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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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Ironie savante

La charge ironique est stupéfiante quand on sait que Mirabeau détourne ou tronque les citations d'autrui pour mieux argumenter le discours de l'Erotika Biblion. Nous avons pris le soin de distinguer les évocations des allusions contenues dans l'ouvrage, car les références intertextuelles ne sont jamais complètement fausses ou vraies, elles ponctuent juste le discours d'une manière différente. Étant donné le contexte, leur signification manoeuvre la démonstration à plusieurs niveaux de lecture. Mirabeau les utilise pour créditer son discours et l'obscénité de son objet d'étude est si savamment commentée par tous les auteurs cités, qu'on en croirait presque qu'il écrit son ouvrage dans la perspective de se moquer de toute forme d'érudition.

Gardons à l'esprit les propos du vieux rabbin voltairien pour nous défaire de nos préjugés1 ; une lecture non avertie sentira bien la charge ironique - ce second discours dénaturant le discours de savoir - mais ne distinguera pas la philosophie qui se dessine entre les lignes. Les exemples que nous étudions montrent la teneur ironique du discours, d'abord à travers la dissonance - par des références détournées pour appuyer la démonstration -, puis au niveau de l'écriture, un style largement inspiré de Voltaire qui formule une idée dans un contexte peu avantageux afin de la décrédibiliser. L'enjeu stylistique revient à des entreprises de crédibilisation et décrédibilisation qui forment un second discours significatif participant à la structure de l'oeuvre.

Dissonance des références

Mirabeau ponctue l'Erotika Biblion de noms célèbres pour créditer son argumentation, comme

1 Voy. l'exergue de notre introduction « Lumières sur l'Erotika Biblion de Mirabeau.

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d'ailleurs il avait pris l'habitude de le faire dans sa correspondance pour maintenir l'intérêt de son entourage sur son sort carcéral.

Dans son ouvrage, on relève de nombreux exemples où l'évocation d'un texte ou d'un auteur est le point de départ de l'argumentaire ; l'utilisation de l'intertexte fait donc partie de la structure type. Mais que signifient ces références dans la pensée de Mirabeau dès lors qu'elles sont tronquées ou détournées de leur intention initiale ? Les Epitres de St Paul par exemple, sont à ses yeux un témoignage de la perversité des Romains et des Corinthiens1 lui permettant de souligner la nature des désirs sexuels dans l'Antiquité. Il les évoque moins comme une réprobation des pratiques sexuelles que comme un réservoir à anecdotes dont le vice, décrié et signalé par l'apôtre, est tout simplement absent des citations rapportées. Dès lors que Mirabeau savait que ces références et citations étaient tronquées et déplacées de leur contexte initial, comment comprendre son intention ? Était-ce de privilégier une certaine philosophique, certain de sa validité et des articulations logiques ? Et même si les propos rapportés ne sont pas exacts, ils ne remettraient pas en cause toute sa construction ? Ou bien, est-ce pour volontairement induire le lecteur en erreur, et pour se moquer de tout, y compris de sa propre idéologie ? Mais cette évaluation du sérieux de son texte dénote fortement avec le projet anthropologique qu'il développe en parallèle de ses traités politiques ; sa conception de l'homme est appuyée sur les effets des lois sur les moeurs, lesquelles supportent la vertu par une morale fondée et consolidée sur les thèses sensualistes.

L'Erotika Biblion est bien plus qu'un tableau des aberrations humaines. Mirabeau y articule ces conceptions de la liberté et du bonheur avec les motivations individuelles pour fonder un projet communautaire dont l'optimisme n'est pas teinté d'ironie. Malgré la profusion des références, on ressent son unité philosophique, sans pour autant la saisir ; on sent bien que Mirabeau compose son texte en surinterprétant l'intertexte afin de l'intégrer en tant que témoignage ou garant moral d'une pratique sexuelle libérée. La Congrégation l'accuse de calomnie, non sans raison. Mais il est curieux qu'elle n'en relève que quelques occurrences, comme la référence au manuel de guerre du marquis Santa-Cruz [« Le Thalaba », page 73], et l'étude sur la sodomie des savants jésuites Tournemine et Sanchez2 [« L'Anélytroïde », page 34] ; d'ailleurs, elle prend soin d'éviter le dernier compère, Cucufe, peut-être de peur d'avouer son impuissance à identifier la personne en question3. Néanmoins,

1 Cités quatre fois dans l'ouvrage, Les Epitres aux Romains et Aux Corinthiens sont les deux seuls textes du Nouveau Testament dans lequel Mirabeau a puisé des ressources. St Paul apparaît comme son auteur biblique de prédilection, son Sermon sur la nécessité de l'autre vie et des consolations dues à l'homme juste est placé sous son patronage. Voy Un sermon inédit de Mirabeau sur la nécessité de l'autre vie, tome 31, Revue des Deux mondes, 1916.

2 Voy. La Lettre clandestine, n°25, dirigée par Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin, éd. cit, page 28 ; les propos des censeurs y sont reproduits et traduits.

3 Nos recherches n'ont trouvé aucun mémoire théologique, aucune histoire ecclésiastique, où serait évoqué le nom Cucuse ; nous en donnerons une explication possible lors de l'analyse de l'intertexte.

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elle relève l'incohérence chronologique de la défense de Tournemine [1661-1739] par Sanchez [1550-1610], et l'on voit bien que le prince des casuistes était dans l'impossibilité de défendre son confrère sur cet objet d'étude. Aussi, ce que la Congrégation affirme est digne de foi, mais ce qu'elle omet, volontairement ou non, n'écarte pas la possibilité que Sanchez ait disserté sur la question de la procréation anale dans ses travaux1.

Un Concept relevant du comique et de l'intertexte

La dissonance est un procédé intertextuel qui s'observe dans l'appareil discursif de Mirabeau et qui opère à trois niveaux de lecture. En premier lieu, il s'agit d'un désaccord entre l'allusion ou l'évocation d'une référence avec sa contextualisation, son apport dans la démonstration, son emploi dans le cheminement logique ; ce désaccord entraîne un décalage comique qui apparaît souvent comme une dynamique focale inséparable des procédés comiques attenants : burlesque, grotesque, héroïcomique, etc... Le rire est subversif et apporte le doute sur la véracité de l'intertexte en question. En second lieu donc, le comique révèle une tension philosophique donnant l'impression que Mirabeau disserte sur une problématique dont la thèse et l'antithèse, n'étant pas formulées, sont à déceler dans la contextualisation de la référence qui indiquerait le positionnement argumentatif du discours. Comme la stylistique savante entretenue par Mirabeau l'empêche de formuler clairement et explicitement son propre positionnement, il se contente d'introduire ces références dans le développement en laissant au comique et à son pouvoir subversif, le rôle dissertatif qui échoie d'ordinaire à la logique. Il ne s'agit pas d'y voir une dissertation qui disqualifierait ou altérerait l'antithèse de façon à répondre à une problématique puisque, en dernier lieu, le doute sur la véracité des références demeure et profite aux références qui suivent.

La spécificité de la dissonance comme procédé ironique est de profiter de la crédibilité des références attestées ou vérifiables pour les transmettre aux références plus douteuses. C'est une entreprise de crédibilisation/décrédibilisation dont la fonction est d'entretenir une juste présomption sur la véracité des références déployées, et dont la nature est d'entretenir un désaccord avec leur pertinence dans la démonstration. Le grotesque provoque le rire, puis un doute, une subversion logique de l'intertexte employé initialement pour créditer la démonstration.

Illustration du concept

Pour illustrer le concept, étudions plus en avant l'exemple dissonant du savant Sanchez, célèbre pour avoir son rôle dans Les Lettres provinciales de Pascal. Mirabeau fait de lui le défenseur de la

1 Le seul ouvrage véritablement connu du casuiste traite du mariage ; voy. le Disputationum de sancto matrimonii sacramento, qui uniuersam huius argumenti tractationem complectuntur, ut quarta docebit pagina, 3 tomes, Antuerplae, apud Martinum Nutium, M.DC.VII.

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thèse de l'anélytroïde qui voudrait qu'une femme imperforée puisse procréer, malgré l'absence de vulve, par la parte poste. Lui donnant raison en fin de chapitre, il se moque néanmoins de lui pour avoir soutenu la thèse dans des conditions grotesques.

Cucufe et Tournemine ont été attaqués, cela devait être ; mais le savant Sanchez, Espagnol, qui a étudié trente ans de sa vie ces questions assis sur un siège de marbre, qui ne mangeait jamais ni poivre, ni sel, ni vinaigre, et qui, quand il était à table pour dîner, tenait toujours ses pieds en l'air, Sanchez a défendu ses confrères avec une éloquence dont on ne croirait pas une pareille matière susceptible. [« L'Anélytroïde », page 35]

À ceci, Mirabeau ajoute une note indiquant dans la production littéraire de Sanchez, les ouvrages où l'on pourrait apprécier la consistance de son travail : « Et si vous voulez avoir une idée des édifiantes questions qu'a agité ce théologien, et bien d'autres, cherchez la vingt-unième dispute de son second livre » [Ibid, note 1]. Jean-Pierre Dubost, après vérification1, admet la teneur scabreuse de son travail. Si cette référence est juste, l'allusion suivante, concernant la défense de la thèse de l'anélytroïde par un médecin célèbre, Monsieur Louis2 , devant l'académie des sciences ne l'est pas. Aussi, les références semblent se valider les unes les autres.

L'enchaînement d'une référence juste, puis d'une fausse est une disposition que l'on retrouve dans le reste de l'ouvrage ; la présomption sur la validité d'une référence juste créditerait la suivante, comme on peut le constater avec l'association des Pères Tournemine et Cucufe, dont ces derniers sembleraient tout droit sortis de l'imagination de Mirabeau. Toutefois, les références inventées ne sont pas complètement imaginaires et on ne peut pas les écarter pour reconstruire l'esprit de l'ouvrage. Par exemple, l'allusion au médecin Louis est fausse, mais Mirabeau la contextualise de façon à lui donner de l'envergure dans sa démonstration pour soutenir que la casuistique de Sanchez n'a aucune autorité face à la physique. Pour lui, ce sont deux matières qui s'affrontent pour le même rôle théologique ; il les met en opposition comme deux recherches différentes des causes divines. On rencontre la réfutation franche qui parcourt le XVIIIe siècle français des connaissances religieuses tirées des philosophies métaphysiques au profit d'une connaissance physique, vérifiable et empirique. Ainsi, l'ouvrage de Mirabeau se situe dans l'esprit des Lumières en opposant l'interprétation religieuse à la physique pour préférer aux supputations exégétiques, les connaissances empiriques basées sur des faits observables et réitérables. Pour lui, la casuistique est idéiste, faite de parole et d'articulation vide de logique ; la physique est empirique, et procède d'une observation suivie, expérimentale, qui appuie ses thèses par des faits. Et même si Mirabeau conçoit qu'elles peuvent

1 Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 25, page 124.

2 Même si le discours ne l'indique pas, le médecin Louis peut renvoyer à Antoine Louis, célèbre pour avoir été le médecin légiste de l'affaire Calas [1761-1765]. À la suite de l'affaire, il publie un protocole pour manipuler les victimes d'étranglement afin de prévenir les interprétations hâtives pouvant causer des décisions judiciaires regrettables. Voy. Récits d'historien, Voltaire et l'Affaire Calas. Les faits, les interprétations, les enjeux, Benoît Garnot, Hatier, 2013, p. 71.

Le procédé de dissonance a si bien fonctionné que l'Erotika Biblion a été introduit à la

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s'accorder sur une question - comme ici, sur la procréation de l'anélytroïde -, il n'appartiendrait pas à la casuistique d'avoir autorité face à la physique qui aurait des preuves tangibles pour soutenir ses thèses.

Il suffit de regarder la description de Sanchez et la profusion des détails. Mirabeau lui donne des habitudes culinaires, un mobilier et une gestuelle grotesques. C'est à se questionner sur l'état de santé mentale de celui qui vient prendre les conseils d'un tel homme. Cette profusion de détails des arts de la table glissés dans la description d'un homme de savoir, constitue une approche familière de l'intimité du Jésuite dont l'occupation principale consiste à brasser de l'air avec ses pieds. L'effet de dissonance renforce le discrédit du Jésuite et ajoute du comique à sa description - vu la nature des objets d'études de Sanchez, celui-ci aurait très bien pu disserter sur les meilleures façons de se tenir à table - pour créditer l'anecdote du médecin qui paraît vraie parce qu'elle fait suite à la prodigieuse description, précise et intime, du casuiste ; ce procédé intertextuel implique une maîtrise, une connaissance renforcée des références mises en oeuvre pour asseoir la crédibilité de l'argumentation. Pour opérer le discrédit de Sanchez, le champ lexical se concentre sur les arts culinaires, les épices, la table, le dîner, qui ne sont nullement appropriés aux questions théologiques. L'association des arts culinaires avec le socle de marbre sur lequel repose Sanchez fait de l'interprétation religieuse, une matière figée travaillant avec des ingrédients impertinents, et le trône marbré implique la rigidité séante du casuiste, le rendant anatomiquement impropre à disserter sur la question de l'anélytroïde. Et même si la thèse est valide, l'interprétation religieuse est inefficace pour l'établir avec suffisamment d'autorité pour que ses conclusions soient adoptées et dogmatisées ; en témoignent les attaques subies par Cucufe et Tournemine. En revanche, l'autorité de la médecine est efficace pour justifier la thèse. Elle met fin aux protestations des autorités législatives et théologiques qui y voyaient une atteinte à la décence. La question de l'anélytroïde est réglée dès lors que la médecine présente des faits observables.

Il faut noter que les sources déployées par Mirabeau appartiennent pour la plupart, à la catégorie religieuse. Elles participent aux deux-tiers environ à l'ensemble de l'appareil discursif ; aucune n'est inventée, et même si elles peuvent être inexactes, tronquées ou détournées, elles constituent le préalable au procédé de dissonance. Elles sont présentées de telle façon qu'elles confèrent du crédit aux références qui les suivent. La dissonance consiste à présenter une référence selon un contexte opérant un décalage comique avec la nature de l'objet cité - dans notre exemple, un érudit dont on attendrait plus de gravité que de grotesque - et ce, afin d'adonner du crédit aux références, laïques cette fois, qui suivent. Ce procédé ne peut pas se concevoir sans la subversion qui se présente dans le traitement des références.

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Congrégation par deux uota1 ; le premier appréhende l'ouvrage par sa prétention savante et ne remet pas en doute les références qui y sont contenues et développées, le second comme le résultat d'une moquerie sans borne dirigée à l'encontre de la théologie chrétienne. Chacun des uota constitue une réfutation de l'ouvrage à partir des mêmes éléments soulevés - à savoir, l'androgynie d'Adam, les époux successifs de Thamar, et l'amalgame des Philistins avec les Israélites infidèles qui se seraient fait des prépuces -, mais selon une appréhension différente du discours : le premier uotum repose sur une argumentation d'ordre grammatical pour les réfuter, le second est plutôt d'ordre sémantique. Toutefois, les deux proposent de qualifier l'Erotika Biblion d'ignorant. La question de savoir si l'ouvrage est bel et bien savant sur les matières religieuses est vaine : Mirabeau articule la sexualité avec une injonction divine sous couvert d'une spiritualité primordiale qu'il souhaite confirmer dans les Écritures. Dans notre exemple, l'anélytroïde représente l'exemple vivant de la toute-puissance de l'injonction primordiale défiant les lois naturelles par décret divin ; celui que tout être vivant doit être apte à procréer. L'intertexte religieux concourt uniquement à cette démonstration dans une perspective téléologique. Mirabeau pense que si l'observation des lois de la nature qui montre que ces dernières peuvent être détournées pour favoriser la procréation, l'interprétation des Écritures qui soutient cette hypothèse est donc valide ; c'est le principe du résultat qui compte.

Les références aux matières religieuses ont une part de vérité ou du moins, sont suffisamment contextualisées pour alimenter le doute sur leur véracité, permettant ainsi une nouvelle interprétation des textes sacrés. Le discours n'entre pas dans une logique cherchant systématiquement à subvertir les préceptes religieux ; il s'agit seulement des besoins de la démonstration visant à dogmatiser l'injonction divine sur la sexualité. À côté de l'entreprise crédibilisation/décrédibilisation, de dissonance donc, on relève une écriture subversive, un style semblable à celui que l'on pourrait rencontrer sous la plume de Voltaire.

Comique subversif

La puissance stylistique de Mirabeau réside essentiellement dans ses procédés ironiques. Capable de juxtaposer plusieurs matrices significatives en un segment de phrase, son style est économe, succinct et laisse au rire et à sa charge comique, le soin de trancher la démonstration. En faisant rire son lecteur, l'intelligence du texte le persuade de la justesse de la réflexion. Mais le rire se fait aux dépens de qui ou de quoi ? Est-il significatif d'un certain rapport à la religion ? Les procédés ironiques déployés par Mirabeau s'appuient sur l'appareil discursif, comme nous l'avons

1 Pour le fonctionnement protocolaire de la Congrégation, voy. « Errotika Biblion », par Amadieu Jean-Baptiste et Mace Laurence, Les Mises à l'Index des Lumières françaises au XVIIIe siècle dans La Lettre clandestine, n°25, dirigée par Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin, éd. cit, page 19.

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vu pour la dissonance ; leur objet varie donc selon les sources utilisées et leur pertinence dans la démonstration. Comme les cibles du rire sont subverties, le renversement est de facto significatif et montrerait une prise de position, un parti de l'écriture dans la démonstration. Seulement, Mirabeau ne donne jamais de suite significative à la subversion d'une référence. Le rire, la charge comique lui suffit ; il n'explicite pas les conclusions qui s'imposent et ne les réinjecte pas dans la suite de la démonstration. Puisque cette puissance stylistique - les procédés ironiques - ne concerne que l'appareil discursif, elle se concentre sur les ressources sensées crédibiliser et justifier le discours. Mirabeau ouvre des brèches et exploite leurs failles par le comique ; puis, le ton savant succède aux procédés comiques pour appuyer une certaine interprétation des textes sacrés. Car, en révélant les faiblesses de l'autorité théologique, représentée par les personnes ou les procédés affiliés à une autorité religieuse, la charge comique se constitue autour d'une interprétation théologique, originale, dont les fondements sont prétendument fidèles aux traditions rabbiniques délaissées ou oubliées. D'ailleurs, le sous-titre de l'édition princeps contient bien cette intention : Abstrusum excudit, c'est-à-dire, façonné à partir de ce qui a été dissimulé. Mais, peut-on y voir une accusation formelle d'imposture théologique à l'encontre de l'Église ? À aucun endroit dans l'ouvrage ne s'y dessine un tel réquisitoire, Mirabeau se contente d'appuyer sa propre interprétation des textes sacrés par subversion des dogmes et préceptes chrétiens. Il est même difficile d'attribuer formellement une confession religieuse au discours.

En majeure partie, les textes sacrés cités dans l'ouvrage sont cantonnés à l'Ancien Testament, mais la démonstration s'aventure à établir la généalogie de Jésus, et investit la mythologie païenne pour développer des liens entre les traditions religieuses. Alors on pourrait croire que les procédés comiques épargnent les textes sacrés pour se concentrer seulement sur les interprétations jugées désuètes ; mais non, la subversion des matières religieuses ne vise pas seulement les écrits des Pères de l'Eglise et des apologètes. Et même si le rire subvertit les interprétations théologiques, et que le rapport implicite à la sexualité désacralise les textes religieux, la subversion de la sacralité n'implique ni l'athéisme - sapant de facto la justification du projet anthropologique en détruisant la pertinence et la cohérence d'une sexualité libérée -, ni une vision d'une sexualité débridée, sans règle et sans limite. Le style de Mirabeau restreint la charge comique à un rôle censé trancher la démonstration ; et la subversion, inhérente au comique, gomme ou relève les aspérités des problématiques ponctuant la démonstration. À ce titre, les procédés comiques contiennent des enjeux stylistiques inhérents à la construction d'une pensée et peuvent concerner aussi bien les écritures sacrées que les interprétations théologiques. Toutefois, il peut être difficile, voire impossible, de déterminer les choix stylistiques au regard des besoins philosophiques à un moment précis de la démonstration car le texte est le fruit d'un assemblage plagié sur d'autres auteurs.

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Pour discerner leur place dans une stratégie argumentative, nous questionnons la charge comique contenue dans le premier chapitre dont nous avons révélé l'enjeu dans la construction générale de l'oeuvre ; et dans le même temps, nous relevons et analysons des procédés intertextuels inspirés des contes voltairiens, et qui, rapprochés des textes initiaux, révèlent la stylistique et ses modalités énonciatives dans lesquelles s'insère la subversion des textes sacrés.

Subversion par la logique

Le premier chapitre « Anagogie » contiendrait à lui seul, les clefs de compréhension de l'Erotika Biblion. Le « flux perpétuel » dans lequel vivent les Saturniens serait l'axiome autour duquel la structure argumentative de l'ouvrage serait construite. Reste à savoir si Mirabeau établit les fondements d'une société utopique selon le principe qu'il emprunte à Buffon, ou s'il subvertit seulement les interprétations anagogiques par lesquelles on accèderait aux vérités transcendantales. Dans ce dernier cas, la subversion de l'anagogie renverse la révélation de Shackerley, mais aussi la construction du bonheur fondée sur le principe de Buffon. S'il est effectivement ramené à une rêverie, le « flux perpétuel », illustré sexuellement par le mythe d'Aréthuse et d'Alphée, serait le fantasme d'une vie simple entièrement tournée vers la jouissance hédoniste et collective, dont l'harmonie s'explique grâce aux dispositions sensorielles naturellement développées chez les Saturniens, bannissant ainsi les efforts des interactions sociales. Jean-Pierre Dubost postule que les chapitres suivants contiennent ce principe, et qu'ils contiennent le développent des axes logiques dans une équation régissant la jouissance, l'énergie vitale et la volonté. Il en appelle aussi aux travaux de David G. Planck qui éclairent le chapitre « Anagogie » par le monisme du savant jésuite Boscovitch qui cherchait une « équation générale et unique qui régirait la mécanique, la physique, la biologie et même la psychologie. » 1 Mirabeau le rencontre en 1781. Seulement, l'Erotika Biblion est publié en 1780 après trois années de détention, et aucune publication n'indique qu'ils aient correspondu avant la libération. Et même si c'était le cas, il se pourrait que Mirabeau stigmatise davantage les principes de la vie saturnienne qu'il n'en fait le modèle fondant son projet anthropologique. Car la charge comique du premier chapitre apparaît dans des comparaisons entre le monde saturnien et la vie terrienne que l'on pourrait concevoir comme un rapport d'opposition, des tensions, rendant l'assimilation du principe saturnien à l'être humain impossible, voire utopique.

Si cet étrange tableau par lequel le texte commence relève moins de quelque naïveté utopique que d'une désinvolture délibérée et d'une ironie ouvertement affichée, il trahit tout de même la pensée profonde de Mirabeau, hanté par un empirisme radical, par un naturalisme sans nuance, où les sens, libérés totalement des entraves de l'équivocité, parleraient un langage absolument transparent, où toute communication humaine aurait

1 Cf. David G. Planck, Le comte de Mirabeau et le père Roger Boscovitch : à propos de l'« Erotika Biblion », dans Les Mirabeau et leur temps, actes du colloque d'Aix-en-Provence, Paris, 1968, pages 171-179 ; voy. Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 1, page 15.

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lieu dans un « flux perpétuel de jouissance ».1

Jean-Pierre Dubost associe les dispositions sensorielles des Saturniens à celles des hommes s'ils exerçaient leurs sens en vue de les perfectionner dans un but de jouissance. Mais ce principe n'est jamais explicité, et les comparaisons entre les Saturniens et les hommes ne sont pas univoques.

Sans même aborder l'ironie partout présente dans ce chapitre, on peut observer que la plupart des comparaisons entre les Saturniens et les hommes regardent la description de l'environnement et les considérations de la physique de Saturne comparée à la Terre : le système solaire [page 10], les proportions kilométriques de l'environnement des Saturniens par rapport à la Terre [page 12], et les effets d'optiques de la courbe de l'horizon [page 13]. Le texte dit bien que l'environnement a participé au développement sensoriel des Saturniens, mais il ne contient aucune conclusion qui postulerait que le physique de la Terre doit être modulé sur le modèle saturnien pour y voir des progrès similaires chez les hommes. La comparaison entre la physique de Saturne et celle de la Terre apparaît comme un procédé narratif qui consiste à faciliter au lecteur la représentation saturnienne plutôt que de le convaincre de la nécessité de refaçonner la Terre sur ce modèle. Quant aux comparaisons ethnographiques entre les Saturniens et les hommes, elles sont tout simplement absentes, car Shackerley « échoua quand il voulut peindre des êtres animés. » [« Anagogie » ; page 15]. Mais encore, il prévoit la destruction de ce monde utopique s'il était à la disposition de l'homme2. En l'occurrence, il est évident que ce monde n'est ni adapté, ni compréhensible pour l'homme et que la logique voudrait que l'être humain s'intéresse davantage à ce qui lui est propre, au lieu de chercher des modèles de perfection hors de sa portée, et impossible à mettre en oeuvre. Sans même aborder les effets ironiques, il semblerait que la logique du discours prédispose à une stigmatisation des procédés anagogiques par l'absurde.

Subversion par le comique

Il est difficile d'écarter les conséquences idéologiques d'une ironie ouvertement affichée. Non seulement, la comparaison entre l'utopie saturnienne et le monde des hommes - qui pourrait à elle seule justifier la lecture de Jean-Pierre Dubost - n'est pas univoque, mais en plus, elle est parcourue par des procédés comiques contextualisant le manuscrit et justifiant de son contenu, mythologique et historique, dans une réception fictive3. Pour preuve, la réception du manuscrit de Shackerley est

1 Ibid, page 14.

2 « Ainsi il pouvait y avoir de petits royaumes sur ce bord intérieur et concave, que les politiques de notre globe sauraient bien rendre un théâtre sanglant et mémorable d'innombrables intrigues s'il était à leur disposition ». « Anagogie », page 13, » Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII.

3 Jusqu'ici, il nous a semblé inutile de préciser que le manuscrit de Shackerley est fictif et qu'il est introduit par les topoï classiques du manuscrit trouvé, alors à la mode dans les romans-mémoires du XVIIIe siècle.

42 - Au commencement était le Verbe

mise en scène de façon à appuyer l'incompréhension totale et générale, et qui relie, par analogie, la révélation saturnienne et l'anagogie de St Jean. De plus, le contraste entre le sérieux attendu d'un texte sacré et l'absurdité de son contenu est renforcé par la mention des Académies italiennes lancées dans la traduction du manuscrit et qui portent des noms dont la consonance en latin rappelle l'absurdité, l'ignorance, la médiocrité, et même la folie [Confusi, Inabili, Instabili, Impatienti, Indifferenti, Discordanti, etc... ; note 1, page 4]. Ces occurrences comiques sont contenues dans le dispositif éditorial - tout comme le titre du chapitre - qui renvoient en bloc à une subversion des lectures anagogiques visant à leur ôter toute pertinence, toute autorité prêtée par la sacralité d'une révélation mystique. Particulièrement au premier chapitre, le dispositif éditorial - le titre du chapitre et l'appareil de notes de bas de page - est utilisé comme procédé intertextuel pour caractériser l'artificialité d'un discours littéraire, devenu ainsi, à l'instar du discours religieux, une pure invention qui ne peut prétendre à aucune autorité morale, philosophique ou intellectuelle. En l'occurrence, la contextualisation du manuscrit par les Académies italiennes procède d'une pratique éditoriale, l'annotation savante. La note concernant les Académies occupe deux pages et demie [« Anagogie » ; page 4 à 6] ; et l'occupation de toute cette place indique un désir d'exhaustivité s'apparentant à une moquerie de l'érudition d'accumulation qui entend substituer à la qualité d'un raisonnement, la quantité des références érudites. Et en ce qui concerne la contextualisation mythologique du manuscrit, le procédé ironique relève moins du dispositif éditorial, que des modalités énonciatives recherchant à asseoir l'autorité sacrée de la révélation de Shackerley sur le caractère authentique du manuscrit.

Que personne dans Herculanum n'a pu rien comprendre à ce manuscrit, écrit bien avant la venue de J-C. comme nous n'entendons rien à la bête de l'Apocalypse qui a 666... sur le front, ornement qui serait bien singulier, même pour un mari français ; ce qui ne détruit point du tout l'authenticité de notre docte manuscrit [« Anagogie », note 2, alinéa 2, page 9].

Le court segment « ornement qui serait bien singulier, même pour un mari français » délivre toute la complexité du dispositif énonciatif : métaphore entre la bête et le mari cocu, si bien qu'on ne sait plus lequel des deux devrait avoir des cornes ; analogie, si la bête représente la fin du monde, l'arrivée du mari annonce la fin des réjouissances ; il y a de tous les tons : héroïcomique, on rit face au danger ; burlesque, l'histoire biblique est ramenée à un fait quotidien ; et grotesque, par la focalisation du discours sur une excroissance du front. Et il ne s'agit là que d'une pluralité de sens littéraux et grammaticaux d'une proposition incise surprise dans l'économie d'une phrase. La ponctuation - en l'occurrence, les points de suspension et le point-virgule - resserre la contextualisation du manuscrit autour de la matrice ironique pour relier le plus directement possible l'incompréhension générale et l'impossibilité d'en contester l'authenticité par incongruence avec le sublime attendu d'une révélation sacrée. La stratégie discursive est limitée et contrôlée pour nourrir le caractère fictif d'un

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texte littéraire qui, doté de sacralité, ne donne aucune clef de compréhension fiable, et qui entretient, par le merveilleux, une signification insaisissable se prêtant davantage à la confusion qu'à la clarté. Ainsi, dès le premier chapitre, le discours opérerait une censure parmi les textes sacrés en fonction de leur degré de clarté apparié à l'utilisation du merveilleux pour présenter une vérité transcendantale. La logique du discours procède d'une caractérisation de la sacralité en fonction de l'authenticité, ramenée à un degré d'entendement qui représenterait la règle constituant le corpus sur lequel s'appuie la démonstration dans la suite de l'ouvrage. Prise dans la cohérence du chapitre seul, la stratégie énonciative transforme le récit de Shackerley en une absurdité consciente, mais arbitrairement adoptée par les apologètes qui déchiffrent le texte par l'anagogie inspirée plutôt que par leur raison. La subversion ne concerne pas l'incompréhension générale, l'impossibilité avérée d'en saisir les sens spirituels, mais bien l'autorité, iniquement conférée aux magistères italiens - qu'ils soient savants ou religieux - pour certifier et dogmatiser les écrits sacrés plutôt que l'intelligence générale, le bon sens commun. Ainsi, le voyage sur Saturne est non seulement incompréhensible pour le sens commun, mais incongru dans son rapport à la sacralité qui se doit d'élever et de rapprocher l'homme du divin. Il faut donc comprendre le titre du premier chapitre, « Anagogie », comme une contextualisation de l'échec exégétique visant à rechercher dans des textes incongrus un sens divin et des vérités ; car la sacralité est attribuée selon des critères absurdes et inaudibles pour l'intelligence. D'ailleurs, l'analogie de la révélation de Shackerley avec l'Apocalypse de St Jean est exprimée dans l'annotation du voyage vers Saturne. Or, le départ pour Saturne est aussitôt marqué par l'échec du voyage initiatique : le protagoniste n'arrive pas à la destination voulue1. La logique du discours renverse l'autorité conférée aux apologètes en stigmatisant comiquement l'authenticité des textes jugés sacrés ; et le comique procède du merveilleux pour subvertir la sacralité des textes du canon religieux. Ainsi, la subversion gagne à la fois les textes et les institutions sacrés.

Du Comique voltairien

Le comique est particulièrement significatif dans le premier chapitre où se justifie la cohérence de l'ouvrage en entier. Si par la suite, le comique relève plutôt des effets de dissonance, l'enjeu du premier chapitre est d'introduire une idéologie protéiforme liant la scientia sexualis avec des éléments fictifs et des procédés exégétiques de la pensée religieuse sous la forme d'un discours savant. Toujours dans le premier chapitre donc, les motifs du merveilleux concourent au comique et sont en majeure partie puisés dans les contes voltairiens ; ils procèdent d'une intertextualité révélant la

1 La différence tient à l'avortement du souhait et des espérances initiaux du protagoniste : « Shackerley voulut être transporté dans une des planètes les éloignées qui forment notre système ; mais on ne le déposa pas dans la planète même, on le plaça dans l'anneau de Saturne. » Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII, page 8.

2 Histoire de Jenni ou le Sage et l'Athée, par M. Sherloc, traduit par M. de La Caille, Anonyme, Londres, [en réalité Genève, Cramer, sans date].

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stratégie du discours. En l'occurrence, il s'agit des contes de Candide1 et de L'Histoire de Jenni2 que nous présenterons en premier lieu pour mieux les insérer à la suite du texte de Mirabeau. On retrouve des éléments diégétiques et des tournures syntaxiques, deux catégories très différentes, propres aux écrits de Voltaire dans la contextualisation mythologique du manuscrit de Shackerley. Il est difficile de parler de processus intertextuels dans la mesure où cette inspiration est de nature trop sporadique et ponctuelle pour dessiner une véritable signification discursive. On conçoit aisément que Mirabeau, alors enfermé à Vincennes, ne pouvait recevoir que quelques pages déchirées par correspondance, expliquant ainsi la disparité des indices intertextuels. Néanmoins, on retrouve une logique de composition complexe pouvant illustrer une stratégie d'écriture. L'enjeu serait de recouvrir un système discursif qui, sous l'allure d'un discours savant, mêle les éléments diégétiques d'écrits sacrés et de récits fictifs pour appuyer l'artificialité d'un discours littéraire prétendant à une quelconque autorité. En l'occurrence, l'effet recherché est de procurer du comique dans les raisons d'adopter le manuscrit de Shackerley comme un texte authentique. On y retrouve l'emploi de l'ironie voltairienne qui feint de justifier les thèses adversaires par l'absurde afin de manifester son indignation. Le premier passage dont Mirabeau s'est probablement inspiré pour contextualiser le manuscrit de Shackerley se situe au début du chapitre VI de Candide, « COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FE POUR EMPECHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSE ». Juste après le tremblement de terre de Lisbonne, les sages du pays décident de donner un auto-da-fé pour en prévenir les préjudices.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère [...] : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation [...].

Voltaire dénonce la décision arbitraire de l'inquisition de donner un auto-da-fé dont l'élection des victimes repose sur des éléments irrationnels : l'un s'est marié récemment avec la mère de son filleul, et les deux autres se sont mutuellement parlés et écoutés. Les décisions de l'institution religieuse sont désignées comme absurdes et hors de leur juridiction, car l'auto-da-fé est présenté comme un moyen de calmer l'agitation du peuple - et non la turbulence divine - par des immolations humaines en grande cérémonie. Initiée par le connecteur logique « en conséquence », l'absurdité est croissante et atteint son paroxysme lorsque les deux protagonistes, Candide et Pangloss, sont condamnés sans que leurs propos ne soient rapportés, caractérisant ainsi l'irrévocabilité et l'incontestabilité du jugement. La stratégie employée par Voltaire charge l'absurde d'une

1 Candide, ou l'Optimisme, traduit de l'allemand par M. Le Docteur Ralph, Anonyme, S. 1, Genève, Cramer,

1759.

Ironie savante - 45

dénonciation du divertissement visant à détourner le peuple des questions gênantes pour l'institution religieuse. Le deuxième passage qui nous intéresse se situe au troisième chapitre de l'Histoire de Jenni, « PRECIS DE LA CONTROVERSE DES MAIS ENTRE MR. FREIND ET DON INIGO Y MEDROSO Y PALALAMIENDO1, BACHELIER DE SALAMANQUE ». Mr. Freind, un anglican, docteur en théologie chargé par la couronne d'accompagner le siège de Barcelone, fait la rencontre d'un bachelier barcelonais après la capture de la ville. Leur conversation regarde l'établissement des dogmes catholiques et protestants à la lumière de leur ancienneté et de leur pouvoir temporel. Naturellement, le dialogue prend la tournure d'un débat lorsque le catholique évoque St Pierre - apôtre majeur de Jésus, Simon Pierre était considéré comme le premier archevêque de Rome - pour revendiquer la succession apostolique et ainsi affirmer la primauté pontificale. De bonne foi, le bachelier avance que les actes et intentions de St Pierre sont fondés par le dessein divin, puisque ce dernier aurait rencontré Simon Vertu-Dieu avec qui il se serait prêté à un concours de magie et que l'ayant remporté, il fut couronné la tête en bas et les jambes en haut, preuve que le pape doit régner sur tous ceux qui ont des couronnes sur la tête2. L'invraisemblance et l'irrationalité des arguments du catholique donnent lieu à une réponse de Mr. Freind.

Il est clair que toutes ces choses arrivèrent dans le temps où Hercule, d'un tour de main, sépara les deux montagnes, Calpée et Abila, et passa le Gibraltar dans son gobelet ; mais ce n'est pas sur ces histoires, tout authentiques qu'elles sont, que nous fondons notre religion : c'est sur l`Evangile.

Voltaire regarde les textes sacrés comme possiblement porteurs de raison si leur compréhension s'appuie sur de justes critiques conditionnées par une lecture attentive et avertie. Si le bachelier reconnaît n'avoir jamais lu la Bible, le protestant rappelle que seul le contenu d'un texte peut fonder une religion. Par ailleurs, remarquons que Sanchez est introduit au début de la démonstration du bachelier défendant St Pierre en tant que garant moral. Mirabeau le reprend aussi dans le chapitre « L'Anélytroïde » pour en faire un garant moral vicié. L'invraisemblance et le caractère merveilleux de la contextualisation mythologique, contenus dans le burlesque tenant à la fois aux expressions familières, et aux entreprises dangereuses qui ne requièrent aucun effort à Hercule, discréditent l'argumentation du catholique qui décentre la foi à des considérations irrationnelles. Ainsi, Voltaire justifie l'incrédulité, dans la bouche de l'anglican, par l'authenticité douteuse des histoires qui

1 NB : Le nom du bachelier espagnol est l'indice d'une stupidité fervente qui s'en remet à l'Église pour diriger ses opinions, ses croyances et sa conscience : Inigo signifie nigaud, medroso, peureux, comodios, mange-Dieu par extension idolâtre, et papalamiendo, lèche-pape.

2 Voltaire ajoute que cette anecdote illustre la logique utilisée par certains théologiens pour établir des dogmes sans égard à la raison. Cf. Art. « Voyage de Saint Pierre à Rome » dans le Dictionnaire philosophique, et le chapitre VIII, « De l'Eglise et de l'Etat avant Charlemagne. Comment le christianisme s'était établi. Examen s'il a souffert autant de persécution qu'on le dit » dans l'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis Charlemagne jusqu'à Louis XIII, Genève, Cramer, 1756.

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fonderaient un discours d'autorité. Cette stratégie énonciative est reprise par Mirabeau, de même que la tournure syntaxique qui justifie l'authenticité d'un texte par le burlesque pour dénoncer l'irrationalité de certains discours religieux. Les éléments que nous venons de soulever dans les contes de Voltaire sont recomposés par Mirabeau lors de la contextualisation du manuscrit de Shackerley de façon plus complexe, mais non moins signifiante.

Animé de la même intention, Mirabeau s'inspire de la même gradation de l'absurde, des mêmes emplois stylistiques, et de la même charge ironique des contes de Voltaire dans la contextualisation du manuscrit de Shackerley. Lui-aussi cherche à définir comme irrévocable et incontestable le jugement des magistères sur le texte de Shackerley afin de rappeler, par l'absurde, les moyens en leur possession pour prévenir toute contestation de leur autorité ; lui-aussi met en avant le contenu invraisemblable de certains textes jugés sacrés ; lui-aussi justifie l'incrédulité résultante d'une authenticité douteuse de ces textes. Mais son inspiration de Voltaire ne s'arrête pas à la critique des institutions religieuses, il recoupe les éléments diégétiques des contes voltairiens pour les articuler dans sa démonstration afin de dénoncer l'irrationalité des interprétations religieuses. La fictionnalité de ces éléments, quoique nécessaire pour la démonstration, n'est pas assumée par le discours car les éléments fictifs côtoient des éléments réels selon le concept de dissonance pour créditer la démonstration d'une présomption de véracité. Ainsi, l'ambigüité se situe entre fictionnalité et rationalité, mêlées dans une subversion presque systématique de tout discours, en l'occurrence d'un discours savant, dont l'autorité repose sur l'artifice d'une construction littéraire.

Par le doute inhérent à la charge comique du texte, l'ambigüité nourrit une réflexion discursive dont la stratégie est de nature métalittéraire. Puisque les procédés énonciatifs masquent, par effet de dissonance, la fictionnalité de l'intertexte qui participe à la démonstration de l'irrationalité d'un discours religieux, la réflexion métalittéraire revient sur le discours même du texte par subversion de sa propre stratégie ; car elle est produite par un discours qui raisonne ou déraisonne de la même façon que les logiques qu'il dénonce. Ainsi, la subversion gagne le discours qui le produit jusque dans sa logique interne. La bonne compréhension du manuscrit de Shackerley doit donc être tributaire d'une réflexion métalittéraire qui regarde évoluer le discours sans qu'il puisse prétendre à aucune vérité absolue, y compris dans sa propre dénonciation de l'irrationalité d'un discours religieux. Cette logique de composition est significative d'une recherche de paradigme qui se profile dans les chapitres qui suivent. En l'occurrence, si le premier chapitre repose sur une subversion métalittéraire qui consiste à interroger la rationalité des constructions littéraires produisant un discours d'autorité, la suite de l'ouvrage se présenterait comme une tentative de répondre à cette interrogation. Pour l'heure, reportons-nous aux éléments diégétiques soulevés dans les contes de Voltaire pour étudier leur utilisation dans le texte de Mirabeau, en l'occurrence le premier chapitre « Anagogie ». Pour ce

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faire, il est bon de rappeler que la contextualisation mythologique du manuscrit de Shackerley est exprimée à deux niveaux selon le dispositif éditorial ; elle est réduite à une phrase dans le corps du texte pour situer le manuscrit dans l'histoire mythologique [« Anagogie » ; page 5], et à trois alinéas dans les notes de bas de page pour justifier son contenu [« Anagogie » ; note 2, page 8].

C'est un manuscrit mozarabique, composé dans ces temps perdus où Philippe fut enlevé à côté de l'eunuque de Candace ; où Habacuc, transporté par les cheveux, portait à cinq cents lieues le dîner à Daniel, sans qu'il se refroidît ; où les Philistins circoncis se faisaient des prépuces ; où des anus d'or guérissaient les hémorrhoïdes [« Anagogie » ; page 5].

À ceci s'ajoutent les trois alinéas justifiant le voyage sur Saturne. Ils annotent l'évidente absence des raisons de Shackerley qui simplement, « voulut être transporté dans une des planètes les plus éloignées qui forment notre système [ici comme l'appel de note divisée en trois alinéas] ; mais on ne le déposa pas dans la planète même, on le plaça dans l'anneau de Saturne » [« Anagogie » ; page 8]. Pour justifier l'authenticité du manuscrit et répondre aux objections des sceptiques qui verraient bien des raisons de douter de Shackerley, les trois alinéas procèdent dans l'ordre suivant :

- Le premier alinéa répond par un argument irrationnel et illogique aux possibles objections quant à la datation du manuscrit en fonction des connaissances astronomiques de Shackerley, et initie l'analogie du manuscrit avec l'Apocalypse de St Jean [« Anagogie » ; page 9].

- Le deuxième alinéa décrit l'incompréhension générale à la réception du manuscrit et rapproche accessoirement la bête de l'Apocalypse avec le mari trompé, afin de souligner que le bon sens ne constituerait pas un facteur fiable d'authentification des écrits sacrés [Ibid].

- Le troisième alinéa menace d'élection à un auto-da-fé à qui doute de l'authenticité du manuscrit et à qui pense que les « trente-six mille raisons, un peu trop longues à déduire » mais non rapportées qui le prouvent, ne suffisent pas pour se convaincre [Ibid].

Nous retrouvons les éléments empruntés à Voltaire selon une disposition complexe. Pour commencer, la syntaxe de la phrase contextualisant le manuscrit de Shackerley est construite selon le modèle de la répartie anglicane dans l'Histoire de Jenni ; en outre, elle s'articule autour du connecteur circonstanciel « dans le temps où » et réinvestit le burlesque dans les compléments qui suivent le procès pour fonder le doute en l'authenticité des histoires rapportées. Ensuite, les termes qui dénoncent l'irrationalité du jugement des interprétations religieuses dans Candide sont repris et disséminés entre le corps de phrase et la note de bas de page. Nous les disposons ici en miroir : l'auto-da-fé en situation initiale du périple de Candide à Lisbonne se trouve être la promesse finale à l'encontre des sceptiques devant le manuscrit de Shackerley ; l'aberration logique de donner un auto-da-fé, initiée par le connecteur « en conséquence » dans Candide s'incarne dans le fondement illogique de procéder à l'analogie de l'Apocalypse avec le manuscrit ; la gradation de l'absurde qui trouve son apothéose dans l'absence de circonstances incriminantes pour condamner Candide et Pangloss est transcrite par les trente-six mille raisons non rapportées de ne pas douter du manuscrit ;

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ensuite, nous pouvons facilement identifier les motifs du dîner, le dernier des condamnés dans Candide, le dîner de Habacuc pour la contextualisation du manuscrit, puis du mari, trompé par son désir d'épouser sa commère dans Candide, trompé par sa femme et cornu par analogie avec la bête de l'Apocalypse ; enfin, l'impersonnel de la troisième personne du singulier est employée dans les deux oeuvres pour relater l'action d'une force agissante et non déterminée, une instance au service de l'Inquisition dans Candide, au service des souhaits de Shackerley dans le manuscrit.

À la lumière de ces éléments, l'étude des contes voltairiens par Mirabeau pour y puiser de l'inspiration apparaît comme une stratégie argumentative visant à démontrer l'irrationalité des institutions religieuses. Il est d'ailleurs difficile de ne pas mentionner l'inspiration du Micromégas1 de Voltaire dont les personnages - un habitant de l'étoile « Sirius » et un saturnien dotés d'une multitude de sens - bousculent l'anthropocentrisme et relativisent les connaissances et certitudes des hommes qui ne sont pourvus que de cinq sens2. Pour l'essentiel, les sources voltairiennes ne sont pas détournées de leur visée initiale ; Mirabeau reprend et recompose l'intention de Voltaire différemment, mais non sans vigueur, et sans que l'ironie perde sa vocation à dénoncer les méthodes de l'Église. Remarquons toutefois qu'une différence subsiste : le burlesque révélant le doute en l'authenticité de certains textes s'applique à la mythologie grecque chez Voltaire, à la mythologie judéo-chrétienne chez Mirabeau. Ce détail pourrait dévoiler un fondement idéologique de l'ouvrage : Mirabeau dénoncerait moins la confiance aveugle que l'on pourrait avoir dans la religion que les fondements de son autorité qui reposeraient sur des constructions littéraires irrationnelles pour guider la foi. La nuance peut avoir son importance : la volonté de libérer la croyance des raisonnements exégétiques semble le remporter sur le dessein d'éclairer le vulgaire sur les machinations qu'il subit. En outre, l'hermétique nourrie dans le discours par l'usage du grec et du latin, associée aux procédés énonciatifs pour produire un discours savant pourrait se concevoir comme une stratégie d'écriture visant à adresser l'ouvrage aux élites intellectuelles compétentes, plutôt qu'à un public ordinaire et populaire ; et ce, à l'inverse de Voltaire, qui compose des récits dans des genres populaires très accessibles, et qui assume et revendique pleinement la fictionnalité pour mieux instruire son lecteur. En l'occurrence, Mirabeau pourrait avoir l'intention de renverser l'argumentation de l'institution religieuse pour faire place à une nouvelle forme de raisonnement plus sensée. Sans avancer de certitude, nous relevons dans l'ensemble de l'ouvrage cinq adresses directes à un lecteur bien défini :

- Deux regardent un lecteur commun :

1 Le Micromégas, Voltaire, Londres, 1752.

2 Pour illustrer le principe, Mirabeau développe « l'impossibilité d'expliquer des sens dont on est dépourvu » par l'anecdote du miroir et de l'aveugle afin de rendre compte du désarroi de Shackerley face aux saturniens. Cf. « Anagogie » dans Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, ed. cit, page 14.

1 Mirabeau utilise des lieux communs pour les aborder. Dans son évocation à l'Apocalypse de St Jean par exemple,

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o « Si quelque lecteur est curieux de [...] », « Anagogie », page 6.

o « [...] une vérité très importante [...] pour le commun des lecteurs [...] », « Anélytroïde », page 36.

- Et les trois autres renvoient à une institution ou un individu représentant le monde savant :

o « [...] quelque demi-savant, ou quelque critique obstiné ne trouve [...] », « Anagogie », page 8.

o « [...] je me propose d'en donner à l'Europe savante », « Anagogie », page 22.

o « Je finis [...] par demander aux moralistes [...] et aux érudits [...] », « La Linguanmanie », page 191].

« Anagogie » et « La Linguanmanie » étant réciproquement le premier et le dernier chapitre, nous pouvons remarquer que les adresses relatives à un individu appartenant au monde savant ouvrent et ferment l'ouvrage. La vocation de l'Erotika Biblion se situerait donc moins dans la volonté d'éclairer le commun que de mettre les institutions érudites dans l'embarras ; ainsi, la prétention savante du discours serait en adéquation avec la volonté de tromper le lecteur averti par la subversion des raisonnements auxquels il est habitué.

Les éléments ironiques que nous avons dégagés suffiraient à mettre en doute l'articulation du premier chapitre avec le reste de l'ouvrage à partir du paradigme saturnien et de la formule altérée de Buffon - tous les êtres sont reliés par un « flux permanent [de jouissance] » -. Mais s'il fallait tout de même le soutenir, la charge comique et l'ironie qui contextualisent le manuscrit de Shackerley devraient être réduites à une dissipation, une désinvolture gratuite, dans une réflexion requérant un certain ascétisme ; ce qui aurait pour incidence l'immolation de la richesse stylistique à la volonté de plaire au lecteur par pur plaisir esthétique, sans incidence avec l'idéologie dont la subversion serait accidentelle et négligeable. Il suffit pourtant de regarder le rire comme participant à l'intelligence du texte pour prendre en compte les conséquences philosophiques de la charge comique. Nous venons de voir que le premier chapitre emploie le rire comme une sollicitation de la subversion pour disqualifier certains textes sacrés - en l'occurrence, ceux de St Jean et de Shackerley - dont une vérité absolue est extraite pour construire des dogmes théologiques. Le rire est profane et désacralise la gravité de la matière religieuse par l'absurde ou le ridicule : par exemple, Sanchez dont la gesticulation frise le grotesque ou l'aberrante authenticité du manuscrit de Shackerley. Saisi dans un contexte donné, le rire réduit ses cibles à des rêveurs ou à des rêveries, privés d'autorité et de toute crédibilité, tandis que la stratégie discursive profite des procédés intertextuels pour ridiculiser l'exégèse biblique qui y recherche des systèmes métaphysiques1. Et si l'ouvrage de Mirabeau nous

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paraît si curieux, c'est en partie à cause de ces balancements ironiques articulés par des illustrations érotiques ; d'ailleurs, le nom même de l'ouvrage, Erotika Biblion, contient toute cette équivocité. En grec ?ñùôéêÜ âéâëßïí, le titre peut être traduit de deux façons différentes en déplaçant le sujet suivant l'ambivalence de la morphologie nominative : soit De l'Erotisme dans les livres, soit Le Manuel d'érotologie. Il y a subversion des matières sérieuses par la sexualité dans les deux cas, mais la ressemblance des sujets ne fonde pas la même intention : dans le premier cas, c'est une recherche du plaisir tournée comme une réflexion métalittéraire, tandis qu'il s'agit d'un enseignement, d'une méthode presque, dans le deuxième. L'hybridité est unifiée autour du pouvoir subversif de la matière érotique ; l'ouvrage peut traiter des deux sujets à la fois1, mais la vocation à enseigner un savoir d'érudition se concilie mal avec l'apparente ignorance du grec dont témoigne l'erreur colportée par l'édition princeps portant le titre Errotika Biblion2, et qui se vérifie sur le manuscrit trouvé par Jean-Pierre Dubost avec un titre orthographié de la main de l'auteur, Errotikos Biblion3. Peut-être écrit à l'aveugle, le titre est toutefois stratégiquement provocateur, car l'attention a été portée sur les sonorités ; tout en se référant par consonance au livre par excellence, la Bible, il suppose, par l'usage du grec, un discours d'érudition autour de la sexualité. Pour un titre, une telle économie de mot, inhabituelle pour l'époque, implique la prétention d'englober largement son sujet, et évoque ainsi un défi d'érudition. S'il y a eu lapsus, il a néanmoins été assez heureux pour conserver l'équivocité d'une seule et même idée ; à savoir, l'articulation de la sacralité avec la sexualité dans une subversion métalittéraire.

Notre étude stylistique profite de l'emploi de l'ironie pour dégager plusieurs intentions possibles de l'écriture. Aussi, nous avons montré que la première intention de Mirabeau est de dégager matière à hybridité - entre recherche et enseignement de la sexualité, non sans subversion des raisonnements exégétiques employés - dans les ouvrages lui servant d'inspiration pour les traiter de façon à démontrer l'incompétence et l'absurdité des interprétations religieuses. L'ironie savante se situe entre fictionnalité et rationalité et concourt aux besoins de la démonstration qui a besoin de preuves et de

on peut lui reprocher d'avoir omis la seconde bête ; soit par crainte de rendre la métaphore avec le mari cocufié moins pertinente, soit par une connaissance approximative des textes évoqués.

1 En plusieurs endroits, Mirabeau décrit des pratiques sexuelles avec une certaine précision et non sans coloration érotique ; par exemple, le chapitre « Le Thalaba » contient à la fois les observations des incidences de l'onanisme sur le corps et l'esprit et des propositions pour y remédier par l'intermédiaire d'une pratique sexuelle relatée dans ses moindres détails : « [...] la fille adepte évite d'abord avec le plus grand soin de toucher les parties de la génération [...] ». Cf, « Le Thalaba », Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, ed. cit, page 77.

2 Tout est dans le titre, Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, ed. cit.

3 Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 167. Jean-Pierre Dubost précise dans la notice du manuscrit qu'une phrase estropiée en grec est mise en exergue sur la première page. Pratiquement illisible, Jean-Pierre Dubost la retranscrit ainsi : ?óðåñ ô?í êüíéí íüæï? ï?ôù êá? öáýëïõ? ôñõö? êõêëåé, « De même que le vent du Sud fait tournoyer la poussière, de même la luxure fait aussi tournoyer les vauriens », trad. Jean-Pierre Dubost, ibid.

Ironie savante - 51

faits pour paraître crédible. Or, l'inspiration de Mirabeau est si riche et éclectique que la disposition dans laquelle il a composé son ouvrage se devait d'être efficace et économe afin d'articuler le plus rapidement possible son appareil bibliographique avec les besoins de la démonstration. Sans énoncé clair d'une thèse initiale, nous avons vu toutefois que son objectif est d'aller droit au but ; il remet en question les conventions fondant l'autorité des magistères en faisant lui-même usage de leurs raisonnements pour en montrer toute l'absurdité. Les modalités d'expression qu'il utilise pour les subvertir le situe dans la veine de Voltaire, et son intention dans celle des Lumières. La cohérence de son ouvrage se situe dans la subversion générale de ce type de raisonnements ; dans l'absolu, nous pourrions donc qualifier l'Erotika Biblion de singeries des commentaires bibliques s'il n'y avait ce projet anthropologique correspondant à ses traités politiques qu'il enracine dans un rapport sexualité-spiritualité. La suite de notre travail s'attache à découvrir la cohérence philosophique de son ouvrage à travers des conceptions anthropologiques élaborées. C'est un travail d'orfèvre, puisque Mirabeau s'est résigné à la désinvolture ; la plupart du temps, il abandonne abruptement son raisonnement, et bâcle ainsi la fin d'un chapitre. Non sans raisons, Jean-Pierre Dubost rapproche la désinvolture de Mirabeau de celle de Diderot ou de Voltaire, mais pour remarquer qu'il « ne sait pas aussi bien qu'eux ne pas finir.1 » À la décharge de Mirabeau, l'inscription d'un rapport sexualité-spiritualité dans un projet anthropologique n'est pas une tâche aisée, surtout pour quelqu'un dont l'éducation religieuse pourrait laisser à désirer2.

Avant d'entamer l'étude entre la sexualité et le projet anthropologique, on propose une lecture métaphorique de l'oeuvre. Bien qu'on ignore si Mirabeau avait bien eu l'intention de faire apparaître une métaphore coïtale au sein de son premier chapitre, nous la reproduisons ci-dessous en la définissant comme une stratégie d'invention. Comme nous allons le voir, cette image de la sexualité ne concerne et n'est visible que par certaines catégories de lecteur ; c'est la raison pour laquelle nous la qualifions comme une possible stratégie d'invention. Nous la mettons à part, mais nous considérons tout de même que ce développement à sa place dans l'étude stylistique que nous avons proposée.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry