culturelle, développement culturel territorial), ont évidemment enrichies ces recherches. La pertinence de cette étude, qui propose une approche à la fois sectorielle et spatiale d'un phénomène culturel local, s'était d'ailleurs confirmée au cours de travaux préparatoires et du précédent mémoire de recherche sur le sujet58, abordant principalement une analyse théorique des musiques actuelles en milieu rural et pensé pour être une amorce à cette présente étude. Il aura davantage permis de dégager les principaux éléments théoriques et pistes sur lesquels nous baserons en partie nos réflexions, que de trouver de véritables « réponses » à nos interrogations.

Afin d'être au plus près des réalités et enjeux qui concernent notre sujet, ce mémoire est alimenté par différents entretiens menés auprès d'acteurs de terrain, de professionnels du secteur ainsi que de porteurs de projets musiques actuelles sur le territoire, indispensables pour prétendre comprendre les pratiques sociales et culturelles de chaque agent, le sens qu'ils en donnent, leurs motivations, leurs objectifs, leurs difficultés et attentes. Pour la conduite de ces entretiens, nous avons favorisé la forme ouverte, ou celle du récit de vie, auprès notamment des individus moins sensibilisés aux problématiques culturelles, à la différence des professionnels. Ces entretiens libres ont visé à recueillir des données riches et significatives, en laissant la possibilité à l'enquêté d'exprimer largement ses pensées tout en permettant de reformuler les termes de nos questions. Le contrôle de ses réponses et leur comparaison ont été certes délicat, mais l'objectif est de préserver la spontanéité des propos des enquêtés. Ajoutons que cet outil qualitatif ne permet pas de mettre en évidence le rôle effectif des enquêtés dans une situation

58 Mémoire de Master 1 - « Musiques actuelles en milieu rural, le cas du Gâtinais sud seine-et-marnais », Université Sorbonne Nouvelle, 2014-2015, sous la direction de Cécile Prévost-Thomas.

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réelle, car ces phénomènes ne sont saisis «qu'après-coup». Il n'a pas été possible de travailler sur une étude plus quantitative, qui aurait pu se baser sur l'exploitation d'un questionnaire, aussi, nous avons dû nous limiter aux entretiens, au risque de n'en saisir que des réalités partielles et subjectives, que nous ne pourront généraliser.

Posture de l'enquêteur

C'est à la faveur d'événements, de concerts, de festivals, de rencontres, de débats ou de toutes manifestations collectives relatives aux musiques actuelles sur notre territoire, que l'observation participante a été essentiellement privilégiée afin de rendre compte de l'environnement, des comportements, des pratiques et des attitudes des individus «en action». C'est aussi dans la pratique et l'observation participante qu'il m'a été permis de saisir le cadre concret de l'enquête en faisant l'expérience de l'ensemble social et spatial. Mon parcours professionnel au sein du réseau des musiques actuelles de Seine-et-Marne, le Pince Oreilles, complété par mes activités musicales et associatives, ainsi que ma proximité avec ce territoire dans lequel je suis née et j'ai grandi, me donnent une certaine assise et une appréhension plus évidente et cohérente pour mener ces recherches. Coutumière de certains projets, auxquels j'ai moi-même participé, et de certains acteurs que j'ai par le passé longuement côtoyé, mon implication dans cette étude revêt d'un intérêt peut-être tout autant personnel qu'universitaire. Cette position a, de façon évidente, constitué un atout pour négocier mon droit d'entrée au sein de telles associations, de tels lieux ou de telles institutions. Que ce soit par ma posture de bénévole, d'étudiante, de stagiaire, de musicienne ou d'habitante, mon rapport au territoire et aux acteurs est de fait marqué par une réelle proximité avec mon objet d'étude. La mise à distance dans mes relations aux entretiens a pu parfois être complexe : j'étais la stagiaire la veille, la consommatrice la semaine précédente, je deviens l'étudiante-chercheuse lors de l'entretien. Les enquêtés ont pu parfois se montrer particulièrement bienveillants, voir familiers, lors d'entretiens où les interactions étaient plus aisées. De par mon parcours, je suis également de plus en plus amenée à emprunter le vocabulaire des acteurs que je côtoie. Loin d'arriver à avoir un accès complet au point de vue de l'enquêté, ma propre socialisation au sein du tissu associatif et du territoire peut toutefois rendre difficile mon désengagement pour l'analyse des données. Une étape d'autant plus complexe et nécessaire, que le champ associatif est saturé de militantisme, et a fortiori en milieu rural, où l'implication des acteurs dans les problématiques sociales et culturelles du territoire est forte. Moi-même pouvant facilement déplorer une situation, plutôt que d'envisager sa réelle nature. Mon expérience de musicienne au sein d'une

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jeune formation seine-et-marnaise, m'a également donné l'occasion de vivre les difficultés liées aux déplacements (et l'indispensable voiture parentale) ainsi qu'au manque de lieux véritablement dédiés au développement de notre pratique musicale et à sa diffusion, nous obligeant généralement à devoir jouer dans des granges, des salles polyvalentes, des terrains en plein air ou encore dans des bus-concerts, à défaut de (vraies) salles de concert. Et pourtant ce manque d'équipements n'empêchait pas les projets d'exister, tout comme les organisateurs, très impliqués et désireux de proposer des évènements de qualité, ouverts et variés. Ils s'avéreront même bénéfiques pour notre formation, en nous offrant la possibilité de perfectionner nos prestations et d'accéder par la suite à quelques scènes parisiennes. Bien sûr, nous avions le sentiment d'un décalage, d'un faussé entre ce qu'il existait « chez nous » et dans les grandes villes. Familière des lieux, j'ai pu faire l'expérience sensible de cet environnement, être confrontée aux aléas et aux avantages de vivre à la campagne ; entre l'appel de « la vraie ville » pour sortir de l'isolement et le plaisir d'une qualité de vie incomparable ; entre le sentiment d'inégalité et de privilège.

Intérêts de l'étude de cas

En s'intéressant au développement territorial culturel à travers l'étude des musiques actuelles sur un territoire rural, ce mémoire pourrait participer à l'étoffement du corpus théorique dans le domaine des musiques actuelles en proposant une étude de cas, et pourrait, éventuellement, participer à une certaine lisibilité des projets tout en complétant la multiplicité des regards et analyses dans un contexte d'incertitudes et de mutations territoriales. Le sujet s'attache à confronter les limites spatiales aux limites culturelles, sociales et politiques, en mettant en avant la réalité territoriale face aux discours publics. D'ailleurs, depuis quelques années, les réflexions sur les projets culturels et artistiques en milieu rural se multiplient. Il faut noter toute une production sociologique sur le monde rural, abordé non plus seulement en termes démographiques et quantitatifs, mais sous l'angle des évolutions économiques, des modes de vie et de la culture. Les ouvrages de Bertrand Hervieu et Jean Viard59 ou encore les travaux de Nicolas Rénahy60, auront permis de modifier une certaine vision des campagnes. La Fédération des Lieux de Musiques Actuelles, la FEDELIMA61, a notamment initié en 2008 une

59 Au bonheur des campagnes et L'Archipel Paysan, Éditions de l'Aube, 1996 et 2004.

60 Les Gars du coin. Enquête sur la jeunesse rurale, La Découverte, Paris, 2005, et « Délinquance routière, machisme et crise sociale : pourquoi les jeunes ouvriers se tuent au volant », Le Monde diplomatique, 2005.

61 Née en 2013 de la fusion de la Fédurock et du FSJ.

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étude sur les « lieux de proximité de musiques actuelles/amplifiées : l'exemple du milieu rural », une première. Plusieurs temps de rencontre entre acteurs du secteur ont alors suivi cette enquête afin de mettre en commun les expériences, les interrogations et problématiques liées au développement de leur projet sur leur territoire d'implantation62. En 2016, la fédération a créé une plateforme ressource63, la première à voir le jour sur la question culturelle en milieu rural. Alimenté par les réflexions du groupe de travail « Ruralité », mis en place en 2015, ce nouveau support se veut être un outil de partage capable de donner des appuis et données actualisées. Il témoigne d'une prise en compte concrète du sujet, jusqu'alors effleuré. Malgré cette impulsion relativement récente sur la question des musiques actuelles en milieu rural, il s'avère que peu d'ouvrages sont consacrés directement à notre sujet64. Comme le souligne Philippe Teillet65 «le faible nombre de monographies ne permet pas [...J d'exposer avec précision les conditions dans lesquelles les problèmes propres aux «musiques amplifiées» - â leurs pratiquants et publics - ont été inscrits sur les agendas territoriaux»66. Ainsi, il s'avère que les études à l'échelle nationale sont plus récurrentes. Or, nombreux sont ceux qui défendent l'intérêt d'une étude localisée, tant pour «restituer la diversité des formes possibles de l'intervention publique dans le domaine culturel qu'à mieux connaître les pratiques localisées qui ont contribué â la mise en forme des politiques nationales»67. En plus de récolter des éléments nous permettant de définir des contours généraux, il faut donner de l'importance aux particularités, aux dynamiques spécifiques, aux «jeux sociaux» qui s'organisent autour des musiques actuelles à l'échelle locale. En effet, comme le précise Emmanuel Brandl «le niveau local pose des difficultés théoriques et méthodologiques qui surgissent en regard des jeux d'influences entre l'univers politique et l'univers culturel» et «qui imposent de prêter la plus grande attention aux actions et aux interactions des acteurs politiques et culturels locaux.»68. Ainsi, c'est l'ensemble des particularités politiques, culturelles, sociales et institutionnelles qui

62 Plusieurs rencontres programmées depuis 2009.

63 http://www.ruralite.fedelima.org

64 Toutefois, les études sur la ruralité sont nombreuses, notamment dans le domaine de la géographie mais s'étendent de plus en plus aux sciences sociales.

65 Maître de conférences en science politique à l'Université d'Angers.

66 «Éléments pour une histoire des politiques publiques en faveur des «musiques amplifiées», in Ph Poirrier (dir.), Les collectivités locales de la culture. Les formes de l'institutionnalisation, XIXème et XXème siècles, Paris, Ministère de la Culture, La Documentation Française, 2002, p. 2

67 Dubois Vincent, in Institutions et politiques culturelles locales, p.40-43

68Brandl Emmanuel, in «La sociologie compréhensive comme apport à l'étude des musiques amplifiées/actuelles régionales», in GREEN Anne-Marie (sous la dir.), Musique et Sociologie. Enjeux méthodologiques et approches empiriques, Paris : L'Harmattan, coll. « Logiques Sociales », Série « Musiques et champ social », 2000, p. 259-260

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est à prendre en compte, tout en privilégiant la méthode hypothético-déductive, basée sur l'émission d'hypothèses et la prévision des conséquences, dont il faudra tenter, par la suite, d'en vérifier la véracité.

Pour mener à bien nos réflexions, cette étude s'articule en trois temps. Dans un premier temps, il s'agit d'appréhender notre territoire d'étude à travers un état des lieux des structures et des initiatives dédiées en partie ou entièrement aux musiques actuelles, à l'échelle de la région, du département et enfin du Gâtinais. Afin de saisir au mieux dans quels cadres s'inscrivent ces actions, les contextes territoriaux et sociodémographiques seront définis. Cette vision d'ensemble nous permettant d'analyser, dans un second temps, les difficultés rencontrées par ces projets en milieu rural. L'enjeu étant de dégager les principales limites au développement des musiques actuelles sur le territoire en s'attachant aux interactions, aux représentations, aux relations entre les acteurs, les collectivités territoriales et les populations. Enfin, la dernière partie rend compte des stratégies adoptées par les acteurs et des caractéristiques inhérentes aux projets musiques actuelles en milieu rural. Il s'agit de définir les spécificités et dynamiques propres aux projets dans le souci d'entrevoir les perspectives d'évolution des musiques actuelles sur le territoire.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein