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Les droits des peuples autochtones sous le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain en Bolivie et en Equateur


par Thayenne Gouvêa de Mendonça
Université Clermont Auvergne - Master 2 Droit Public Approfondi 2022
  

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CHAPITRE II - Les défis de la concrétisation de la plurinationnalité

SECTION I - Les défis liés à la concrétisation du droit à la consultation préalable SECTION II - Les atteintes au pluralisme juridique

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

TABLE DES MATIÈRES

LISTE DES ABRÉVIATIONS

AIOC Autonomies autochtones originaires paysannes

AP Alianza PAIS

APIB Articulation des peuples indigènes du Brésil

Art. Article

CCE Cour Constitutionnelle de l'Équateur

Cf. Confer

CIDOB Confédération des peuples indigènes de Bolivie

CNMCIOB-BS Confédération nationale des femmes originaires autochtones

paysannes de Bolivie - Bartolina Sisa

CONAIE Confédération des nationalités indigènes de l'Équateur

CONAMAQ Conseil national des Ayllus et Markas du Qullasuyu

CPEB Constitution politique d'État bolivien

CRE Constitution de la République de l'Équateur

CSCIB Confédération syndicale des communautés interculturelles

de Bolivie

CSUTCB Confédération syndicale unique des travailleurs paysans

de Bolivie

Dir. Directeur

DNUDPA Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples

autochtones

Éd. Édition

Et al. Et alii

Ibid. Ibidem

CIDH Commission interaméricaine des droits de l'homme

Cour IDH Cour Interaméricaine des droits de l'homme

OI Organisation internationale

OIT Organisation internationale du travail

ONU Organisation des Nations unies

Op. cit. Opere citato

OPIP Organisation des peuples autochtones de Pastaza

N. Numéro

NCL Nouveau constitutionnalisme latinoaméricain

P. Page

P. ex. Par exemple

PUF Presses universitaires de France

Sect. Section

TCP Tribunal constitutionnel plurinational

TIPNIS Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure

Vol. Volume

12

INTRODUCTION

Récemment, en Amérique latine, nous avons connu des progrès en matière de reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones. Cette reconnaissance, à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle, va plus loin avec le développement d'une nouvelle théorie constitutionnelle que nous appelons Nouveau Constitutionnalisme latinoaméricain (NCL). Ce constitutionnalisme se développe à partir de la réalité sociale des peuples autochtones de la région andine et avec leur participation active à son élaboration, contrairement à d'autres constitutionnalismes, qui se sont développés seulement à partir du travail des juristes et à travers les représentants du peuple. Avec le développement du NCL dans les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, les peuples autochtones ne font plus l'objet d'une simple reconnaissance constitutionnelle, comme on le voit dans les pays voisins. Il y a dorénavant bien plus que l'élargissement de leurs droits et garanties par les nouvelles constitutions. Désormais, les États du troisième cycle du NCL reconnaissent la colonisation constante et présente dans toutes les sphères du pouvoir et du savoir et s'engagent à la surmonter, inaugurant ce que certains auteurs qualifient de constitutionnalisme de transformation1, de transition2 ou d'État expérimental3. La transition concerne le passage d'un État-nation conçu à partir du modèle européen à un État plurinational, authentiquement latino-américain, qui prend en compte la vision du monde des peuples originaires d'Abya Yala, autrement dit d'Amérique. Aujourd'hui, la vision du monde des peuples autochtones (cosmovision autochtone) est non seulement reconnue, mais également promue par ces constitutions. L'État tel que nous le connaissions auparavant n'existe plus dans ces pays.

Depuis la fin du XXe siècle, des mouvements autochtones ont cherché à refonder l'État. Pour cela, ils ont cherché à incorporer la culture des peuples autochtones d'Amérique latine dans la notion d'État. En effet, la refondation de l'État ne pourrait se faire autrement que par la promulgation d'une constitution qui marquerait une rupture de paradigme qui irriguerait tout l'appareil d'État. D'après le NCL, la refondation de l'État se fait par le peuple et non par ses représentants, en reprenant le concept originel de

1 SANTOS Boaventura de Sousa, Refundación del Estado en América Latina: Perspectivas desde una epistemologia del Sur, Lima : Instituto Internacional Derecho y Sociedad, 2010, p. 110.

2MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, « Constitucionalismo de transición y nuevo constitucionalismo latinoamericano en el pensamiento de Carlos de Cabo », in HERRERA Miguel et al. (dir.), Constitucionalismo crítico : liber amicorum Carlos de Cabo Martiìn, Valencia : Tirant lo Blanch, 2015, p. 1237.

3 SANTOS Boaventura de Sousa, op. cit., p. 66.

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souveraineté populaire chez Rousseau. Cela a conduit les spécialistes du phénomène NCL à le classer comme un « constitutionnalisme émancipateur », qui s'oppose au « constitutionnalisme colonial » présent dans la région. Cet ancien constitutionnalisme imposait un ordre constitutionnel qui ne profitait en rien aux peuples autochtones. Au contraire, cet ordre ne profitait qu'aux héritiers des colons européens, maintenant ainsi une hiérarchie sociale qui excluait les peuples autochtones et les condamnait à disparaitre. Ainsi, par le rétablissement de la souveraineté populaire, ce nouveau constitutionnalisme émancipe le peuple, notamment les groupes marginalisés depuis la colonisation de l'Amérique. Ce constitutionnalisme entend être latino-américain et instaurer la décolonisation des pays de la région, à travers un nouvel ordre qui promeut la culture et protège les droits de ceux qui ont toujours été marginalisés dans la société. Ces derniers ne sont pas seulement les peuples autochtones, mais aussi les communautés d'ascendance africaine et les femmes. Cependant, dans ce travail, nous n'aborderons que le premier groupe.

Malgré la lutte intense des peuples autochtones dans le processus de reconnaissance constitutionnelle et bien que la plupart des auteurs reconnaissent les progrès sans précédent réalisés par le NCL dans ces deux pays en matière de protection et de promotion des peuples autochtones, son efficacité est cependant discutable. Certaines revendications ne furent pas envisagées par les constitutions et, même lorsqu'elles l'ont été, elles se heurtent aujourd'hui à des difficultés importantes pour se concrétiser. Comme le soulignent Wolkmer, Maldonado Bravo4 et Irahola5, les tribunaux constitutionnels des deux pays finissent par limiter l'effectivité de la protection des peuples autochtones, rendant des décisions équivoques voire inconstitutionnelles.

Sans aucun doute, les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur innovent dans la protection des peuples autochtones. L'innovation se traduit dans le fondement d'une théorie constitutionnelle pour opérer une profonde transformation de l'État. Ainsi, pour mener à bien cette recherche, il faut d'abord déterminer le cadre de recherche (I), ainsi que la méthode utilisée (II). Après cette présentation préliminaire de l'état de l'art et la délimitation de notre champ d'étude, nous présenterons l'intérêt du sujet (III) puis

4 WOLKMER Antônio Carlos et MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, « Pluralismo jurídico diante do constitucionalismo latino-americano: dominação e colonialidade », Cahiers des Amériques latines, 2020, n. 94, p. 45.

5 IRAHOLA Carlos Böhrt, El derecho a la consulta de los pueblos indígenas, « El Tribunal Constitucional y el TIPNIS », Revista Jurídica Derecho, 2015, vol. 2, n. 3, p. 72.

14

présenterons également notre problématique, ainsi que l'annonce de notre plan d'analyse (IV).

I - Le cadre de la recherche

Pour présenter le cadre de la recherche, nous avons choisi de préciser quelques définitions des termes du sujet (A), appuyés sur la doctrine spécialisée pour ensuite préciser le cadre historique de la recherche (B), qui a pour but d'introduire le lecteur dans le contexte du sujet et de son interprétation.

A - Définitions

Définition de peuple et de nation. Le terme « peuple » est polysémique. Le vocable « peuple » vient du latin « populus » et désignait l'ensemble des citoyens, la classe d'individus qui avaient des droits politiques dans la constitution romaine. Selon Martínez,

[...] avec le temps, d'autres conceptions plus modernes du terme ont surgi. Ainsi le «Peuple» peut être compris comme l'ensemble d'individus vivant au sein d'une nation, d'une région ou d'une localité spécifique. Le «peuple» peut être compris également comme une identification ethnique (raciale ou culturelle), surtout dans les expressions de «peuples originaux» ou de «peuples autochtones»6.

Avec la modernité, le concept de peuple a évolué et s'est installé dans le droit constitutionnel et dans la théorie de l'État. Le peuple est désormais considéré comme « une manifestation du groupe humain qualifiée politiquement et juridiquement »7. Un groupe humain est toujours à l'origine de l'État et ce groupe peut se manifester par différentes formes sociales, le peuple et la nation étant les formes les plus importantes. Cependant le peuple n'est pas simplement un groupement d'individus. Pour Burdeau et Carré de Malberg, le peuple est une partie de la population : cette dernière désigne tous les individus au sein d'un espace géographique et « peuple » désigne une partie de la population, celle qui a des droits et des obligations politiques. Pour Carl Schmitt, le peuple est une entité organisée et formée par la loi constitutionnelle. De son côté, le vocable

6 TORRES MARTÍNEZ Ruben, « L'État-nation, le peuple et ses « droits » », Cahiers d'études romanes, 2017, n. 35, p. 420.

7 GONZALEZ MARIN Patricio, « Algunas consideraciones sobre los conceptos de pueblo y nación en la teoría del Estado ». Revista De Derecho Público,2014, n. 17, p. 34.

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nation « vient du latin natio qui renvoie à l'idée de peuple et de «race» et à l'idée de naissance. Il est difficile de définir la nation sans faire référence à l'«État-nation» et au «nationalisme» »8. Selon González Marín9, il n'y a pas un concept unique de nation tout au long de l'évolution de la théorie de l'État. Nous pouvons en tirer au moins trois : celui de la Révolution française, où le concept de nation fut créé pour désigner les citoyens qui correspondaient à un peuple idéal, abstrait et homogène ; celui qui élargit le premier, puisqu'il désigne la recherche d'une homogénéité par un peuple uni par des liens spéciaux ; le troisième concept, selon l'auteur, est celui qui synthétise les deux premiers, lié à la recherche d'une solidarité majeure dans le groupe humain.

Définition d'autochtone. La bibliographie qui sert à encadrer cette recherche est, majoritairement, en langue espagnole. Ainsi, il faut d'abord procéder à une justification du choix des mots dans la traduction pour ensuite définir le terme. En espagnol, en portugais, ainsi qu'en anglais, le mot utilisé pour designer l'autochtone est le mot « indigène » : « indígena » dans les deux premières langues et « indigenous » en anglais. Pourtant, en français, le terme « indigène » n'est pas utilisé. Les termes « indigènes » et « autochtones », en français, ne sont pas synonymes et entraînent des implications sociales, culturelles et politiques très différentes. Selon Sophie Gergaud10,

Dans la langue française, « indigène » ayant souvent été utilisé par les colons pour désigner les habitant·e·s des lieux considéré·e·s comme inférieur·e·s, le terme s'est teinté avec le temps d'une connotation négative. Peu à peu, « indigène » est devenu l'équivalent de barbare ou de sauvage, désignant des individus non civilisés.

Le terme « indigène » est donc intimement lié à l'histoire coloniale française. La France considérait en effet que les indigènes de la République étaient une catégorie officiellement différente de citoyens. Gergaud rappelle que « ces sujets français étaient privés de la majeure partie de leurs droits et libertés, notamment la liberté d'aller et de venir ainsi que leurs droits politiques, le droit de vote et d'éligibilité » et qu'en 1986 l'Académie française a spécifié que le terme était relatif aux populations originaires des pays colonisés, sous le régime colonial. Ainsi, le terme est lié à l'idée d'un rapport de

8 ALPE Yves, LAMBERT Jean-Renaud, DOLLO Christine et al., Lexique de sociologie, Paris : Dalloz, 2007, p. 201.

9 GONZALEZ MARIN Patricio, op. cit., p. 56.

10 GERGAUD Sophie, De la Plume à l'écran [en ligne], « De l'usage des termes « indigène » et

« autochtone », disponible sur https://delaplumealecran.org/spip.php?article22 consulté le 08 juin 2022.

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domination, idée aujourd'hui rejetée. L'usage des termes est finalement discuté dans le cadre du Groupe de travail sur la Déclaration de l'ONU sur les peuples autochtones. Le terme autochtone a été retenu, puisqu' « il ne désigne plus seulement le rapport à la terre, mais également la place dans un système social complexe »11. Outre ce fait, retenir le terme « autochtone » a été un « choix faisant délibérément partie du combat des peuples autochtones pour se libérer de toute domination et assimilation »12. En français le rejet du terme « indigène » a une connotation militante pour la reconnaissance de l'autochtonie. Nous pouvons noter à travers notre bibliographie que ce terme en espagnol, ainsi qu'en portugais, commence à laisser sa place aux termes « nations/peuples originaires », en espagnol « naciones/pueblos originários », même si le mot « indígena » a subi des transformations au cours de l'histoire pour devenir un symbole de la résistance autochtone dans le continent américain13. Maintenant que nous avons posé les prémisses de traductions, nous pouvons définir « autochtone » comme l'individu qui fait partie d'un groupe, ce groupe désignant un peuple ou une nation autochtone, qui partage des conditions sociales, culturelles et économiques qui se distinguent des autres secteurs de la collectivité nationale et qui sont « régies totalement ou partiellement par des coutumes ou des traditions qui leur sont propres ou par une législation spéciale »14. De plus, les autochtones sont présents dans le territoire avant la colonisation.

Peuples ou nations autochtones ? La Constitution de la Bolivie de 2009 introduit dans son chapitre 4 la définition de « nations et peuples autochtones originaires paysans ». Dans l'article 30.I, elle affirme que « toute collectivité humaine qui partage une identité culturelle, une langue, une tradition historique, des institutions, une territorialité et une cosmovision et dont l'existence est antérieure à l'invasion coloniale espagnole » est une nation ou peuple autochtone. La constitution de l'Équateur ne donne pas une définition de nations ou peuples autochtones, mais, dans son chapitre 4, elle fait référence aux droits des « communautés, peuples et nationalités autochtones ». Ainsi, les deux constitutions n'offrent pas une définition qui sert à différencier peuples et nations autochtones. En effet, en mettant ces mots l'un à côté de l'autre, ces constitutions les traitent comme des synonymes. D'après la définition de peuple et de nation ci-dessus nous pouvons

11 Ibid.

12 Ibid.

13 STAVENHAGEN Rodolfo, « Los derechos de los indígenas: algunos problemas conceptuales », Revista Nueva Antropología, 1992, vol. 13, n. 43, p. 87.

14 Convention169 de l'OIT, article premier, Genève, 27 juin 1989.

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comprendre pourquoi. Le terme nation désigne un tout homogène ou qui veut être homogène, c'est-à-dire un groupe de personnes qui partagent la même culture, langue, histoire, religion, etc. Le terme peuple est purement juridique, il fait le lien entre l'État et la population, pourtant il peut être compris comme synonyme d'un groupe ethnique, comme dans le cas des peuples autochtones. C'est pour cela que la convention 169 de l'OIT, dans son article premier, alinéa 3, souligne que « l'emploi du terme peuples dans la présente convention ne peut en aucune manière être interprété comme ayant des implications de quelque nature que ce soit quant aux droits qui peuvent s'attacher à ce terme en vertu du droit international ». Le terme le plus souvent employé est pourtant le terme peuple autochtone.

La conception du droit. Cette recherche a un cadre théorique bien délimité : l'étude des droits des peuples autochtones se fera à partir du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain en cours en Bolivie et en Équateur. Pour bien comprendre les résultats de la recherche, il faut d'abord comprendre quelle est la conception du droit pour ces États et cette nouvelle théorie de la constitution. En résumé, le NCL s'inscrit dans le cadre d'une théorie critique du droit. Le droit, pour ces auteurs, n'est pas neutre comme le voudrait le positivisme juridique. Le droit « neutre » positiviste ne ferait que maintenir le droit hégémonique et moniste produit par l'État. Boaventura de Sousa Santos et les autres auteurs du NCL ont une conception sociologique du droit, c'est-à-dire que le droit serait le produit d'un phénomène social et plus précisément le droit serait émancipateur. Autrement dit, le droit est vu comme émancipation, les normes viennent des luttes sociales, elles vont de bas en haut et non pas le contraire, qui serait une régulation sociale. Ainsi, pour comprendre le sujet de la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones, il faut partir de cette prémisse théorique. Il est important de souligner que les nations autochtones ne parlent pas de « gauche » ou de « socialisme » (notamment parce que les théories marxistes ne font pas partie de leurs cultures), mais de dignité et de respect. Ainsi, le phénomène de la constitutionnalisation des droits de ces nations est un exemple de comment le droit peut servir à l'émancipation des peuples. Pourtant, ce n'est pas sans difficulté, comme nous allons le voir. C'est pour cela que Boaventura de Sousa Santos affirme que la lutte sociale doit être permanente.

Le nouveau constitutionnalisme latinoaméricain : quelques notions. Nous allons avoir l'opportunité dans la première partie de ce travail de décortiquer le NCL dans son

18

rapport avec les peuples autochtones, mais il est important de donner d'abord quelques précisions préliminaires sur ce constitutionnalisme. Le NCL est un courant doctrinal en configuration15. Selon Viciano Pastor et Martinez Dalmau16, le NCL est un phénomène qui a surgi en dehors de l'académie, plutôt comme un produit des revendications sociales qu'un produit des théories des professeurs de droit constitutionnel. Selon Salazar Ugarte17, le NCL est la dénomination utilisée pour les processus constituants et leur résultat dans quelques pays de l'Amérique latine dans les dernières années du 20e siècle et la première décennie du 21e siècle. Pour cet auteur, le NCL est restreint à quelques constitutions (Venezuela 1999, Équateur 2008 et Bolivie 2009) qui partagent un ensemble de caractéristiques que quelques auteurs qualifient de « transformatrices »18. Elles se distinguent des textes constitutionnels du néoconstitutionnalisme (constitutionnalisme d'après-guerre), théorie née de la doctrine qui préconise un modèle d'État constitutionnel de droit qui détient le monopole de la production juridique. Les constitutions du NCL produisent une rupture avec la tradition constitutionnelle occidentale et se distinguent par quatre caractéristiques formelles : leur originalité, leur ampleur, leur complexité et leur rigidité. Le NCL est originel parce qu'il récupère l'origine radicale démocratique du constitutionnalisme jacobin et adopte des instruments originaux qui permettent de garantir l'identité entre volonté populaire et constitution. Il est ample parce que les textes des constitutions sont eux aussi longs et vastes. Par conséquent, ces constitutions sont complexes, même si elles ont un langage accessible, puisque leur ampleur les rend techniquement complexes. Enfin, les constitutions du NCL sont rigides parce qu'elles ne permettent pas au pouvoir constitué de changer leur texte, les modifications sont nécessairement faites directement par le peuple. Les constitutions du NCL ont aussi des caractéristiques matérielles qui les distinguent : leur engagement à faire la promotion de la démocratie participative, leur longue charte de droits fondamentaux, l'intégration de secteurs historiquement marginalisés et leur engagement à surmonter les inégalités économiques et sociales. Le NCL s'est engagé à faire la promotion de la démocratie participative pour établir des instruments de légitimité et de contrôle sur le pouvoir

15 MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, Se puede hablar de un nuevo constitucionalismo latinoamericano como corriente doctrinal sistematizada? [en ligne], disponible sur http://latinoamerica.sociales.uba.ar/wp-content/uploads/sites/134/2015/01/Viciano-Pastor-Articulo.pdf consulté le 11 juin 2022.

16 Ibid.

17 SALAZAR UGARTE, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano (una perspectiva crítica) », in GONZALEZ PEREZ Luis Raul et VALADÉS Diego (dir.), El constitucionalismo contemporâneo, Mexique : UNAM, 2013, p. 348

18 Ibid., p. 350

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constitué, le peuple devient alors un acteur actif dans l'État en faisant « une absorption de l'État par le collectif »19. La longue liste des droits prévue par les constitutions du NCL, à la différence du constitutionnalisme traditionnel, ne se limite pas à établir des droits fondamentaux génériques, elles s'occupent également de les individualiser et/ou collectiviser, mais encore, elles concèdent aux droits humains et aux droits sociaux une plus grande effectivité, au travers, par exemple, de la concession d'un statut constitutionnel aux traités de droits humains ou la possibilité aux citoyens de saisir le juge dans le cas de non-respect des droits constitutionnellement prévus (action d'amparo). Par rapport à l'intégration des secteurs marginalisés de la société, les constitutions du NCL établissent l'État plurinational et concèdent un rôle éminent aux peuples autochtones. Enfin, sur leur engagement à surmonter les inégalités économiques et sociales, ces constitutions incorporent plusieurs modèles économiques et ainsi posent un nouveau rôle de l'État dans l'économie.

B - Les antécédents des droits des peuples autochtones en Amérique latine

L'histoire de la marginalisation des peuples autochtones a commencé avec la

colonisation du continent américain par les Européens. La phase d'expansion de l'État-nation, conçu par la modernité européenne, durant les XVe et XVIe siècles, a entrainé une

violente invasion du continent américain. La colonisation de ce dernier a eu pour objectif d'apporter le modèle civilisateur européen au « Nouveau Monde » de manière à rendre facile sa domination20.

Ainsi, depuis la colonisation, le processus déconfigurateur auquel les terres et les peuples d'Amérique latine ont été soumis a d'abord suivi le sens de l'exploitation et ensuite de l'uniformisation au sein du modèle européen d'identité nationale. Pour les peuples autochtones, ce processus a été d'extrême cruauté [...]21.

19 MARTINEZ DALMAU Rúben et VICIANO PASTOR Roberto, « Aspectos generales del nuevo constitucionalismo latinoamericano », in Corte Constitucional de Ecuador para el período de transición (dir.), El nuevo constitucionalismo en América Latina, 1ed., Quito : Corte Constitucional del Ecuador, 2010, p. 35.

20 PRÉCOMA Adriele, FERREIRA Heline et PORTANOVA Rogério, « A plurinacionalidade na Bolívia e no Equador: a superação dos estados coloniais », Revista Brasileira de políticas públicas, 2019, vol. 9, n. 2, p. 384.

21 Ibid., p. 384.

20

Les peuples autochtones ont été victimes d'un véritable ethnocide en étant assimilés par l'État, de façon autoritaire, et intégrés au modèle de vie européen, considéré comme supérieur22. Ainsi, pour analyser la tradition juridique latino-américaine et les traitements infligés aux peuples autochtones, il faut tenir en compte du fait que l'Espagne et le Portugal ont transmis, par le processus de colonisation, leurs formes d'organisation socioéconomiques, politico-juridiques, culturelles et institutionnelles. Malgré les processus d'indépendance durant le XIXe siècle, ces formes d'organisation ne furent pas changées. Les luttes pour l'indépendance des pays de l'Amérique Latine intéressaient les élites et leurs intérêts économiques. En effet, les élites souhaitaient « gagner une plus grande indépendance face aux métropoles, afin de se libérer du fort contrôle des activités (économiques) et ne plus payer les impôts [...] pour ainsi augmenter leurs propres profits »23.

Avec l'indépendance, les États de l'Amérique latine, gouvernés par les élites descendantes des colons européens, ont été organisés selon le modèle d'État-nation, étranger aux nations autochtones, et ces dernières ont continué ainsi à être l'objet d'une tutelle spéciale de l'État qui objectivait leur intégration, comme sous la colonisation. La question autochtone était traitée par les États comme « transitoire et les individus autochtones comme objet d'une protection spéciale contre la violence et la discrimination »24. En effet, les autochtones devraient être transformés en « citoyens intégrés à la société nationale »25 et leurs problèmes individuels devraient entrer dans le domaine des droits fondamentaux d'ordre libéral et dans le domaine de l'État de bien-être social. Pourtant, cela ne veut pas dire que les peuples et nations autochtones n'ont pas résisté à cette assimilation puis à cette intégration forcée. À partir des années 70, on a pu voir quelques représentations de cette résistance : la Déclaration de Barbados I et II pour la libération de l'autochtone, le mouvement continental pour les 500 ans de résistance autochtone, noire et populaire en 1992, le mouvement des autochtones zapatistes au Mexique en 1994, entre autres26. Dans ce sens, les représentants des mouvements autochtones ont commencé à considérer que l'essence du fondement des droits des peuples autochtones, que ce soit les droits à la terre et à ses ressources naturelles ou les

22 MAHN-LOT Marianne, La conquête de l'Amérique espagnole, Paris : PUF, 1974, p. 121.

23 PRÉCOMA Adriele, FERREIRA Heline et PORTANOVA Rogério, op.cit., p. 385.

24 GONÇALVES TEIXEIRA Vanessa Corsetti, « História e direitos indígenas na América Latina: notas sobre as relações entre duas áreas de conhecimento », Revista Dimensões, 2012, vol. 29, p.169.

25 Ibid., p. 169.

26 SIERRA María Teresa et LEMOS IGREJA Rebecca, « Neocolonialismo y justiciabilidad de los derechos indígenas - introducción », Cahiers des Amériques latines, 2020, n. 94, p. 23.

21

droits de participation dans les décisions politiques fondamentales de l'État qui ont une incidence sur ces peuples, se trouve dans la dette historique de l'État27.

Il convient maintenant de souligner l'importance du droit international pour la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones en Amérique latine. L'OIT a publié une étude en 1953 sur les conditions de vie et de travail des peuples autochtones dont le contenu a conclu que les peuples autochtones ont un niveau de vie extrêmement bas et très au-dessous de la population non-autochtone. En 1983, Martinez Cobo publie le rapport final de son étude pour la Commission des droits de l'homme de l'ONU sur les conditions et les discriminations que subissent les peuples autochtones. Ces études, liées aux contributions des réunions de Barbade de 1971 et de l'UNESCO de 1976 sur l'ethnocide, ont contribué à l'uniformisation des demandes des mouvements autochtones et à la vague de mouvements nationaux à partir des années 80 à la suite de la redémocratisation des pays de l'Amérique latine. Peu à peu les peuples autochtones ont vu leurs principaux droits être reconnus par leurs États, le point culminant étant la refondation des États de Bolivie et d'Équateur dans les années 2000.

Dans ces États, non seulement des droits individuels, mais aussi des droits collectifs ont été concédés aux peuples et nations autochtones. Ils vont encore plus loin que la concession des droits spécifiques : les nations autochtones font dès lors partie de la structure de l'État de plusieurs manières ; par le fait que des sièges leur sont réservés aux parlements, par la reconnaissance de la juridiction autochtone, par la concession d'une autonomie sur leurs territoires et également sur les ressources naturelles présentes dans ces territoires, entre autres. Un des aspects les plus intéressants de ce processus est de voir un nouveau constitutionnalisme naître du mouvement de la reconnaissance autochtone. Ce nouveau constitutionnalisme fonde un État qui s'éloigne du concept d'État-nation (où un État est égal à une nation, c'est-à-dire, une seule langue, un seul ordre juridique et une seule culture). En Équateur, la nature, ou Pachamama dans les cultures autochtones, est un sujet de droit. En Bolivie, un État unitaire social de droit plurinational communautaire est fondé. Les deux constitutions prévoient que l'objectif de l'État est le « buen vivir », tiré de la culture autochtone, qui signifie avoir une vie digne, pleine, équilibrée et harmonieuse avec la nature. Nonobstant ce tournant décolonial dans le constitutionnalisme bolivien et équatorien, la mise en pratique est toujours complexe et difficile, puisqu'il faut harmoniser différents (et parfois contradictoires) principes et

27 GONÇALVES TEIXEIRA Vanessa Corsetti, « História e direitos indígenas na América Latina: notas sobre as relações entre duas áreas de conhecimento », Revista Dimensões, 2012, vol. 29, p.169-170.

22

valeurs lors de l'édiction de la loi, de la mise en place de politiques publiques ou encore de l'uniformisation de l'interprétation constitutionnelle faite par le juge constitutionnel. Ces précisions ayant été apportées, il convient de présenter maintenant la méthode employée au fil de la recherche.

II - Méthode

Pour procéder à une analyse des droits des peuples autochtones en Bolivie et en Équateur sous le NCL, il est nécessaire d'expliquer d'abord comment nous allons réaliser notre recherche, par quelle voie et pourquoi. Dans un premier temps il convient d'expliquer la démarche qualitative de la bibliographie et les outils utilisés pour la réaliser (A) pour ensuite expliciter notre choix de délimitation du champ d'étude (B).

A - Démarche qualitative de la bibliographie

Pour mener à bien la présente recherche en droit public, nous avons procédé à une démarche qualitative de la bibliographie sur le NCL et sur les droits des peuples autochtones en Amérique latine, en Bolivie et en Équateur. Les auteurs les plus renommés à propos de ces sujets, qui souvent se mélangent, ont été rigoureusement étudiés. Ces auteurs sont dans leur totalité latinoaméricains et leurs recherches sont en espagnol ou en portugais, raison pour laquelle un grand travail de traduction a été réalisé, puisque toutes les oeuvres ont été lues dans leurs langues originelles. Il est important de souligner que ces auteurs sont dans leur grande majorité des juristes, puisque le sujet se situe dans le domaine du droit constitutionnel, mais ils sont également issus d'autres domaines comme l'anthropologie du droit, la sociologie du droit et la philosophie du droit, cela parce que le sujet est un sujet transversal et passe forcément par tous ces autres domaines. La lecture approfondie de ces auteurs latinoaméricains, qui se situent dans l'épicentre du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain, nous a permis ainsi de comprendre comment le phénomène de constitutionnalisation des droits des peuples autochtones a surgi et également l'efficacité de la protection concédée à ces peuples. Cette dernière est apparue dans leurs oeuvres d'étude sur le terrain qui ont pu montrer la réalité de l'Assemblée constituante en Bolivie et en Équateur et les tensions existantes entre les groupes sociaux lors de la rédaction d'une nouvelle constitution. Ainsi, nous avons pu constater et

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développer le problème de l'efficacité de la protection des peuples autochtones dans ces deux pays à travers la différence entre ce qui a été souhaité lors des Assemblées constituantes et ce qui a été effectivement écrit dans le texte constitutionnel. Il faut également noter que ces oeuvres, outre le fait qu'elles ont été lues dans leur langue originelle, sont pour la plupart des articles publiés dans des revues spécialisées, ce qui relève la nouveauté du sujet. Les articles et les revues ont été facilement trouvés en ligne, pour impression ou lecture, gratuitement. Pour les trouver, un outil très récent a été largement utilisé : Google Académique. Cet outil permet de trouver tous les travaux académiques sur un sujet, indépendamment de la langue ou du pays où se trouve le chercheur, facilitant l'accès à l'information, spécifiquement sur un sujet comme le nôtre où il n'existe que très peu de littérature en langue française.

Enfin, la méthode comparative a été retenue lors de l'étude de la bibliographie sur le sujet. Deux pays sont représentatifs du nouveau constitutionnalisme latinoaméricain, qui, à son tour, représente ce qu'il y a de plus avancé dans le domaine des droits des peuples autochtones. Ces deux pays sont la Bolivie et l'Équateur. Ces derniers partagent le mode de reconnaissance des droits des peuples autochtones, à travers leur constitutionnalisation, l'histoire de leur mobilisation sociale pour cette reconnaissance constitutionnelle et ils partagent également un type de constitutionnalisme, celui qui a pour but de surmonter le colonialisme. De cette manière, en raison des antécédents communs, il est important de souligner d'abord leurs similitudes en comparant les antécédents de la publication des constitutions, pour approfondir la thématique. Ensuite, il convient de comparer les résultats, c'est-à-dire, leurs constitutions, avec la méthode de droit comparé pour trouver des réponses à notre problème. Dans cette démarche comparative, il est possible de faire ressortir les similitudes et les différences des deux constitutions les plus avancées dans la protection des peuples autochtones dans le monde. Pour cela, outre l'analyse de chaque constitution, nous nous sommes appuyés sur les oeuvres spécialisées sur chaque État et également sur les oeuvres qui ont déjà développé une démarche comparative entre les constitutions de deux États.

Pour l'analyse des difficultés de concrétisation, nous sommes partis de l'hypothèse que les deux constitutions confèrent les mêmes droits aux peuples autochtones, avec une protection de niveau très similaire et donc que leurs difficultés seraient les mêmes. Pourtant, au cours de l'analyse de la jurisprudence de chaque cour constitutionnelle, nous avons noté qu'outre le fait que le niveau de protection n'est pas le

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même, les défis et difficultés de concrétisation des normes constitutionnelles ne sont pas non plus les mêmes. Encore une fois, il est important de souligner que, à l'instar des ouvrages, les constitutions et les jurisprudences ont été lues dans leur langue originelle (espagnol) et traduites par nous-même en français, avec toute l'attention qu'exige une traduction juridique.

Nonobstant la richesse des sources, nous avons rencontré quelques difficultés dans l'analyse qualitative de la bibliographie. Une grande partie des ouvrages sont descriptifs et constituent des récits que nous trouvons quelque peu idéalisés, une sorte de romantisme de la doctrine, qui décrit parfois le NCL comme la grande victoire des peuples autochtones de l'Amérique latine, sans signaler les problèmes de concrétisation. Alors il nous a fallu chercher les imperfections du système également hors des ouvrages de droit constitutionnel, par exemple dans la recherche et l'analyse jurisprudentielle sur les sites des cours constitutionnelles, des données du gouvernement ou des OI. Cela a permis de mieux développer la problématique de cette recherche.

B - Délimitation du champ d'étude

L'émancipation du peuple et la décolonisation. Nous avons constaté que l'objectif majeur du constitutionnalisme fondé par les revendications autochtones (et, par conséquent, par les peuples autochtones eux-mêmes) est l'émancipation du peuple et la décolonisation de l'État. Les peuples autochtones, tant en Équateur, avec la CONAIE, qu'en Bolivie, avec la CIDOB et la CONAMAQ, ont enfin été les protagonistes de leur propre destin. C'est pour cette raison que nous avons choisi de parler de la décolonisation et de l'émancipation des peuples. En effet, pour reconnaitre l'autonomie et l'autodétermination des nations autochtones, il a fallu changer les présupposés de l'État conçu à partir de l'optique européenne, il a fallu refonder l'État. Ainsi, pour démontrer l'effective transformation des États de Bolivie et d'Équateur, il a fallu tout d'abord analyser les prémisses du colonialisme avec l'aide de la philosophie du droit. Selon Quijano28, important sociologue et théoricien politique du groupe modernité/colonialité, « la globalisation en cours est, en premier lieu, l'aboutissement d'un processus qui a commencé avec la constitution de l'Amérique et du capitalisme colonial/moderne et

28 QUIJANO Aníbal, « Colonialidade do poder, eurocentrismo e América Latina », in LANDER Edgardo (dir.), A colonialidade do saber: eurocentrismo e ciências sociais. Perspectivas latino-americanas, Argentine : CLACSO, 2005, p. 107.

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eurocentré comme nouveau standard de pouvoir mondial ». Cela a impliqué la racialisation comme un des fondements du système économique capitaliste ; c'est-à-dire qu'à partir d'une classification sociale établie durant le XVIe siècle, où la concentration de la richesse et des privilèges sociaux dans les colonies étaient définis selon la race (avec le blanc au sommet de la pyramide et les autochtones et noirs à la base), la « colonialité du pouvoir » a été établie. L'autre type de colonialité que montre par Quijano29 est la colonialité du savoir. Cette dernière est caractérisée par l'hégémonie de la rationalité technoscientifique européenne à partir du XVIIIe siècle qui laisse en dehors toute production de connaissance et d'épistèmes traditionnelles ou ancestrales des peuples originaires des colonies. En résumé, les pays de l'Amérique latine ont perpétué la colonialité avec un type de colonialisme interne, qui met les peuples originaires à la marge. Ces derniers ont toujours été un obstacle d'abord à la christianisation, pendant la colonisation espagnole, et ensuite à la modernisation, depuis l'indépendance. Maintenant que nous avons posé le cadre théorique fourni par le groupe modernité/colonialité, nous allons montrer comment s'est opérée cette tentative de refondation de l'État moderne (l'État-nation), vers un État plurinational, pour démontrer qu'il y a, effectivement, un processus d'émancipation sociale en Amérique latine, plus spécifiquement en Bolivie et en Équateur.

Les droits des peuples autochtones dans le NCL. Nous avons vu précédemment avec la notion de NCL qu'il a un lien intime avec les secteurs marginalisés de la société. Cela parce qu'il est né des mouvements sociaux qui ont déclenché les processus constituants dans les pays étudiés. Ainsi, il incorpore les diverses revendications de ces mouvements, ces revendications faisant les caractéristiques du NCL. Le secteur le plus significatif ainsi que les mouvements les plus importants viennent des peuples autochtones. C'est pour cela que l'étude des droits des peuples autochtones en Amérique latine, principalement en Bolivie et en Équateur, est toujours liée au NCL. Les États du NCL font clairement une rupture avec le constitutionnalisme occidental qui inévitablement met les peuples autochtones à la marge de la société, puisque ce constitutionnalisme a été conçu par et pour les Européens, pour les réalités et aspirations de la société européenne occidentale. En effet, tous les auteurs de la révision bibliographique de cette recherche font le lien entre le NCL et les droits des peuples autochtones, que leurs travaux portent

29 QUIJANO Aníbal, « Colonialidad del poder, cultura y conocimiento en América Latina », Revista Ecuador Debate, 1998, n. 44, p.232.

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exclusivement sur les peuples autochtones (aspects anthropologiques ou sociaux) ou sur les droits de ces derniers (aspect purement juridique), ou qu'ils portent sur le droit constitutionnel en Bolivie et en Équateur. De cette manière, le champ d'étude a été d'abord fixé autour des droits des peuples autochtones dans le NCL développé en Amérique latine et surtout en Bolivie et en Équateur, pour que nous puissions ensuite comparer les textes constitutionnels de ces deux pays afin de démontrer l'efficacité des normes constitutionnelles conçues sous les aspirations des nations autochtones.

Les difficultés de l'efficacité de la protection des peuples autochtones observés en Bolivie et en Équateur. Ces difficultés se situent par rapport aux processus constituants des deux pays. Nous avons décidé d'étudier la création des normes constitutionnelles, c'est-à-dire comment les textes constitutionnels ont abouti et quels ont été les objectifs spécifiques de la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones. Ainsi, l'étude passera obligatoirement par le domaine des sciences politiques, qui sont pour nous indissociables du droit constitutionnel. Ce dernier,

[...] en tant qu'objet, est doublement « politique ». Il encadre, d'une part, l'exercice du pouvoir politique ou, pour le dire de manière plus juridique, l'exercice des compétences dont dispose un organe. D'autre part, il est lui-même le résultat de choix politiques, l'expression de valeurs d'une société particulière à un moment donné »30.

Il est certain que les processus de rupture à partir du droit sont très difficiles, ainsi, nous allons nous servir de la science politique pour démontrer pourquoi toutes les aspirations des nations autochtones n'ont pas été traduites entièrement dans les constitutions, spécifiquement en Équateur.

La comparaison des textes constitutionnels. Il est essentiel de comparer les deux textes constitutionnels pour montrer comment et par quels moyens les constitutions atteindront leur objectif d'une protection complète des peuples et nations autochtones. La comparaison sert aussi à démontrer que par différents moyens les constitutions arrivent aux mêmes objectifs et également à montrer quels sont leurs moyens.

30 MAGNON Xavier et VIDAL-NAQUET Ariane, « Le droit constitutionnel est-il un droit politique ? », Les Cahiers Portails : Revue française d'études et de débats juridiques, 2019, n. 6, p. 107.

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Les défis de concrétisation des normes constitutionnelles. Enfin, il est pertinent de montrer les défis et les difficultés dans le passage au réel des normes constitutionnelles. Ces dernières sont chargées de principes, droits et valeurs qui représentent des parties antagonistes de la population et peuvent ainsi être difficiles à appliquer. « Sur le plan théorique, il est très difficile de trouver de l'unité entre tous les concepts et les traditions qui les fondent et qui, cependant, sont incarnés ensemble dans ces textes constitutionnels »31. Il n'est pas simple d'harmoniser les traditions libérales, sociales et démocratiques avec les nouveaux concepts amenés par le NCL comme le plurinationalisme, l'écologisme ou encore les nouvelles traditions autochtones constitutionnellement reconnues, comme la juridiction autochtone. Les difficultés rencontrées pendant la recherche et qui nous ont sauté aux yeux sont la difficulté de reconnaissance de la juridiction autochtone et la limitation légale et jurisprudentielle du droit à la consultation préalable. À propos de la première difficulté, même si les constitutions prévoient l'égalité entre la juridiction de l'État et la juridiction autochtone, les cours constitutionnelles ne sont pas préparées au dialogue interculturel en rendant des décisions qui limitent la portée des normes constitutionnelles, comme dans la décision La Cocha II32. Outre le problème de l'interprétation constitutionnelle, il y a eu la promulgation de lois qui essayent de limiter les principes prévus par la constitution elle-même. Enfin, sur les limites imposées à la consultation préalable, nous avons pu constater quelques reculs également causés par l'interprétation du juge constitutionnel, en limitant considérablement la portée de la protection constitutionnelle. Ainsi, nous avons décidé de limiter le champ de la recherche aux difficultés de concrétisation causées par le juge constitutionnel.

III - L'intérêt du sujet

31 SALAZAR UGARTE, op.cit., p. 357.

32 Équateur, Cour constitutionnelle, 30 juillet 2014, décision n. 113-14-SEP-CC, cas n. 0731-10-EP. Disponible sur https://biblioteca.defensoria.gob.ec/bitstream/37000/485/1/sentencia%20lacocha.pdf consulté le 12 juin 2022.

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Les peuples autochtones ont toujours été marginalisés depuis le processus de colonisation, spécialement dans le continent américain (Abya-Yala33). À partir des années 80, ils réussissent, par une organisation conjointe des nations autochtones de l'Amérique latine, à obtenir des avancées par rapport à leurs droits collectifs comme l'autodétermination34 et le droit à la terre. Au début du 21e siècle, les peuples autochtones de la Bolivie et de l'Équateur sont devenus précurseurs d'un nouveau type de constitutionnalisme, fait par les peuples autochtones et pour tous les peuples de l'Amérique latine, qui inaugure des constitutions démocratiques, pluralistes et étendues. Pourtant, ces nouvelles constitutions sont malgré tout très complexes. Nonobstant son objectif majeur de procéder à une décolonisation des structures de l'État et la considération de la cosmovision autochtone, la mise en pratique des normes est passible de remettre en cause son efficacité. Le sujet marque non seulement la concession des droits aux minorités originaires d'un pays colonisé, mais aussi le développement d'un constitutionnalisme plus démocratique, avec des instruments de participation directe du peuple, et la consécration d'un pluralisme culturel plus poussé. Ainsi, nous pouvons analyser l'intérêt du sujet non seulement pour l'Amérique Latine, mais aussi pour l'ensemble du continent américain, l'Europe et même la France.

Pour l'Amérique latine. Les mouvements organisés pour la résistance et l'autonomie autochtone sont finalement en train de devenir un exemple pour le reste de l'Amérique Latine. Certes, en Bolivie, le pays le plus avancé dans la question des droits des peuples autochtones, la majorité de la population est autochtone (62,2%35). Pourtant, en Équateur, seulement 6,8%36 de la population est autochtone et ils ont tout de même réussi à fonder un État plurinational, avec des droits collectifs spécifiques aux nations autochtones. Au Brésil, où 0,47% de la population est autochtone, nous pouvons voir l'importance de cette

33 Nom donné au continent américain par les peuples originaires, en opposition au nom « Amérique », issu de la colonisation. Cf. PORTO-GONÇALVES Carlos Walter « Abya Yala », disponible sur http://latinoamericana.wiki.br/es/entradas/a/abya-yala consulté le 20 juin 2022.

34 « L'autodétermination peut être développée dans de multiples sphères de la vie sociale, elle peut être mise en action par divers sujets qui, selon leurs particularités culturelles, économiques et politiques, développent des actions et des discours contre-hégémoniques, sans que cela vienne signifier l'indépendance politique ou la création d'un nouvel État souverain ». TARSO RODRIGUES Saulo, « Interculturalidade, autodeterminação e cidadania dos povos indígenas », Espaço jurídico Journal of Law, 2015, vol. 16, n. 41, p. 45.

35 Données statistiques disponibles sur

https://celade.cepal.org/redatam/pryesp/sisppi/webhelp/porcentaje_de_poblacion_indig.htm consulté le 20 juin 2022.

36 Ibid.

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thématique, puisque les peuples autochtones sont de plus en plus unifiés en mouvements sociaux pour lutter pour leurs droits ; en 2005 l'APIB a été créée et dès lors elle a organisé dix-huit mobilisations autochtones à Brasília celles-ci étaient souvent contre des projets de loi allant contre leurs intérêts, mais aussi contre des décisions importantes de la cour suprême du pays. Cette organisation a été le fruit de l'influence des pays voisins qui ont réussi à s'articuler pour être représentés politiquement. Aussi, plusieurs études sur le sujet viennent du Brésil, comme les études des juristes Wolkmer et Maldonado Bravo. Au Chili, nous sentons une influence encore plus forte du NCL et des marches autochtones en Bolivie et en Équateur. Dans ce pays, en 2019, des manifestations sociales contre le gouvernement ont eu lieu et elles ont réussi à déclencher un processus d'adoption d'une nouvelle constitution. Durant ce processus nous avons pu constater une Assemblée constituante formée dans le format du NCL, avec une récupération de la souveraineté populaire, la participation populaire et une représentation effective de tous les secteurs de la société, y compris des peuples autochtones. En effet, l'Assemblée constituante du Chili, constituée à parité homme-femme, avec des sièges réservés aux peuples autochtones, a voté pour la formation d'un État interculturel et plurinational. De plus, le projet constitutionnel chilien compte à ce jour 499 articles37, ce qui confirme la tendance du constitutionnalisme en Amérique latine vers la consécration du NCL. Ainsi, étudier la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones dans les pays où le NCL s'est développé devient très intéressant. Aussi, il est très important d'analyser les échecs et les difficultés de mise en pratique de ce système pour que la doctrine progresse et aussi pour une transformation plus effective des États latinoaméricains.

Pour l'ensemble du continent américain. Les peuples autochtones ne sont pas seulement présents en Amérique latine. En réalité, les nations autochtones sont également présentes aux États-Unis et au Canada. Aux États-Unis nous pouvons observer la présence d'un pluralisme juridique, avec l'institutionnalisation de la juridiction autochtone, et au Canada le pluralisme englobe l'ordre juridique d'origine anglaise, l'ordre juridique d'origine française et l'ordre juridique autochtone. Ainsi, ce sujet est aussi intéressant pour les autres pays du continent américain, au moins en ce qui touche le pluralisme juridique. En effet, il serait très difficile de surmonter le néocolonialisme ou

37 Projet de constitution disponible sur https://www.chileconvencion.cl/wp-

content/uploads/2022/05/PROPUESTA-DE-BORRADOR-CONSTITUCIONAL-14.05.22.pdf consulté le 20 juin 2022.

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le néolibéralisme dans ces pays, étant donné l'histoire politique des pays comme les États-Unis et le Canada, pays qui n'ont notamment pas endossé les instruments internationaux sur les droits des peuples autochtones.

Pour l'Europe. Les peuples autochtones sont aussi présents en Europe, spécifiquement le peuple Sami qui se trouve en Norvège, en Suède, en Finlande et en Russie. Au-delà de la présence autochtone sur le territoire européen, nous pouvons y trouver des traces de multiculturalisme et de plurinationalité comme en Espagne et en Belgique. Dans ces pays, il y a déjà une pluralité de langues, de cultures et même d'autonomies (p. ex. la Catalogne). Ainsi, il devient intéressant pour ces pays d'étudier comment se développe la plurinationalité en Amérique latine. En effet, en Espagne, beaucoup de juristes se consacrent déjà à cette étude, comme Roberto Pastor Viciano, qui enseigne le droit constitutionnel à Valence et qui est aussi responsable pour les programmes de doctorat en droit constitutionnel en Bolivie et en Équateur. De plus, même si les pays n'ont pas nécessairement une culture juridique qui tend vers la plurinationalité ou la présence de peuples autochtones sur leur territoire, cette étude pourrait les intéresser, dans le cadre de la construction d'une démocratie constitutionnelle transformatrice qui pourrait s'inspirer du Sud.

Pour la France. La France n'a peut-être pas de peuples autochtones sur le territoire européen, néanmoins les peuples autochtones sur les territoires d'outre-mer sont nombreux.

Sont concernés les Mahorais de Mayotte, les insulaires de Wallis-et-Futuna, les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, les Mâ'ohi de Polynésie française et les Amérindiens de Guyane. Ces trois derniers groupes se revendiquent en outre de la catégorie politique et juridique de « peuples autochtones » telle qu'elle a émergé en droit international aux Nations-Unies depuis trente ans. Vue de métropole, la marginalité des autochtones au sein d'un outre-mer lui-même intrinsèquement périphérique contraste avec le surgissement périodique d'épisodes violents : affrontements de 1984-1988 en Nouvelle-Calédonie, émeutes de Faa'a-Tahiti (1995), Cayenne (1996) et Nouméa (2009), mouvement guyanais contre la « pwofitasyon » (2008-09), etc. Au-delà de leur caractère conjoncturel, ces événements sont révélateurs de tensions sociales structurelles, dont attestent de nombreux indicateurs (vie chère,

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chômage, pauvreté, échec scolaire, taux d'incarcération, illettrisme, etc.) »38.

En effet, la France, toujours dans le modèle conçu par la modernité/colonialité européenne, fait face à de nouveaux défis propres à la postmodernité. L'étude de ce sujet pourrait être utile, si ce n'est pour l'émancipation des peuples et nations autochtones présents dans le territoire français (étant le caractère unitaire et universaliste de l'État-nation français), du moins pour la reconnaissance de quelques droits collectifs aux peuples autochtones.

IV - Démonstration et annonce du plan

Cette recherche consiste à déterminer si les nouvelles constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, avec leur nouveau constitutionnalisme expérimental, offrent une protection complète aux peuples autochtones, malgré les difficultés de mise en oeuvre inhérentes à la période de transition d'un système juridique à l'autre. En effet, les nouvelles constitutions de ces deux pays d'Amérique latine constituent une référence dans la région par rapport à la reconnaissance des droits des peuples autochtones et la conséquente rupture avec le vieux constitutionnalisme colonial qui ne comprenait pas leurs visions du monde. Cependant, les deux pays rencontrent des difficultés dans la concrétisation des droits de ces peuples compte tenu de la tâche difficile qu'il y a à surmonter le constitutionnalisme colonial.

Un nouveau constitutionnalisme s'est développé en Bolivie et en Équateur à partir des mouvements autochtones dans les deux pays. Ce constitutionnalisme a pour but la garantie de leurs droits, en instaurant un nouvel ordre juridique qui se consacre à surmonter les structures étatiques conçues sous la modernité/colonialité. En effet, les deux pays représentent le troisième - et pour l'instant dernier - cycle du nouveau constitutionnalisme latino-américain (NCL), qui consiste dans une nouvelle théorie constitutionnelle faite à partir des revendications des peuples autochtones, nations qui ont toujours été marginalisées par l'ordre constitutionnel instauré par la logique occidentale depuis la colonisation. Ainsi, le NCL cherche à surmonter cet ordre dit colonial en incorporant la vision (ou cosmovision) autochtone à l'État. Autrement dit, le nouvel ordre constitutionnel consacre aujourd'hui la protection des peuples autochtones non seulement

38 TRÉPIED Benoît, disponible sur https://anr.fr/Projet-ANR-13-JSH1-0003 consulté le 20 juin 2022.

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par la reconnaissance de leurs droits, mais aussi par l'incorporation de leurs cosmovisions pour construire un État juste. Ce dernier est incarné dans la notion de buen vivir (vivre bien), nommée sumak kawsay (d'origine quéchua) en Équateur et suma qamaña (d'origine aymara) en Bolivie. Malgré les visibles similitudes entre les constitutions des deux pays, en ce qui concerne les droits des peuples autochtones, il est possible d'en tirer des différences qui ont un poids important dans l'efficacité de la protection de ces minorités. De plus, malgré l'incontestable importance de ces deux constitutions pour la consécration de la protection des droits des peuples autochtones, nous pouvons constater des difficultés pour la concrétisation des droits prévus dans le texte constitutionnel lui-même ce qui démontre que le processus de construction constitutionnelle n'est pas encore fini.

Pour procéder à cette démonstration, nous allons consacrer la première partie de cette recherche à la compréhension de la reconnaissance constitutionnelle des peuples autochtones. Les peuples autochtones, au milieu des années 90, sont devenus un groupe social avec une grande capacité de pression sur le pouvoir public. Des lois ont été modifiées pour répondre à leurs demandes, ainsi que la constitution. Mais cela ne fut pas suffisant et à partir des années 2000, après d'importantes révoltes sociales, les mouvements autochtones organisés ont développé, particulièrement en Bolivie, la thèse de la plurinationalité et ont revendiqué une véritable transformation de l'État par une Assemblée constituante pour inclure les peuples autochtones dans la société et dans la structure du pouvoir étatique. Ainsi le NCL naquit et fut consacré dans les constitutions de Bolivie et d'Équateur.

Ensuite, dans une deuxième partie, nous allons approfondir l'étude de ces constitutions singulières, marquées par l'élément autochtone, et analyser leurs avancées dans la question autochtone, en mettant en exergue leurs traits communs et leurs différences les plus significatives. Pourtant, nous n'allons pas nous contenter d'étudier la lettre de la constitution. Cette théorie constitutionnelle étudiée dans la première partie évoque une volonté d'émancipation sociale pour transformer l'État de bas en haut, ainsi nous allons dans cette deuxième partie analyser également les difficultés de concrétisation des nouvelles normes constitutionnelles dans ces deux pays, spécifiquement en ce qui concerne l'interprétation constitutionnelle faite par une cour qui a traditionnellement des vocations élitistes et contre-majoritaires.

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PREMIÈRE PARTIE

La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones

La reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones passe en premier lieu par les revendications des peuples autochtones de l'Amérique latine, qui se sont unis à partir de la fin du XIXe siècle pour lutter pour la reconnaissance de leurs droits, surtout au niveau international. Parmi leurs revendications figurent non seulement les droits territoriaux, mais également la reconnaissance qu'ils sont des groupes différents de ceux qui sont représentés au pouvoir, la reconnaissance qu'ils sont marginalisés, et qu'ils ont besoin de droits spéciaux pour pouvoir intégrer la société (et non pas s'intégrer dans la société, ce qui évoquerait davantage une assimilation). Ainsi, pour que les demandes des peuples autochtones, souvent contraires au droit comme conçu par l'occident, soient atteintes, il a fallu refonder les États concernés. Ce processus de refondation de l'État pour inclure les peuples et nations autochtones dans sa formation et dans la société est connu sous le nom nouveau constitutionnalisme latinoaméricain (NCL), une nouvelle théorie constitutionnelle qui se forme surtout à partir de la réalité des pays andins. Ce mouvement de reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones en Amérique latine a surtout l'objectif de surmonter la colonialité des constitutions latinoaméricaines (Chapitre I) pour transformer l'État. Cette transformation est consacrée de manière plus poussée dans les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur, malgré le développement normatif constitutionnel à deux vitesses (Chapitre II).

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Chapitre I - Une tentative de surmonter la colonialité de la dogmatique constitutionnelle

La dogmatique constitutionnelle stabilise les arguments et l'interprétation du droit, elle est comprise comme un ensemble de concepts et de catégories sur lesquels le

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droit constitutionnel est fondé et à partir desquels il est structuré. La constitution, objet principal des études de droit constitutionnel, est la norme fondamentale de l'État, c'est-à-dire la norme qui fonde l'État (ses règles et ses principes) et devant laquelle la société doit s'incliner. La constitution, ainsi que le droit constitutionnel latino-américain, ont été importés depuis l'Europe et les États-Unis. Dans ces pays, la constitution a émergé comme un produit des révolutions, notamment la Révolution française et l'Indépendance des États-Unis, faites par des groupes qui ont pris le pouvoir et pour ces mêmes groupes, qui étaient auparavant quelque peu marginalisés. Ce constitutionnalisme que nous appellerons occidental s'articule autour du système capitaliste. Ce dernier est apparu avec la modernité et est devenu hégémonique, étant maintenu par le constitutionnalisme occidental lui-même. Dans les pays d'Amérique latine, ce constitutionnalisme a été importé pour sauvegarder les intérêts des élites économiques des nouveaux États indépendants, ces élites étant des descendants des colons européens. Le seul intérêt de ces élites était leur émancipation économique vis-à-vis des métropoles (Espagne et Portugal). Ainsi, tous les États d'Amérique latine ont été conçus, au moment de l'indépendance survenue au XIXe siècle, sous le modèle occidental, c'est-à-dire à partir du modèle constitutionnel de l'État-nation.

Les peuples originaires du continent ont été exclus de ce processus de fondation de l'État et plus encore, leurs cultures politiques, sociales, juridiques et linguistiques ont été niées par l'État. Les peuples autochtones devaient être assimilés à la culture occidentale puis intégrés dans l'État, indivisible et universel. Bien que l'histoire de la colonisation soit importante pour la pleine compréhension du sujet, elle devrait faire l'objet d'une recherche à part entière, nous nous concentrerons ici sur l'histoire postcoloniale du continent latino-américain et, surtout, des pays andins, objets de cette étude. En d'autres termes, nous nous intéresserons ici aux options novatrices apportées par les mouvements autochtones pour la (re)valorisation de leur culture par l'État à travers le constitutionnalisme. Nous nous intéresserons donc à la naissance et au développement du NCL à partir des luttes autochtones (Sect. I) et à la transformation étatique qu'il produit, en mettant l'accent sur la plurinationalité (Sect. II).

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Section I - Le développement d'un nouveau constitutionnalisme lié au développement des revendications autochtones

Les grands mouvements qui ont lié autochtones et paysans dans les pays andins ont développé un nouveau type de constitutionnalisme. Ce dernier sert à refonder les structures de l'État, conçu sous le modèle occidental qui en fait un État d'exclusion, qui ne prend pas en compte la réalité du continent. Ainsi, pour comprendre le développement du NCL, il faut comprendre comment il est apparu, quelle est la réalité sociale de ces pays et quelles sont les revendications de leurs populations. Ce constitutionnalisme est né des mouvements sociaux autochtones paysans (A) et il se développe progressivement dans le temps (B), selon les aspirations sociales, dans un contexte d'émancipation.

A - Un constitutionnalisme né des mouvements autochtones

La volonté politique des classes populaires des pays d'Amérique latine a été considérée comme un phénomène juridique nouveau, car elle a démontré qu'une grande mobilisation sociale et politique pouvait être « capable de diriger une nouvelle institutionnalité39, fondée sur le pluralisme juridique démocratique participatif »40.

L'histoire de toute l'Amérique latine est marquée par la domination et l'esclavage des peuples par les colonisateurs européens. Les cultures autochtones, c'est-à-dire leur mode d'organisation de la société, ont disparu au profit d'une culture officielle, phénomène qui est le produit des classes dominantes composées de blancs descendants d'Européens. Le colonisateur a introduit son mode de vie en faveur des classes sociales les plus riches,

[...] il n'y a eu aucune opportunité ou volonté d'émanciper les peuples qui vivaient ici, au contraire, leurs cultures et leurs volontés ont subi,

39 Nous avons choisi de traduire le terme « institucionalidad » par « institutionnalité ». Cela fait référence au mode de fonctionnement des institutions.

40 CAOVILLA Maria Aparecida Lucca, FERREIRA Bruno, PAVI Carmelice Faitão Balbinot, « Os movimentos sociais na américa latina do século XXI: um novo paradigma », in CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.), Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 11.

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au fil des années, un objectif de "chosification", occultant leurs droits et favorisant toutes les formes d'abandon social. L'État est né des élites et non des désirs de la population, ce qui laisse des traces jusqu'à nos jours41.

En effet,

[...] la période coloniale a placé les peuples originaires dans une position subordonnée. Leurs territoires et leurs ressources ont fait l'objet de vol et d'expropriation par des tiers ; leur main-d'oeuvre a été exploitée, et même leur destin comme peuple leur a été arraché de leurs mains. L'idéologie de "l'infériorité naturelle des indiens" et la figure juridique de la tutelle indigène ont permis de stabiliser durablement le modèle de subordination autochtone. L'indépendance politique des colonies américaines vis-à-vis des métropoles n'a pas signifié la fin de cette subordination. Les nouveaux États latinoaméricains se sont organisés sous de flamboyantes constitutions libérales, mais avec des projets néocoloniaux d'assujettissement autochtone 42.

Selon FAJARDO, au XIXe siècle, le projet créole (les descendants des colons européens) de sujétion autochtone dans le constitutionnalisme libéral s'exprimait sous trois techniques constitutionnelles :

a) assimiler ou convertir les indiens en citoyens titulaires de droits individuels par la dissolution des peuples d'indiens - qui avaient des terres, des autorités propres et une justice indigène - pour empêcher les révoltes autochtones ; b) réduire, civiliser et christianiser les peuples autochtones qui n'étaient pas encore colonisés, lesquels étaient appelés "sauvages" par les constitutions, pour étendre les frontières agricoles ; et c) mener des guerres offensives et défensives contre les nations indiennes - avec lesquelles les couronnes avaient signé des traités et avec lesquelles les Constitutions appelaient "barbares" - pour annexer leurs territoires à l'État43.

Il y a aujourd'hui la construction sur le continent d'un constitutionnalisme transformateur qui remet en cause toute la formation coloniale juridico-économique et sociale de l'État. Ce mouvement d'émancipation sociale ne pouvait venir que des classes

41 Ibid., p. 12.

42 FAJARDO Raquel, « El horizonte del constitucionalismo pluralista: del multiculturalismo a la descolonización », in GARAVITO César Rodríguez (dir.), El derecho en América Latina Un mapa para el pensamiento jurídico del siglo XXI, Buenos Aires : Siglo Veintiuno Editores, 2011, p.139.

43 Ibid., p. 140.

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ignorées par l'État : les autochtones et les afrodescendants qui ont été assujettis et dominés tout au long de la construction de l'État moderne. Les peuples autochtones sont les principaux protagonistes de ce nouveau constitutionnalisme transformateur, d'autant plus qu'ils sont plus nombreux que les peuples d'ascendance africaine dans les pays où le NCL est né et se développe dans la pratique. En Bolivie, le nombre de personnes qui se déclarent autochtones dépasse le nombre de personnes non autochtones réunies. Cela montre qu'il ne suffit pas aux autochtones d'être nombreux, car en Bolivie les autochtones sont majoritaires et pourtant ils étaient ignorés par l'État. Ce dernier ne promouvait aucune politique publique en faveur des peuples autochtones. Il s'agit donc d'un problème profond au sein de la formation de la société actuelle : la colonialité du pouvoir, c'est-à-dire le problème du pouvoir dans les mains des élites qui se sont formées à l'époque coloniale, empêchant l'émancipation populaire.

Le droit dans ces États est moniste, c'est-à-dire que l'État est la source unique et exclusive du droit. Ainsi, il n'y a pas de place pour d'autres formes d'organisations sociales, juridiques, sociales ou économiques. Actuellement

[...] la structure hiérarchique des normes est une théorisation eurocentrique de la science juridique. Consolidée par Hans Kelsen dans sa Théorie pure du droit, la proposition de soumettre les normes de régulation sociale à d'autres normes qui lui donnent une efficacité jusqu'à atteindre une norme fondamentale s'est répandue dans tout l'Occident et une grande partie de l'Orient. Cela signifie que toutes les expressions de droit des différentes sociétés doivent être validées, identifiées à la loi, pour pouvoir produire des effets et être opposables entre les membres de ces sociétés. En somme : n'est du droit que le droit posé, c'est-à-dire le droit positif, validé par une norme supérieure [...] 44.

Pourtant, « ce modèle actuel de droit, fondé sur une matrice hégémonique et élitiste, ne suffit plus [...]. Ce modèle unique et souverain est inefficace pour la réalité sociale, en raison de l'inadéquation entre l'État de droit et la réalité des peuples »45.

L'intensification des nouveaux mouvements sociaux générés en Amérique latine, à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle, passe par la problématique du

44 FERRAZZO Débora, « O novo constitucionalismo e dialética da descolonização », in CAOVILLA Maria Aparecida Lucca et WOLKMER Antônio Carlos (dir.), Temas atuais sobre o constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015, p. 32.

45 CAOVILLA Maria Aparecida Lucca, FERREIRA Bruno, PAVI Carmelice Faitão Balbinot, op. cit., p. 15.

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développement économique et social, à travers des expériences particulières dans le cadre des politiques néolibérales, qui ont élargi encore plus les inégalités sociales sur le continent. Au cours de cette période, l'Amérique latine

[...] a connu des changements considérables sur le plan politique, avec des tendances socialistes, nationalistes ou développementalistes, qui indiquent une autre ligne de changement politico-idéologique fondée sur la critique aux modèles libéraux, sur le dialogue entre les pays latino-américains et sur le sauvetage de l'émancipation politique et économique pour le développement latino-américain46.

Boaventura de Sousa Santos47 considère que le dépassement du modèle excluant et capitaliste structuré dans l'ordre social et juridique latino-américain réside dans les mouvements sociaux qui ont émergé dans les années 1970 et 1980, mouvements qui délimitent « la possibilité de reconnaissance de la capacité de devenir de nouveaux sujets historiques légitimés pour une intervention juridique non étatique »48.

Les mouvements sociaux des années 70 et 80 doivent être compris comme des sujets collectifs transformateurs, « issus de couches sociales diversifiées et s'inscrivant dans une pratique politique quotidienne avec un certain degré "d'institutionnalisation", imprégnés de principes, de valeurs communes et visant la réalisation des besoins humains fondamentaux »49.

Au niveau global, l'ethnique et l'ethnicité comme phénomène à la fois social et politique ont suivi une évolution et une transformation complexes. D'un phénomène social marginal de qualité subalterne, il est devenu une puissance capable de structurer « des mouvements sociaux explosifs à travers le monde, liés, comme dans le cas de certains pays du "premier monde", à des revendications autonomes, dans d'autres pays, à des composantes de croyances religieuses et dans les nôtres aux processus anticoloniaux »50. Dans la région andine, le processus de construction de nouvelles perspectives socioculturelles a pris la forme d'une mobilisation sociale et politique basée sur l'élément autochtone. Ce processus a entraîné des changements impensables au début du siècle,

46 Ibid., p. 19.

47 Ibid., p. 20.

48 Ibid., p. 20.

49 WOLKMER Antônio Carlos, Pluralismo jurídico: fundamentos de uma nova cultura do direito, 3e ed., São Paulo : Alfa-Omega, 2001, p. 122.

50 BARRIOS Ramiro Molina et PINTO Alcides Vadillo, Los Derechos de los Pueblos Indígenas en Bolivia Una introducción a las normas, contextos y processos, La Paz : CEBEM, 2007, p. 4.

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comme l'émergence de la plurinationalité et tout un constitutionnalisme fondé sur leurs revendications. La Bolivie et l'Équateur

[...] ont incorporé depuis plus de quinze ans un ensemble important de normes qui ont conduit à réformer la logique de fonctionnement de l'État, qui oscillait entre la recette néolibérale et l'élan démocratisant de la gauche, qui ont convergé dans la consolidation d'un État plurinational, dont l'essence philosophique est de remettre en question le courant libéral de l'État-nation, qui depuis l'époque républicaine avait exclu de la construction étatique les sociétés ethniques et pluriculturelles qui existent dans ces deux pays. En Bolivie, la présence des peuples autochtones représente 66,4% de la population nationale, en Équateur, selon le recensement de 2001, elle n'atteint que 6,8% de la population totale. Malgré les différences substantielles de population, nous pouvons tout de même en déduire que le mouvement autochtone dans les deux pays a contribué de manière significative à la conception actuelle de l'État 51.

Les mouvements sociaux autochtones ont émergé dans les deux pays andins dans les années 70 et 80 à la suite de profonds changements structurels et sociaux qui ont eu lieu dans la seconde moitié du XXe siècle. « La plus importante a peut-être été la réforme agraire, qui visait à convertir les Indiens en paysans métis, mais a généré des processus qui ont rendu possible l'émergence d'identités autochtones »52. La migration autochtone de la campagne vers les villes et leur accès à l'éducation ont contribué à renforcer l'idée d'affirmer leurs identités ethniques. « Ces acteurs interrogent le modèle de la nation homogène et métisse, proposant une intégration nationale qui ne passe pas par l'assimilation, mais par la reconnaissance de leur différence »53.

Les mouvements autochtones en Bolivie

Au début de la décennie 1980, les peuples autochtones des Basses Terres de Bolivie furent les protagonistes du processus d'articulation interethnique qui eut pour résultat la création des premières organisations revendicatives comme mesure de défense face à la « perte des terres traditionnelles, d'exploitation du travail, d'oppression

51 COLPARI Otto, « La nueva participación ciudadana en ecuador y bolivia. Resultados de la lucha del movimiento indígena - campesino?» [en ligne], Revista crítica de ciências sociales y jurídicas, 2011, n. spécial amérique latine, p. 1-2. Disponible sur https://theoria.eu/nomadas/MT_americalatina/ottocolpari.pdf consulté le 12 juillet 2022.

52 RODRIGUEZ Edwin Cruz, « Estado plurinacional, interculturalidad y autonomía indígena: Una reflexión sobre los casos de Bolivia y Ecuador », Revista VIA IURIS, n. 14, 2013, p. 57.

53 Ibid., p. 57.

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culturelle et de pillage de ressources naturelles »54. Durant cette première étape du processus d'articulation autochtone, la Centrale indigène de l'orient bolivien « se constitua comme organisation pour regrouper les peuples du département de Santa Cruz dans les régions de Chiquitanía, du Chaco et d'Amazonie, lieu de naissance du mouvement autochtone bolivien »55. Au milieu des années 90, la Centrale Indigène de l'orient bolivien assuma le rôle d'organisation national en devenant la Confédération des peuples autochtones de Bolivie (CIDOB), représentant devant l'État les 34 peuples autochtones des Basses Terres.

Durant cette première période, les peuples autochtones ont cherché à surmonter les difficultés inhérentes à un secteur social politiquement et économiquement inférieur et très récemment organisé. À cette fin, ils ont créé une alliance avec des paysans syndicalisés, sous une perspective plus marxiste que culturaliste, car ces derniers avaient également souffert des politiques de réforme agraire ratées et de la servitude à la campagne.

Ils élaborèrent ainsi des revendications communes, et non sectorielles, en amplifiant l'impact des demandes et en les associant à d'autres thèmes plus généraux. C'est pourquoi ils envisagèrent par exemple la restitution de leurs territoires par l'État, comme le paiement d'une dette historique républicaine plutôt que comme un simple processus de reconnaissance territoriale, mis à la mode par l'ONU ; ils exigeaient le contrôle de l'appropriation des ressources naturelles de leurs territoires, non seulement pour récupérer le contrôle de leur habitat traditionnel, mais comme une action de renforcement de la démocratie et de l'État national qui s'efforçait de retrouver une souveraineté usurpée par les processus de privatisation et de cession du patrimoine national56.

Après avoir consolidé leurs alliances et leur agenda, les peuples autochtones ont choisi la marche comme stratégie de mobilisation57 pour faire pression sur le gouvernement dans le but de matérialiser leurs droits. Ils combinèrent la mobilisation dans la rue avec une prise de position publique.

54 TAMBURINI Leonardo, « Peuples autochtones en Bolivie : du renforcement territorial aux autonomies », in BELLIER Irène (dir.), Terres, territoires, ressources : politiques, pratiques et droits des peuples autochtones, Paris : L'Harmattan, 2014, p. 126.

55 TAMBURINI Leonardo, op.cit., p. 126.

56 TAMBURINI Leonardo, op. cit., p. 127.

57 Durant ces marches, ils pouvaient parcourir des dizaines, voire des centaines de kilomètres.

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Ils structurèrent la défense de leurs demandes autour de la construction de propositions fondamentalement législatives. Ce dernier point mit en valeur leur action et leur permit de devenir légitimes aux yeux de la société en tant que secteur manifestant pour obtenir réponse à des demandes concrètes qui pouvaient être réalisables par l'élaboration et la modification des normes légales [...]58.

Par exemple, un des résultats de la marche de 1990 a été que la Bolivie a ratifié la Convention 169 de l'OIT et en 1994 le pays a incorporé dans la Constitution de l'État les principaux droits autochtones en ce qui concerne leurs terres ainsi que la reconnaissance de leurs personnalités juridiques et le maintien en vigueur de leurs systèmes traditionnels de justice.

Au début des années 2000, de violents conflits générés par la tentative de privatisation de l'eau potable (en 2000) et du gaz bolivien (en 2003) et de nouvelles mobilisations autochtones/paysannes (en 2002 et 2003), qui exigeaient la convocation d'une Assemblée constituante pour rédiger une constitution non eurocentrée et qui correspond à la réalité sociale, ont eu lieu. Ces phénomènes ont débouché sur l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales Ayma, premier président autochtone du continent, en 2005. Finalement, en 2006, l'Assemblée constituante put être convoquée et la nouvelle constitution de l'État put être promulguée en 2009, après des années de conflits sociaux que l'opposition politique avait déclenchés.

Les mouvements autochtones en Équateur

La première marche autochtone (levantamiento indígena) en Équateur a eu lieu en juin 1990 et elle a marqué le début du mouvement autochtone organisé. Durant la première phase du mouvement (1990-1994), les mobilisations étaient liées aux luttes pour les terres et territoires autochtones et la problématique agraire des communautés autochtones et paysannes, principalement celles de l'Amazonie équatorienne. Cette marche fut possible grâce à l'organisation menée par la Confédération des nationalités autochtones de l'Équateur (CONAIE), fondée en 1986. À l'instar de la Bolivie, les années 70 et 80 en Équateur furent marquées par la solidification de la construction de l'identité autochtone. Parmi les plus grandes mobilisations, nous pouvons souligner la mobilisation nationale autochtone susmentionnée de 1990 ; la marche menée par l'Organisation des peuples autochtones de Pastaza (OPIP), exigeant la démarcation des territoires

58 Ibid., p. 128.

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autochtones en Amazonie en avril 1996 ; la mobilisation pour les 500 ans de résistance autochtone également en 1996 et la marche des autochtones et des paysans en juin 1994 contre la nouvelle législation agraire qui a paralysé le pays pendant deux semaines59.

À la fin des années 90 et au début des années 2000, le mouvement autochtone en Équateur fut le principal protagoniste des manifestations et des mobilisations sociales. En effet, la fin du 20e siècle fut une période marquée par l'instabilité politique en Équateur. Nous pouvons souligner la mobilisation de juillet 1999 qui a réussi à contraindre le gouvernement d'annuler la hausse des prix des combustibles et la mobilisation de janvier 2000, dont le résultat a été le renversement du président Jamil Mahuad.

Durant cette période, nous pouvons vérifier que l'accumulation politique des luttes des mouvements populaires permet à ces organisations d'assumer un rôle crucial dans les processus de résistance au néolibéralisme capitaliste. Avec la croissance de l'intensité et de la combativité des conflits, il devient indispensable de renforcer ces organisations qui prennent conscience de leur force de bloc historique des opprimés60.

Après la mobilisation de 2001, les autochtones ont eu une plus grande participation au sein de l'État, avec des représentants élus à l'Assemblée nationale et des alliances de leur parti avec le gouvernement en place ; les mobilisations ont alors connu un relatif déclin. Pourtant en mars 2006, le mouvement autochtone était à la tête des mobilisations nationales déclenchées par la négociation d'un traité de libre-échange avec les États-Unis. Durant les élections de 2006, la CONAIE a soutenu la candidature de Rafael Correa (candidat de la gauche qui se revendiquait anti-impérialiste) dont la promesse centrale de campagne était la convocation d'une Assemblée constituante pour mettre en place un État plurinational, qui était revendiqué par la CONAIE depuis le début du siècle et qui fut mis en place avec la nouvelle constitution adoptée en 2008.

59 MALDONADO Fernando José, Estado e movimento indígena no equador: do multiculturalismo neoliberal ao Estado plurinacional degradado (1990-2017), thèse de doctorat : Sciences sociales (sous la direction d'ALMEIDA Antônio Jorge), Salvador : Université Fédérale de Bahia, 2018, p. 27.

60 MALDONADO BRAVO Efendy Emiliano, Os (des)caminhos do Constitucionalismo Latino Americano : o caso equatoriano desde a plurinacional idade e a Libertação, thèse de doctorat : droit, État et Société (sous la direction d'ALBUQUERQUE Leticia et WOLKMER Antonio Carlos), Florianópolis : Université Fédérale de Santa Catarina, 2019, p. 107.

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