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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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Ordre et unité d'ensemble

Plus qu'un aperçu de son contenu, il fallait une synthèse des onze chapitres de l'Erotika Biblion pour y trouver un lien, la cohérence poursuivie par Mirabeau afin d'ordonner et d'unifier son oeuvre. Notre ouvrage de référence étant l'édition princeps, le douzième chapitre « Zonah »1 publié par Jean-Pierre Dubost est absent de notre étude ; il n'a jamais été terminé. L'Erotika Biblion est un ouvrage inachevé. Sa logique de composition, l'ordonnément des chapitres peut en souffrir ; aussi, nous nous appliquons consciencieusement à pointer les difficultés pour établir son ordonnément. Plutôt que d'en proposer un seul, nous en abordons plusieurs possibles. Aussi, il faut dire que l'absence du dernier chapitre n'ampute rien à la cohérence générale de l'oeuvre. Pris à part, un chapitre est significatif de lui-même, et ensemble, ils concurrent à une seule et même démonstration joignant la libération sexuelle au bonheur, à l'accomplissement propre. Même si cette partie de notre travail fait office d'une présentation de l'oeuvre et de son contenu, l'objectif de notre synthèse n'est pas seulement d'être un point de départ à une étude stylistique, elle permet aussi une meilleure compréhension de l'ouvrage. En dégageant plusieurs logiques de composition, nous considérons plus sûrement sa richesse, ses équivocités, son unité stylistique et sa charge ironique, subversive et dissonante.

Résumés des chapitres

Nous avons, autant qu'il se peut, adopté un esprit synthétique et objectif. Certains chapitres souffrent d'un manque de cohérence d'ensemble, et nous avons fait l'effort de la démêler en reconstruisant la hiérarchie des éléments significatifs en son sein. Il est vrai que cette hiérarchisation peut être contestée, car Mirabeau n'insiste parfois pas autant sur ceux que nous mettons en avant. De

1 Aucune correspondance au terme, sinon æþíç (zone, ceinture) ; par métonymie, Jean-Pierre Dubost propose ventre. Ce court chapitre n'a qu'une poignée de pages qui traitent des plus célèbres courtisanes grecques. Voy. Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 143, page 141.

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plus, il se donne rarement la peine de lier les éléments introductifs avec les conclusions en fin de chapitre, tant la cohérence doit lui paraître évidente. Or, le manque d'évidence est justement le problème dont souffrent toutes les lectures qui se sont essayées à synthétiser, voire à résumer, l'oeuvre. Mais nous montrons de la cohérence par notre reconstruction des chapitres. Cette hiérarchie fonctionne dans la mesure où la disposition des éléments en fonction de leur importance idéologique dans la démonstration, ne souffre pas d'autocontradiction.1

« Anagogie » (1er chapitre, 20 pages) : Du grec, ?íá (en haut) et ?ãùã? (conduite), par extension recherche du sens mystique. Un manuscrit antique découvert à Herculanum [contextualisation historique ; #177; 33 lignes], raconte la révélation de Shackerley, un voyageur visitant Saturne. Le manuscrit est daté d'un millénaire avant la venue du Christ [contextualisation mythique ; #177; 22 lignes]. Après la description de la planète [#177; 26 lignes], des observations astronomiques [#177; 47 lignes], et de l'anneau de Saturne [#177; 62 lignes], le discours réfléchit le crédit des révélations anagogiques par analogie avec les croyances aveugles en l'Apocalypse et d'autres textes anciens, dont les traductions incertaines peuvent nourrir des fantasmes mystiques et produire des interprétations farfelues. La juste appréciation du texte de Shackerley est impossible puisqu'en l'occurrence, les conséquences des effets de la pesanteur [#177; 48 lignes] et la perfection du peuple saturnien [#177; 85 lignes] sont incompréhensibles car ils sont hors de nos sens, hors de notre entendement, et ne constituent pas un idéal adéquat et désirable pour le genre humain. Le chapitre se finit sur la consistance du bonheur absolu de l'être saturnien [#177; 45 lignes], et l'auteur propose la traduction du manuscrit de Shackerley à l'Europe savante [#177; 12 lignes]. Ce chapitre interroge la consistance du progrès et de la perfectibilité pour l'humanité au regard des inventions utopiques et incompréhensibles décrivant des êtres parfaits et perfectionnés n'ayant aucun rapport avec l'homme.

« L'Anélytroïde » (2nd chapitre, 12 pages) : Du grec, á privatif, ç euphonique, ?ë?ôñïí (étui, fourreau), åéäïò (forme ou idée), la femme sans vulve. Les métaphores bibliques souffrent d'un manque de cohérence relatif aux connaissances limitées des peuples de l'Antiquité, à l'état de leur représentation scientifique du monde [#177; 54 lignes]. Vu la physique surannée des Écritures, on peut supposer que Dieu a suppléé ce défaut en dotant l'homme de la science pour qu'il saisisse davantage l'essence divine du monde [#177; 44 lignes]. Ceux qui repoussent les connaissances produites par la

1 Pour bien montrer nos coupures du texte, nous avons indiqué le nombre de ligne [entre crochet] que nous synthétisons en quelques phrases. Le sigle `#177;' signifie « plus ou moins » et concerne la partie du résumé qui le précède. Nous avons aussi indiqué le nombre de page et les traductions des sous-titres au début de chaque chapitre, et notre phrase conclusive traduit l'intention générale. L'ouvrage adopté pour l'ensemble de ce travail est l'édition princeps, Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII. Cote Enfer 1286 de la Bibliothèque Nationale de France. Toutes les références aux pages données dans le corps du texte renvoient exclusivement à cette édition. Nous avons adopté cette procédure pour l'ensemble du mémoire afin de limiter les notes de bas de page et d'en fluidifier la lecture.

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science sont à l'origine des problèmes interprétatifs qui persistent sur l'Écriture [#177; 58 lignes]. Pour illustrer ces problèmes, le discours commente la Création et démontre l'androgénie d'Adam [#177; 38 lignes]. Cette interprétation est ensuite appuyée par des traditions païennes et adamites, qui ont adopté cette croyance et dont les membres se sont constitués en sectes qui ont longtemps perdurées [#177; 50 lignes]. L'équivocité de certains passages bibliques permet de douter de la volonté de Dieu. C'est pourquoi la condamnation de certaines pratiques sexuelles jugées non naturelles peut être remise en question ; à savoir la question des femmes privées de vulve qui pourraient tout de même procréer par la parte poste [#177; 44 lignes]. Comme la science confirme la possibilité de procréer par ce biais, on en conclut que cette pratique sexuelle, bien que non naturelle, rentre dans les vues de Dieu [#177; 8 lignes]. Ce chapitre montre les problèmes de l'interprétation biblique lorsque la lecture est bornée à des préjugés et aveuglée par des bienséances ; il affiche une sorte de positivisme qui insère la science dans les vues de Dieu.

« L'Ischa » (3ème chapitre, 10 pages) : De l'hébreu, femme. L'éducation des femmes laisse à désirer alors qu'elles équivalent les hommes dans les domaines intellectuels. Elles souffrent d'un préjugé constitué en un rapport de force, le droit du plus fort, et de l'influence des systèmes politiques et des religions [#177; 39 lignes]. Pourtant les livres saints montrent la femme comme une créature parfaite dont la beauté équivaut à un don du ciel, un chef d'oeuvre de la Création [#177; 15 lignes]. Pour retrouver les traces d'une égalité primitive, le discours contextualise la Création en insistant sur les ressources mobilisées par Dieu lors de la confection de l'homme [#177; 34 lignes]. Comme celle de la femme n'advient que lorsque l'homme a reçu son esprit, sa condition raisonnable, la femme apparaît comme l'aboutissement des facultés intellectuelles [#177; 35 lignes]. La femme jouit d'une place universelle dans toutes les religions ; elle est une divinité partout adorée, révérée et crainte [#177; 38 lignes]. Son succès s'explique par un culte plus appréhendable que le culte d'un Dieu supputé masculin, car la consistance de son être, de sa nature, les façons de l'adorer et l'étendue de ses pouvoirs souffrent d'une trop grande complexité conceptuelle [#177; 40 lignes]. Face à de telles difficultés, certaines interprétations religieuses ont conçu la possibilité de conférer le sexe féminin à l'Esprit Sain [#177; 25 lignes]. Pour adorer et honorer Dieu plus facilement, il faudrait trouver le moyen de revêtir la vertu des charmes de la beauté afin d'inciter les hommes à l'exercer [#177; 14 lignes]. Ce chapitre tend à démontrer que le culte de Dieu est compliqué à appréhender comparée aux divinités féminines, tant sa nature est éloignée de la condition humaine.

« La Tropoïde » (4ème chapitre, 12 pages) : Du grec, ôñüðïò (direction), d'où genre de vie, moralité d'un peuple. Les lois de Moïse nous permettent de comparer les moeurs des hébreux avec les nôtres, aussi elles montrent que ce peuple est loin de l'exemplarité enseignée par les sermonneurs [#177; 24 lignes]. Une loi est relative aux moeurs, car elle en vise les corrections ; son but est d'instaurer

1 Lettre du 9 novembre 1780, Musée Arbaud, fonds Mirabeau, n°72 ; cf. Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 43, page 126.

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un sentiment du devoir qui se présente comme l'opinion assimilant l'intérêt particulier à l'intérêt général [#177; 30 lignes]. Les moeurs sont relatives à l'esprit national qui n'est rien d'autre que la considération de la vertu dans la société, selon le caractère des administrateurs [#177; 32 lignes]. Elles sont relatives à la nature du gouvernement et à l'influence de ses lois : la république a besoin de bonnes vertus et doit développer l'esprit d'austérité garantissant de bonnes moeurs ; la monarchie limitée a plus besoin de liberté que de vertu, et doit développer l'esprit de concorde pour préserver les moeurs des excès ; la monarchie absolue n'a besoin ni de l'un, ni de l'autre, et doit développer l'esprit de désinvolture pour corrompre les moeurs [#177; 25 lignes]. Le Lévitique décrit les moeurs corrompues des Juifs en dévoilant leurs maladies vénériennes, leurs pratiques de reproduction et la consistance de leurs plaisirs charnels [#177; 70 lignes]. Assisté par la superstition, ce genre de pratique perdure encore dans certaines cultures [#177; 33 lignes] ; mais elles ne le sont plus dans celles où elles ont été réglementées [#177; 45 lignes]. Pour conclure, il vaut mieux réguler ces pratiques pour les résorber plutôt que de les interdire [#177; 20 lignes]. Ce chapitre accuse les effets néfastes de la superstition, et propose le schéma d'une théorie politique capable de réguler les moeurs afin d'en suppléer les défauts ; la première condition pour appliquer ce schéma est donc de tolérer les moeurs initialement dissolues afin de les corriger.

« Le Thalaba » (5ème chapitre, 16 pages) : Aucune correspondance au terme, mais une lettre de Mirabeau adressée à la Fage, mari de Julie, et relevée par Jean-Pierre Dubost1 démêle un peu de sens : « Y célébrez-vous les boules chinoises et tout cet art du Thalaba dans lequel elle est si adepte ? » L'éducation physique, par extension l'institution sportive, est indispensable pour maintenir de bonnes moeurs car l'exercice physique répond aux besoins du corps et de l'âme, et lisse les aspérités entres les âges et les classes sociales [#177; 35 lignes]. La disparition de ces institutions explique l'attention grandissante aux désirs et l'éloignement des préoccupations moralement vertueuses ; alors l'homme, être doué d'imagination, a su développer ses plaisirs, notamment ceux qui se servent de l'instinct de propagation sans égard pour ses fins naturelles - la propagation -, et ce, malgré la tradition, le culte, les lois, tous les remparts élevés pour éviter les dérives [#177; 34 lignes]. Parmi celles-là, on peut expliquer l'onanisme par le goût de la provocation, le cynisme qui se vêtit des moeurs naturelles dans une société raffinée, ou par la force de la superstition [#177; 27 lignes]. Transporté en-dehors de l'intimité conjugale, la masturbation a des conséquences qui conduisent à la suffisance de soi, à l'isolement, et par extension au pacifisme [#177; 41 lignes]. Dans la Bible, l'exemple d'Onan donne d'autres causes à cette pratique : la crainte des maladies vénériennes, ou de donner la vie à des êtres dans des circonstances malheureuses [#177; 42 lignes]. Ces derniers cas devraient rendre la morale indulgente à

« L'Akropodie » (7ème chapitre, 15 pages) : Du grec, á?ñïò (extrémité) et ðïóè? (pénis),

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l'égard de la masturbation, car elle n'est pas dangereuse tant qu'elle se borne à la crainte d'un mal plus grand. D'ailleurs, les pratiquants en sont les seuls malheureux, et cela ne cause pas de mal physique [#177; 34 lignes]. Mais lorsque le goût s'en mêle, la crainte devient un besoin, puis une habitude, ou pire, une passion qui peut dégénérer en fureur causant des ravages sur les organes et l'imagination [#177; 35 lignes]. Cherchant à satisfaire ce besoin tout en limitant les excès, les deux sexes se sont mutuellement aidés en créant un art, le Thalaba, qui prévient la fureur et ses dommages [#177; 47 lignes]. Mais cet art requiert des conditions préalables : un certain perfectionnement propre et un tempérament paisible [#177; 73 lignes]. On en conclue qu'une pratique sexuelle - bien que détournée des fins de la nature - peut dégénérer le genre humain, mais peut aussi être utile à la morale lorsque les excès sont prévenus par un art. Donc il n'y a pas de mal absolu ; il faut éviter les nuisances [#177; 21 lignes]. Ce chapitre montre le rôle des arts et des institutions lorsque les autres remparts sont méprisés par les passions ; il questionne aussi le fondement absolu de la morale et établit son impuissance à rendre l'homme vertueux.

« L'Anandryne » (6ème chapitre, 18 pages) : Du grec, ?íáíäñïò (sans époux, sans virilité), veuve, tribade. On peut supputer l'androgynie primordiale d'Adam par l'existence antérieure d'êtres hybrides qui, connaissant un plaisir illimité, ne se préoccupaient que de leur jouissance ; pour éviter qu'ils dépérissent, Dieu sépara les sexes et limita le plaisir [#177; 42 lignes]. Cette opération divine est attestée par Moïse, Platon, Louis Leroi, Antoinette Bourignon et surtout par l'exemple vivant d'un moine auvergnat possédant les deux sexes [#177; 89 lignes]. Toutefois, il faut faire la distinction entre l'androgyne véritable et l'hermaphrodite - invention grecque d'un être réunissant la perfection des deux sexes - qui par la suite, s'est révélé dans le tribadisme [#177; 39 lignes]. Vestige du dédoublement divin, le tribadisme a été élevé dans les institutions de Lycurgue afin d'enseigner l'art d'aimer aux femmes. Son but était qu'elles en usent avec leur mari une fois mariées, et que ceux-ci reconnaissent qu'il y a du bien à aimer [#177; 39 lignes]. La tribade est faite pour aimer ; c'est la leçon du malheur de Sapho qui abandonna ses conjointes qu'elle aimait pour s'épandre dans l'amour ingrat de Phaon [#177; 27 lignes]. À Rome, le collège des Vestales empêchait ces femmes d'aimer l'homme en échange des prérogatives politiques ; et comme il s'agit de leur nature, elles devaient recourir à la tribaderie pour assouvir leur raison d'être [#177; 58 lignes]. La tribaderie peut avoir des effets curatifs ; mais aussi négatifs, comme le montrent les tristes exemples des couvents où les nonnes finissent par se blesser [#177; 51 lignes]. On trouve toute sorte de sérail de tribaderie à travers le monde ; ils offrent des spectacles charmants à la vue des hommes influents qui eux, profitent des charmes d'un certain degré de perfection [#177; 59 lignes]. Ce chapitre tend à démontrer que l'amour pour son prochain est au centre de la Création, et se présente comme un primat divin à cultiver pour se perfectionner.

« Kadhésch » (8ème chapitre, 15 pages) : De l'hébreu, saint. Pour que les lois soient respectées,

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circoncision. La nature détermine le bien par le beau, car ses créations contiennent les agréments pour la reproduction de l'espèce [#177; 19 lignes]. Mais ce principe est altéré par les passions, les moeurs et le climat. Dans un climat chaud, la passion se fait excitation, et soumet les habitants à un désir aveugle et dévorant, tandis que les habitants des climats froids sont plus réfléchis, et la passion sera plutôt l'affaire de l'éducation que du cri impérieux de la Nature. Le rapport bien et beau de la nature peut aussi être contrarié par la main de l'homme, notamment par les conséquences de l'industrie humaine [#177; 23 lignes]. Par exemple, les capitales, en concentrant les foyers et une grande activité humaine au même endroit, changent les climats ; alors, les progénitures de ses habitants sont plus nubiles qu'ailleurs. Par conséquent, les corps des jeunes filles se développent précocement à cause de l'exercice hâtif des facultés intellectuelles. Ce développement soudain ne se fait pas sans inconvénients moraux que l'on pourrait résorber par une éducation nationale bien pensée [#177; 27 lignes]. Si l'on éduque davantage la femme - être éminemment sensible et perfectible -, on pourrait influencer indirectement les moeurs masculines. Il faudrait les rendre plus belles, plus propres à épanouir le désir plutôt que de les laisser à elles-mêmes, cibles des inquiétudes, de la culpabilité, mères de l'accablement stérile ; et si cette éducation atteint son but, on pourrait dire que la volupté est le mobile de l'espèce humaine [#177; 44 lignes]. Mais pour établir cette morale appuyée sur des fondements physiques, il faut combattre les préjugés et les lois coercitives et despotiques qui entravent la libération sexuelle. Car l'homme a toujours voulu tout ordonner, tout diriger en perdurant un héritage législatif d'un autre Âge ; l'une de ses illustrations les plus singulières est la circoncision [#177; 20 lignes]. Certains peuples ont observé, à juste titre, cette pratique à des fins hygiéniques ; mais d'autres l'ont établi comme un précepte divin perpétué à travers les Âges [#177; 42 lignes]. Et ce, jusqu'à nos jours car on continue de voir le prépuce comme l'incarnation du péché originel ; et on se questionne sur les raisons qui en excluent les femmes, ainsi que sur les problématiques qu'entraînent la conversion d'un juif apostat étant déjà circoncis par mesure hygiénique. Tous ces questionnements ont eu leur lot de démonstrations et d'expérimentations farfelues [#177; 113 lignes]. D'ailleurs, on observe des spécificités particulières à cette pratique dans chaque culture ; mais l'irritation est l'une des conséquences observables de la circoncision. Pour s'en accommoder, les Juifs et les Israélites ne portaient pas de culottes, mais la Bible indique qu'on les priait de s'équiper d'un chauffoir lors des cérémonies, afin d'éviter les désagréments esthétiques d'une quinte aigüe et impulsive [#177; 36 lignes]. Au reste, la Bible réserve bien d'autres surprises sur l'héritage moral d'un autre monde dont les traditions perdurent de nos jours [#177; 33 lignes]. Ce chapitre regarde les obstacles à l'établissement d'une morale établie sur les beautés charnelles, et montre, qu'à cause des préjugés, on lui en préfère une autre établie sur des traditions obscènes.

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il leur faut être compréhensibles, transparentes et évidentes ; car l'influence d'une loi sur le peuple dépend de la sagesse qui l'a dictée. Plus leur influence est grande, plus elles sont respectées, et plus le gouvernement est aimé du peuple ; il y aurait alors moins besoin de châtiment et de menace sur le peuple qui augmenterait leur crainte et leur défiance du gouvernement [#177; 40 lignes]. Rien ne sert d'imposer la volonté du législateur par la force, il suffit d'accepter les hommes tels qu'ils sont pour les rendre tels qu'ils doivent être ; car le gouvernement modèle les hommes en leur donnant le sentiment du devoir. Il reste justement des traces des devoirs archaïques qui ont survécu au temps et aux moeurs : notamment ceux sur le mariage et la stérilité [#177; 29 lignes]. Les gouvernements antiques amputaient des droits aux célibataires, car les législateurs tels que Moïse, Platon, Lycurgue, les Egyptiens et les Romains faisaient de la propagation de l'espèce, leur priorité. Ils suivaient la vue de Dieu qui était, en ces temps-là, en adéquation avec celle de la nature [#177; 59 lignes]. Malgré leurs directives, l'amour des jeunes garçons commençait à naître - probablement à cause de l'impuissance, une permissivité de la nature -, et ils adaptèrent alors la loi pour le punir d'infamie, et chassèrent les impuissants hors des sociétés. Réduits à cette situation, les hommes expulsés se soumirent à des mortifications pour s'assujettir à la volonté des autres, et trouvèrent alors leur place dans la société ; tant et si bien qu'une conséquence de l'impuissance devint une habitude propagée par le despotisme [#177; 50 lignes]. Dans les états policés, on a perfectionné cette pratique de façon à créer plusieurs sortes d'eunuques pour assouvir les passions de quelques individus [#177; 48 lignes]. Comme d'autres pratiques qualifiées de péché contre nature - c'est-à-dire non-participatives à la propagation de l'espèce -, elle ne se heurte pourtant pas aux vues de Dieu. La sodomie par exemple, a été nécessaire à la lignée génitrice de Jésus : la destruction de Sodome entraîne la naissance incestueuse de Moab qui participera indirectement à la naissance du Christ [#177; 41 lignes]. Aussi le goût de la pédérastie était très répandu dans le monde, au point que la nature créa des êtres à queue par un prolongement du coccyx [#177; 50 lignes]. La pédérastie est toujours bien présente, notamment à Paris, autour d'une charte qualitative allouant une valeur échelonnée aux individus qui en font profession [#177; 40 lignes]. Ce chapitre distingue la pédérastie naturelle - c'est-à-dire efficiente selon l'impuissance initiale -, d'un goût pédéraste né d'une trop grande rigueur législative. Il montre aussi que les voies de Dieu évoluent, alors que l'appel de la nature reste inchangé.

« Béhémah » (9ème chapitre, 15 pages) : De l'hébreu, bestialité. Les passions de l'amour peuvent conduire l'homme, être infiniment sensible et perfectible, à la copulation avec la bête ; il serait absurde de définir la nature de cette force comme purement physique alors que l'aspect moral est si vivement engagé [#177; 26 lignes]. D'ailleurs, on ne peut pas expliquer physiquement cet attrait pour la bête car on ignore les différences entre les sexes, et encore moins celles entre les animaux et les hommes ; toutefois, on remarque que les produits de l'accouplement de deux espèces présentent une

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physionomie hybride. On pourrait peut-être définir la spécificité de l'humanité sur la bête si l'on recherche dans les productions semi-humaines, les limites de la tolérance de la nature, à savoir, le mélange monstrueux qui garderait la capacité de se conserver et de se reproduire [#177; 36 lignes]. On sait que la différence entre l'homme et la bête tient à l'âme, mais on ne connaît ni son emplacement, ni sa nature. La seule chose assurée est son existence ; aussi, elle constitue un indicateur d'altération et de dégradation pour guider l'observation des progénitures monstrueuses [#177; 62 lignes]. Et pour considérer l'âme de ces êtres, il ne faut pas étudier leur faculté de penser, car la sensibilité est chose commune, et la participation de l'âme à l'élaboration de la pensée la rend difficilement distinguable ; il faut plutôt la rechercher dans leur caractère, en regardant les émotions qui se marient le mieux à leur physionomie. Car l'animal a un caractère, et il peut être bon ou mauvais. Il est impossible de dire que les bêtes étaient ainsi lors de la Création - car les créations de Dieu ne peuvent être que bonnes -, tout comme il est absurde de leur supposer un péché originel pour expliquer leur cruauté naturelle [#177; 60 lignes]. On voit que la distinction entre l'homme et la bête ne peut pas être réalisée théoriquement en recherchant l'origine de l'âme, car ceux qui s'y sont essayés souffraient de facteurs déterminant leur pensée, comme le climat, leur constitution corporelle, leur nourriture, etc... Il faudrait donc éduquer les progénitures monstrueuses pour observer leur degré de raison [#177; 42 lignes]. De nombreuses autorités témoignent de l'existence de ces progénitures, telles que l'Écriture, la culture grecque, les apôtres, et des voyageurs qui certifient l'existence des satyres, des centaures, des pygmées, de certains singes humains, etc... [#177; 53 lignes] Hier encore, on trouvait de nouveaux spécimens ; il subsisterait même une contrée africaine où les copulations bestiales se perpétuent, offrant là-bas le laboratoire idéal pour mener les expériences de croisement [#177; 37 lignes]. On peut aussi se tourner vers les Pyrénées françaises où les bergers poursuivent ces pratiques [#177; 20 lignes]. Ce chapitre montre que la nature ne peut pas soutenir un principe moral puisqu'elle tolère les progénitures monstrueuses. Toutefois, les êtres hybrides se présentent comme un moyen de perfectionner la nature de l'homme grâce à une meilleure connaissance des spécificités de l'âme humaine sur la bête.

« L'Anoscopie » (10ème chapitre, 13 pages) : Du grec, ?íù (supra) et ó?ïðåù (je contemple), la divination, la prédiction prophétique. L'ignorance et la nature superstitieuse des hommes se présentent comme de sûrs moyens de les tromper [#177; 21 lignes]. L'Écriture met en garde contre les devins, les charlatans, qui, en asseyant leur pouvoir sur les esprits influents, abusent de la crédulité superstitieuse des hommes pour se proclamer interprètes divins [#177; 50 lignes]. Le peuple juif a eu affaire à beaucoup de charlatans. Il pullulait parmi eux des prophètes dont l'influence politique faisaient des envieux ; si bien que n'importe qui se faisait prophète s'il savait faire quelques prodiges et quelques effets sur les esprits. À leur guise, ils créaient de nouveaux dieux pour renverser les

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anciens [#177; 31 lignes]. Si maintenant nous pouvons éclairer la consistance de leurs faux miracles et les reproduire grâce à la science, il ne faut pas pour autant perdre la foi, car nous risquerions la colère de Dieu [#177; 25 lignes]. Parmi les manoeuvres des charlatans figure l'histoire curieuse des Jésuites envoyés en Chine : prêchant la véritable foi, ils furent mis au défi d'invoquer la pluie par le Roi de Golconde. Sous la menace d'une exécution prochaine, ils s'apprêtaient à partir lorsque l'un d'entre eux prédit la pluie grâce aux conséquences rhumatiques de sa vérole ; ils furent ainsi sauvés et rallièrent le pouvoir royal à leur cause [#177; 166 lignes]. Cette société a d'ailleurs une longue histoire concernant la syphilis : elle intrigue pour que le nom de son remède soit chaste, lui consacre des messes pour la guérison, et certains casuistes l'intègrent même dans les oeuvres divines [#177; 41 lignes]. Les Jésuites sont prêts à tout pour se faire les serviteurs d'une mauvaise idée de Dieu ; en témoigne le comportement lascif d'un novice qui forniquait avec un juif pour le convertir [#177; 22 lignes]. Ce chapitre dévoile la façon dont la superstition et l'ignorance permettent aux charlatans qui se disent interprètes divins, d'assujettir un pouvoir politique à leur cause. Il montre aussi que les progrès de la connaissance peuvent distinguer les faux des vrais miracles, mais ils présentent aussi le risque de perdre la foi en Dieu.

« La Linguanmanie » (11ème chapitre, 19 pages) : Du latin, lingua (langue) et du grec, ìáíßá (fureur), rendre furieux par la langue. Le fard langagier cache les désirs primitifs. Les subtilités du langage sont nées d'une imagination débridée, déréglée faisant de la femme un objet de fantasme ; elles traduisent la pudeur, phénomène artificiel d'institution humaine fait de retenue et de contrariété au désir naturel [#177; 51 lignes]. Pourtant, le désir charnel est au nombre des impulsions naturelles ; en conséquence son fonctionnement est assimilable à la faim, à la soif, au sommeil, etc... Une privation trop longue de jouissance dégénère en rage, et produit des excès, tels que la nymphomanie et la mentulomanie1. Les femmes y sont plus sujettes que les hommes car l'organisation interne masculine est plus souple et leur évolution sociale moins exigeante [#177; 31 lignes]. La nymphomanie n'est pas née d'une prédisposition physique ou d'une fréquente démangeaison de la vulve. La manie réside dans l'esprit ; elle enflamme les sens et amène l'individu à des comportements extrêmes pour la satisfaire [#177; 33 lignes]. Différente de la recherche ordinaire du plaisir, la manie n'obéit pas directement à l'instinct naturel ; elle est produite par l'échauffement de l'imagination, jusqu'à en devenir insatiable. De plus, les femmes qui en sont atteintes perdent leurs grâces naturelles et agissent contre leur nature [#177; 34 lignes]. La manie n'est donc pas naturelle, bien qu'elle présente des similitudes avec la lubricité. De nature différente, la lubricité obéit à l'instinct, tandis que la manie est une explosion résultant d'une conduite trop réglée pour satisfaire les désirs irrésistibles [#177; 54

1 Peut-être un terme inventé par Mirabeau qui est le pendant masculin de la nymphomanie.

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lignes]. Rien de tel pour prévenir l'explosion que l'exercice physique. À cette fin, les Anciens avaient pourvu leur gymnastique d'exercices destinés aux deux sexes. Mais ils devinrent très vite des compensations à la sévérité et à l'austérité des corps politiques ; ils évoluèrent en foyer de dégénérescence morale [#177; 34 lignes]. Ces institutions étaient protocolaires et proposaient toutes sortes de services étudiés selon la lascivité des goûts et des plaisirs de chacun ; mais elles n'en demeuraient pas moins artificielles. Des civilisations entières se sont adonnées à ce genre d'institutions, tantôt par délire religieux, tantôt par mesure sanitaire [#177; 77 lignes]. La notoriété de ces pratiques faisait le caractère distinctif de tout un peuple. On inventait des mots descriptifs pour remonter leur origine qu'on retrouve aujourd'hui dans nos archives et dans notre langage commun [#177; 48 lignes]. Ce chapitre insiste sur la nocivité de la sévérité des corps politiques et des effets de la civilisation sur les moeurs : la moindre emprise despotique sur elles les détermine à dégénérer. Que ces moeurs soient bridées ou encouragées, elles échapperont à la juste mesure et présentent le risque d'être échauffées jusqu'à la manie.

Les chapitres sont structurés de la même façon, mis à part le premier « Anagogie ». Leur introduction évoque la construction d'un projet anthropologique dont les lois, les institutions et la législation sont pensées pour réguler, voire diriger les goûts et les moeurs d'un peuple. Au cas par cas, les introductions des chapitres ne démontrent pas la même chose : « L'Anélytroïde » est la démonstration d'une meilleure connaissance de Dieu par le savoir, par la science, et non par les interprétations anagogiques ; « l'Ischa » est la démonstration de la perfection divine et effective de la femme ; « La Tropoïde » est la démonstration d'une meilleure évolution des moeurs lorsque le législateur a régulé plutôt qu'interdit certaines pratiques avilissantes ; Le « Thalaba » est la démonstration d'une meilleure régulation des moeurs par des pratiques physiques ; « L'Anandryne » est la démonstration que l'amour est la seule volonté, et apparaît comme l'unique commandement divin ; « L'Akropodie » est la démonstration que le bien est déterminé naturellement par le beau ; « Béhémah » est la démonstration que l'amour est une force morale, et pas seulement physique ; « L'Anoscopie » est la démonstration que les erreurs et l'ignorance des hommes proviennent d'artifice maquillant les motivations naturelles.

Cohérence idéologique

Visiblement, l'ouvrage ne procède d'aucun ordre logique. Le classement des chapitres n'est pas alphabétisé ; leurs noms en grec et en hébreux nourrissent l'hermétisme, et leur traduction en français ne peut être que périphrastique et équivoque. On pourrait presque avancer l'hypothèse que l'organisation de l'ouvrage entretiendrait une tradition ésotérique l'affiliant à la Kabbale puisque l'argumentation ne se concentre que sur l'Ancien Testament. Comme le premier chapitre relate une

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utopie, un idéal révélé à la manière d'un conte, on peut considérer que les autres chapitres se présenteraient comme des argumentations visant à prouver que, à l'instar des Saturniens, « tous les êtres sont entre eux dans un flux perpétuel ». D'ailleurs, Jean-Pierre Dubost établit toute son analyse sur ce possible ordonnément ; il postule que le premier chapitre « Anagogie » contient le principe idéologique, la clef de la compréhension de l'oeuvre. Il soutient donc que Mirabeau s'inspire de la formule de Buffon « tout est en flux perpétuel », pour la tordre sérieusement en « tous les êtres sont entre eux dans un flux perpétuel (de jouissance) », fixée comme l'axiome d'un absolu de jouissance, primordial et divin, soutenant un principe de volontariat vertueux qui fonderait le projet anthropologique de Mirabeau.

[...] il faut, pour mesurer pleinement l'enjeu de la stratégie herméneutique de Mirabeau, la replacer dans la logique profonde de ce culte à la volonté et de l'énergie, de cette quête à la volupté et d'intensité de vie qui commande chez lui la passion amoureuse et le plaisir des sens [...].1

Jean-Pierre Dubost insère la jouissance en tant qu'articulation axiomatique et systémique, procédant d'un déterminisme primordial sexuel, pour relever la construction idéologique de l'ouvrage. Mais c'est à titre d'exemple que Mirabeau illustre le flux perpétuel dans lequel baignent les Saturniens avec les jouissances d'Alphée et d'Aréthuse [« Anagogie » ; page 19], et non comme un principe absolu ; de plus, le récit de Shackerley est placé sous l'égide des Académies italiennes que l'on retrouve dans De la Charlatanerie des savans ; par Monsieur Menken avec des remarques critiques de différents auteurs2. Une charlatanerie, c'est-à-dire une fumisterie ; la charge ironique n'est pas si équivoque pour qu'on puisse situer les principes idéologiques de Mirabeau dans ce premier chapitre. Nous parlerons de l'ironie dans un prochain chapitre et nous avancerons par ailleurs d'autres éléments qui proposeraient une lecture inverse du chapitre « Anagogie » dans lequel, au contraire, les formes d'inspiration exégétiques seraient rejetées justement parce qu'elles confèrent à l`absolu un principat axiomatique et systémique. Quoiqu'il en soit, le premier chapitre pourrait procéder d'une articulation idéologique qui ordonnerait le reste de l'ouvrage ; et comme il s'agit de rechercher l'ordonnément logique, nous le laisserons de côté dans un premier temps pour rechercher dans les autres une continuité idéologique indépendante. Pour l'heure, disons simplement que si Mirabeau avait clairement formulé sa thèse dès le départ, nous aurions trouvé promptement de l'ordre à son ouvrage. Qui plus est, cette composition n'est pas le fruit du hasard, elle relève d'une logique précisée et élaborée par l'auteur ; en témoigne une note de sa main en marge du titre « Ischa » dans le

1 Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 17.

2 De la Charlatanerie des savans ; par Monsieur Menken avec des remarques critiques de différents auteurs, Mencke Johann Burchard et Van Duren, Chez Jean Van Duren, 1721.

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manuscrit retranscrit par J.P Dubost qui stipule « Il faut mettre l'Ischa à la suite de l'Anélytroïde »1.

Organisation thématique

Les principaux thèmes de l'Erotika Biblion sont l'androgynie d'Adam (trois chapitres : « L'Anélytroïde » [II], « l'Ischa » [III] et « L'Anandryne » [VI]), l'éducation des femmes (quatre chapitres : « L'Ischa » [III], « Le Thalaba » [V], « L'Anandryne » [VI] et « L'Akropodie » [VII]) et la perfectibilité (leitmotiv de l'ouvrage, mais il est particulièrement traité dans trois chapitres : « Anagogie » [I], « L'Anandryne » [VI] et « Béhémah » [IX]). L'androgynie primordiale, l'éducation des femmes et la perfectibilité se présentent comme trois grands thèmes intimement liés ; ils établissent un fil idéologique qui conduit à la réflexion d'un système anthropologique censé parfaire une société. Remarquons que Mirabeau dessine cet idéal par la négation, car il révise les maux de l'humanité plutôt qu'il n'établit l'axiologie absolue d'une société parfaite. Sa réflexion n'est donc pas utopiste, ses propos visent à corriger les vices soulevés et d'en montrer les causes selon ses recherches dans les mythologies et cosmogonies religieuses.

La structure type que l'on retrouve dans chaque chapitre, introduit un système anthropologique, le justifie ensuite par une lecture originale des textes sacrés et se conclut par réflexion sur les maux qui découlent d'interprétations différentes de ces mêmes textes. Mirabeau recherche une sagesse spirituelle axée sur la sexualité et ses articulations diégétiques dans les écritures sacrées ; puis, il les utilise pour illustrer et justifier la section du système anthropologique évoqué en début de chapitre. Au cas par cas, les introductions des chapitres démontrent différentes subdivisions du même système, corrélées dans une relation à la sexualité :

I. « L'Anélytroïde » affirme que la meilleure connaissance de Dieu se trouve dans le savoir, dans la science, et non dans les interprétations anagogiques. La condamnation des pratiques anales est née d'une erreur théologique, car la médecine soutient la possibilité de procréer par la parte poste [page 35].

II. « L'Ischa » soutient que la femme est le chef d'oeuvre de la création divine. La fontaine Canathus au Péloponnèse restituant la virginité perdue illustre la puissance des divinités féminines capables d'outrepasser les lois naturelles [page 45].

III. « La Tropoïde » démontre que l'évolution des moeurs est bien meilleure lorsque le législateur a régulé plutôt qu'interdit certaines pratiques avilissantes. En témoignent certains passages du Lévitique qui relatent des pratiques sexuelles pernicieuses n'existant plus aujourd'hui [page 57].

IV. « Le Thalaba » précise que la régulation des moeurs doit se faire par l'éducation du corps. Le Thalaba se pratique à deux partenaires ; sensuel et voluptueux, il satisfait les goûts sexuels sans dénaturer le corps et l'esprit [page 77].

1 Note a de la page 41, Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 147.

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V. « L'Anandryne » élève l'amour à un commandement divin. Les vestales, tribades et autres
femmes ont été éduquées pour pratiquer l'amour ; leurs accouplements sont autant de spectacles sublimes dont la fureur est de nature divine [page 99].

VI. « L'Akropodie » atteste que le bien est déterminé naturellement par le beau. Il n'y a donc pas
besoin d'ordonner et de diriger la vie des hommes selon des lois archaïques comme la circoncision. L'expérience des PP. Conning et Coutu en illustre l'absurdité [page 113].

VII. « Kadesch » indique que les lois prédisposent au sentiment du devoir, mais elles ne dissipent pas
les goûts naturels des hommes. Par exemple, les lois archaïques sur le mariage n'ont pu empêcher l'amour des jeunes garçons que la nature a développé dans des êtres à double queues [page 133].

VIII. « Béhémah » avance que l'amour est une force morale, et pas seulement physique. Comme il est
impossible de concilier la regrettable copulation de l'homme et la bête avec l'attrait divin de l'amour, il faut étudier les progénitures monstrueuses pour en tirer les caractères spécifiques de l'âme humaine [page 147].

IX. « L'Anoscopie » établit que les fausses croyances des hommes proviennent d'erreurs
théologiques impardonnables, des interprétations volontairement trompeuses des écritures sacrées. Les Jésuites par exemple, ont consacré la syphilis car elle leur permit d'échapper au bûcher alors qu'ils propageaient la foi [page 166].

X. « La Linguanmanie » dénonce les termes trompeurs du langage qui dénaturent les motivations
de l'humanité. Plus on invente des termes pour préciser des pratiques sexuelles précises, plus l'objectif sacré de la reproduction est dénaturé [page 189].

La structure type et l'ordre des chapitres participent à une cohérence générale. On peut discerner deux groupes de chapitre dont les éléments discursifs se répondent et se complètent, formant ainsi deux continuités idéologiques qui se recoupent dans une conception de la sexualité à la fois naturelle et divine :

- « L'Anélytroïde » [II], « La Tropoïde » [IV], « Le Thalaba » [V], « L'Anoscopie » [X] et « La Linguanmanie » [XI] : La véritable connaissance de Dieu se trouve dans les permissivités de la nature [II] qui contient un ensemble de lois déterminant les moeurs des hommes [IV]. On peut corriger les moeurs par l'exercice du corps à travers la sexualité [V], et non par l'élaboration d'une morale chagrine inventant des termes [X] pour masquer les motivations naturelles de l'homme [XI].

- « L'Ischa » [III], « L'Anandryne » [VI], « L'Akropodie » [VII], « Kadesch » [VIII] et « Béhémah » [IX] :

La beauté de la femme est une consécration divine [III] ; et puisque la Nature détermine le bien par le beau, elle participe activement à la reproduction [VI]. La beauté inspire l'amour, unique commandement divin [VII], qui mène à la vertu [VIII] ; la physionomie se présente dès lors comme une force morale [IX].

Bien sûr, pour opérer ces rassemblements, nous avons réduit les chapitres à leur quintessence ; leurs propos ont plus de consistance. Notons tout de même que la sexualité apparaît comme étant à la fois un facteur de progrès, un moyen de perfectionner l'humanité, mais aussi comme l'injonction primordiale de Dieu. Selon ce rassemblement, les chapitres sont entres-mêlés. Aussi, il met en évidence que l'enchaînement des chapitres est thématique selon un type de sujet ; par exemple,

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« L'Akropodie » [VII] et « Kadesch » [VIII] sur le rôle et l'administration des lois, ou bien « L'Anoscopie » [X] et « La Linguanmanie » [XI] sur les tromperies dont les hommes sont victimes. Ces enchaînements sont perceptibles, mais ils ne peuvent unifier les propos de l'ouvrage. De plus, cette possible structuration souffre d'une synthétisation trop lourde pour rendre compte à la fois de l'unité du chapitre, mais aussi de l'oeuvre. Car, en considérant ces sujets comme des thèmes dont le développement structure l'ouvrage, on n'expliquerait pas l'entremêlement voulu par Mirabeau qui place « L'Anélytroïde » avant « L'Ischa » sinon en considérant l'attention que Dieu porte à la femme comme un thème alors qu'il s'agit seulement d'un élément discursif revenant ponctuellement. Toutefois, il existerait un possible fil conducteur qui débuterait avec le chapitre que nous n'avons pas évoqué.

L'Articulation autour du premier chapitre, « Anagogie »

Seul chapitre privé de la structure type, « Anagogie » apparaît comme un chapitre important ; non seulement il présente beaucoup de singularités sur les autres, mais surtout il introduit l'esprit de l'ouvrage. Il décrit une société saturnienne dont les êtres possèdent des sens inconnus à l'espèce humaine, les rendant ainsi extraordinairement perfectionnés. Ce chapitre introduit le thème du perfectionnement, de sa mise en oeuvre, d`un certain idéal, de son lien relatif avec les circonstances naturelles dans lesquelles un être vivant évolue. En admettant que le discours porte sur le perfectionnement tout au long de l'ouvrage, le premier chapitre est assurément celui qui présente une société aboutie et enviable ; et cela va sans dire que Mirabeau épargne la société saturnienne alors qu'il stigmatise les aspérités de beaucoup de civilisation dans les chapitres suivants. Si le perfectionnement est un fil conducteur possible, l'ordre des chapitres peut être étudié pour tracer son évolution. Cette lecture est proposée par Jean-Pierre Dubost qui voit dans « Anagogie » l'annonce du développement de l'androgynie dans les chapitres suivants ; il réduit donc la question de la perfectibilité à l'aspiration d'un transformisme originel.

Le mythe saturnien par lequel le traité débute [« L'Anagogie »] est celui d'un Eden érotique, et il prélude en tant que tel au mythe antique de l'androgyne, qui est développé dans le chapitre suivant [« L'Anélytroïde »].1

L'androgynie primordiale, ces êtres à double sexes qui vivaient dans les transports de la jouissance ont subi l'opération de la séparation. Mirabeau le concevrait comme un modèle de perfection. Il s'agirait alors de comprendre l'ouvrage comme une tentative d'identifier les moyens favorisant l'avènement du transformisme originel. Pour ce faire, il faudrait, comme les saturniens, entretenir le contact permanent au plaisir afin que les sens, démultipliés et renforcés par la Nature du fait de cette

1 Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 13.

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utilisation, permettent d'accéder à de nouvelles jouissances. Cette lecture fait de la jouissance un facteur de perfectionnement. Et puisque « la perfectibilité de l'homme se mesure en toutes choses à son degré de proximité ou d'éloignement par rapport à la Loi du plaisir »1, le projet anthropologique se résumerait à un utilitarisme prévenant les instincts primaires en les satisfaisant avant qu'ils n'apparaissent ; étrange conception de la vertu.

Il est difficile de soutenir que la structure de l'oeuvre est exclusivement pensée autour de l'androgynie adamique, car elle n'est traitée que dans trois chapitres ; de plus, Mirabeau ne présente l'androgynie comme modèle de perfection à aucun endroit. Jean-Pierre Dubost établit son interprétation en observant que le métamorphisme des saturniens dans « Anagogie » annonce l'androgynie d'Adam reprise dans le chapitre suivant, « L'Anélytroïde ». Nous avons déjà souligné le problème que représente l'unification de l'oeuvre par des thèmes spécifiques. Et si l'argument saturnien annonce l'androgynie d'Adam, il y aurait alors un système d'annonce d'un chapitre sur l'autre, argumentant et approfondissant les éléments utilisés pour les mêler à d'autres, et repris eux-mêmes ensuite dans les chapitres suivants. On aurait une sorte de chenille argumentaire où un élément serait investi dans un chapitre, puis repris dans un autre. Vu les résumés que l'on a fait de chacun des chapitres, il apparaît rapidement que ce n'est pas le cas. Et même si des éléments sont effectivement traités en plusieurs endroits, tels que l'androgynie adamique et les êtres au double sexe, ce n'est pas dans un enchaînement visant la démonstration de leur perfection. D'ailleurs, le support biblique déployé dans l'ouvrage ne concourt pas à disserter autour de l'androgynie2, Mirabeau le présente comme vrai et validé par des référents non cités et à peine évoqués, puis l'approfondit dans le système anthropologique évoqué au début de ces chapitres. À ce sujet, son interprétation des Écritures est dans la filiation d'une vieille tradition rabbinique, son explication des termes uir et uira en témoigne, mais il donne une référence en latin qu'il attribue aux Septante [« L'Ischa », page 43], et ne l'appuie qu'avec un texte, Le Banquet, et un référent, Moïse [« L'Anandryne », page 85]. La structure de l'Erotika Biblion n'est pas assimilable à une démonstration en chaîne de l'androgynie ; bien que ce thème soit majeur, il fait néanmoins partie d'une chaîne qui disserte la question de la perfectibilité (car nous devons dissocier la question de la perfectibilité du métamorphisme adamique pour éviter un raccourci qui tromperait sérieusement la philosophie de Mirabeau) et de l'éducation de la femme. Ce sont deux éléments quantitativement traités tout autant et qui ne sont pas hiérarchiquement distingués au sein de l'ouvrage.

Pour compléter l'étude d'une structure à partir du premier chapitre, voyons le mythe de

1 Idem, page 15.

2 Voy. la retranscription des évocations et allusions des chapitres « L'Anélytroïde », « L'Ischa » et « L'Anandryne » que nous avons indexée ; « Évocations et allusions à un intertexte foisonnant », annexe I.

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l'androgynie comme un Eden perdu, prenant « Anagogie » comme point de départ d'une idéologie. La Genèse est abondamment citée (11 fois), surtout au début de l'ouvrage - « L'Anélytroïde » [II] et « L'Ischa » [III] rassemblent 7 citations de la Genèse -. Puis le texte évolue avec des citations du Lévitique (19 fois) en majorité disposées au quatrième chapitre (« La Tropoïde » [IV] en compte 14 à lui seul). L'appareil discursif suit la structure de la Bible. Le monde saturnien serait analogue à l'Eden perdu de la Genèse si l'on regarde l'évolution des citations. Mais la suite de l'ouvrage ne confirme pas la formation de cette structure ; on s'y attache effectivement à joindre la sexualité avec un projet anthropologique, mais sans tenir compte des propriétés saturniennes, sans regarder comme possible l'avènement de cet Eden perdu dont on pourrait retrouver les prémices grâce à la révélation de Shackerley sur Saturne. D'ailleurs le titre du chapitre « Anagogie » renvoie aux lectures des textes sacrés qui tireraient une consistance du monde de l'invisible, souvent ramené aux délices du paradis, et que l'on peut connaître grâce à une complète dévotion aux dogmes et préceptes du Magistère. Mais Mirabeau n'évoque pas la société saturnienne comme une récompense posthume : l'intelligence du texte veut que Shackerley soit revenu vivant de son voyage saturnien pour le décrire à ses semblables.

On peut aussi considérer l'analogie structurelle entre la Bible et l'Erotika Biblion à partir d'une historicité partagée. Si l'Écriture est construite comme une perspective chronologique de l'Histoire qui commence par la Genèse et finit par l'Apocalypse, rien de tel dans L'Erotika Biblion qui se présente comme une suite de dissertations dont les liens, le fil d'Arianne, tiennent à des éléments qui se retrouvent engrangés les uns à la suite des autres. Si Mirabeau avait voulu donner une envergure biblique à son ouvrage, il l'aurait doté d'une structure similaire à son entendement de la Bible justement faite d'historicité comme le souligne Charles Hirsch à propos de l'interprétation du mythe adamique.

Selon Mirabeau, pour qui le texte de la Genèse est manifestement doté d'historicité, le chapitre II [de la Bible] n'est autre que la suite du récit commencé au chapitre premier.1

Il ne faudrait pas forcément comprendre « Biblion » comme l'indice du modèle sur lequel l'ouvrage a été composé. Même si le premier chapitre montre des particularités structurelles qui ne se trouvent pas dans le reste de l'ouvrage, c'est un récit, un conte, la fiction y est revendiquée2. Et c'est aussi le seul chapitre dont le titre renvoie à un type de raisonnement religieux. Il introduit non pas un modèle de perfectionnement à atteindre, mais plutôt une relecture des textes sacrés, de ses procédés

1 Erotika Biblion, dans OEuvres érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque Nationale, Fayard, 1984, note B, page 483.

2 On retrouve les particularités du roman-mémoire, très répandu au XVIIIe siècle, notamment le topos du manuscrit trouvé comme un procédé littéraire visant à crédibiliser, voire légitimiser le récit fictionnel à la première personne.

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hermétiques et exégétiques et une remise en question des dogmes religieux dont la vocation est de guider les hommes.

Comme l'intention et la problématique de l'Erotika Biblion ne peuvent pas être dégagées à partir de sa structure, il faut s'en tenir à l'observation que les chapitres se répondent et peuvent être regroupés en deux parties. De même, leur ordonnément peut être scindé en plusieurs parties selon des thèmes spécifiques, ou par des enchaînements argumentatifs approfondissant le système anthropologique. La juste dimension de l'ouvrage est difficile à cerner ; aussi, nous démontrons, dans les chapitres suivants, les raisons de notre préférence pour une relecture des textes sacrés plutôt que le développement d'une philosophie axée sur la jouissance.

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