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Transition démocratique dans le monde arabo-musulman : le cas de la Tunisie

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par Mourad Ben Abdallah
Université de Genève - licence ès sciences politiques 2006
  

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4.2. Religion

Mais la question culturelle, dans le cas présent, ne se limite pas à la « culture politique » mais se concentre surtout sur le rôle de l'islam. En effet, la religion islamique est souvent avancée comme l'explication principale de l'absence de démocratie dans le monde arabo-musulman. Très largement majoritaire en Tunisie sous la forme du sunnisme de rite malékite, elle pourrait posséder une influence politique à partir de l'apparition d'un mouvement contestataire islamiste qui l'utiliserait au sein de l'espace public. Ce mouvement, qui prend forme avec le Mouvement de la tendance islamique, renommé plus tard Ennadha (la Renaissance), émerge durant les années 1970. Il est alors alimenté par la crise économique croissante49(*) et un contexte de déception généralisée vis-à-vis des idéologies socialisantes (dont l'Égypte nassérienne était le porte-drapeau et qu'incarnait Bourguiba) ayant conduites aux défaites militaires face à Israël, notamment lors de la Guerre des Six Jours de 196750(*). Se présentant alors comme le « catalyseur de toutes les déceptions », il était considéré par beaucoup comme la seule alternative possible au régime en place51(*). Cependant, les premiers appels à une « réislamisation » de la société étaient en réalité venus de certains milieux au sein même du Néo-Destour52(*), ce qui affaiblit l'hypothèse d'une rupture radicale avec le système53(*). Or, en raison de la faiblesse du reste de l'opposition soumise à la répression54(*), le champ de la contestation a été laissé aux seuls islamistes, l'engagement de certains de leurs dirigeants au sein de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) ayant sans doute contribué à une certaine modération de leurs discours55(*). Ainsi, ils parvinrent à rassembler trois catégories de population aux intérêts pourtant divergents56(*) : les déshérités, déçus de la politique économique bourguibienne qui commençait à s'essouffler, les intellectuels, dont la parole était opprimée, et les femmes, pour qui le Code du statut personnel, législation moderniste sur les droits de la femme entré en vigueur en 1956 et qui leur accordait des droits très importants, comportait certaines faiblesses face à leur réalité quotidienne57(*). Le succès de ce mouvement trouva plus tard un écho chez les étudiants de gauche et d'extrême-gauche touchés par la « fin des idéologies » liée à la chute du système de référence communiste. Pour expliquer ce phénomène, Ilhem Marzouki fait l'hypothèse d'une « crispation identitaire » qui serait la réaction d'une société assoiffée de modernisation mais frustrée par la mainmise politique d'un régime autoritaire58(*). Car, soumise jusque-là aux décisions venant des hautes sphères de l'État, elle soutenait dès lors les islamistes car ces derniers offraient aux individus un rôle jusque-là inédit : celui d'acteur politique59(*). En revanche, selon Mark Tessler, le soutien au mouvement islamiste traduisait plutôt des motivations instrumentales, destinées à faire pression sur le régime, plus qu'une adhésion au programme du mouvement60(*). Seule une étude au niveau micro-politique pourrait permettre d'éclaircir cette question.

Malgré tout, face à ce nouveau défi, le régime adopta rapidement une stratégie vis-à-vis de cette force politique montante : il existe l'hypothèse d'une instrumentalisation du mouvement par le président Bourguiba qui l'aurait encouragé dans un premier temps afin de contrer les partis de gauche et d'extrême-gauche qui critiquaient de plus en plus ouvertement sa politique, notamment en matière économique61(*), mais aussi afin de calmer la pression interne exercée par certains courants du Néo-Destour. Pourtant, pour Dale F. Eickelman, cette inclusion du discours religieux dans la rhétorique officielle révélait plutôt l'évolution de la jeune génération tunisienne qui disposait d'une meilleure instruction et qui commençait donc à concevoir de façon plus critique le pouvoir politique par rapport à ses aînés62(*). Mais rapidement, c'est-à-dire dès les années 1980, la répression s'abat sur les islamistes au fur et à mesure qu'ils s'expriment ouvertement, notamment par des manifestations dans les rues des villes tunisiennes, les procès politiques se multipliant et étant accompagnés de plusieurs condamnations à mort pour certains de leurs dirigeants. L'arrivée au pouvoir du président Ben Ali apporta d'abord une accalmie du climat politique et les leaders furent amnistiés63(*). Mais dès le début des années 1990, le mouvement islamiste est à nouveau la cible de la répression qui justifie l'accroissement du contrôle étatique sur la sphère politique et l'interruption de l'ouverture démocratique au nom de la garantie de la sécurité nationale et de la continuité de la conception étatique de la modernité. Dans cette perspective, Delphine Cavallo insiste sur la conception du monde politique selon laquelle « les droits de la communauté politique nationale deviennent supérieurs aux droits individuels si ceux-ci menacent l'unité nationale »64(*). Mais, malgré certaines violences qui ont été imputées aux islamistes, le mouvement Ennadha n'a jamais souscrit dans aucune de ses prises de position à une stratégie violente de prise du pouvoir, ce qui s'inscrit dans la tradition réformiste de l'islam tunisien qui remontait déjà à l'époque précoloniale65(*). Au contraire, il a, à l'instar d'autres mouvements islamistes, décidé d'utiliser les instruments légaux à sa disposition afin d'atteindre ses objectifs66(*).

De son côté, le régime, en criminalisant le mouvement, réussit à unifier autour de lui la classe moyenne, effrayée par les éventuelles conséquences d'une prise du pouvoir des islamistes, et même plusieurs personnalités de l'opposition légale67(*) au nom de la lutte contre l'extrémisme68(*), mais également contre le terrorisme, en particulier à partir des attentats du 11 septembre 2001, affaiblissant ainsi les critiques à son égard. Le cas voisin de l'Algérie sert, au même moment, de repoussoir69(*), permettant au gouvernement de légitimer son approche répressive70(*), d'apposer sa marque sur la vie religieuse du pays et d'accroître de ce fait l'étatisation de la sphère religieuse. Cela se traduisit par la création d'un ministère des affaires religieuses, par la limitation de l'accès aux mosquées en dehors des heures de prière, par la nomination des imams ou le contrôle de leurs discours71(*). Dans le même sens, le président Ben Ali effectue à quelques reprises le pèlerinage à la Mecque, les appels à la prière sont diffusés à la radio et à la télévision publique et le secteur académique est mis à contribution, notamment au travers de prix, afin de promouvoir la conception officielle de l'islam. Cette politique réduit d'autant la marge de manoeuvre des islamistes qui utilisaient les mosquées comme lieu de diffusion de leur projet politique en raison de la répression auxquels le reste de l'espace public était soumis72(*). Dans le même temps, le gouvernement tunisien se fait le porte-parole d'un islam « tolérant », contestant aux islamistes le monopole sur ce type de thématique73(*) et récupérant leur discours sur l'identité arabo-islamique de la Tunisie74(*) mais le modifiant pour l'insérer dans la tradition étatique de construction d'une identité tunisienne moderne, l'opposant toutefois à la conception plus séculariste des deux premières décennies de la présidence Bourguiba75(*).

Pour autant, certaines franges de l'opposition légale, dont le Parti démocratique progressiste (PDP) et le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), légalisé le 25 octobre 2002, ou de l'opposition non-reconnue, comme le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), cherche aujourd'hui à coopérer avec les islamistes. Cela viserait un double objectif : d'une part, rechercher un consensus afin de faire pression sur le régime et demander des réformes minimales et, d'autre part, renforcer leur propre position sur l'arène politique afin de se démarquer des partis de l'opposition considérés comme plus proches du gouvernement. Alors que d'autres, notamment à l'extrême-gauche (tel le Mouvement du Renouveau ou Ettajdid), continuent de refuser de donner une reconnaissance aux islamistes qu'ils considèrent comme allant à l'encontre d'un principe de sécularité (illustré notamment par le statut progressiste de la femme tunisienne)76(*). Ils se retrouvent ainsi sur la ligne défendue par le gouvernement et participe alors de l'amalgame fait par la population entre les positions de l'opposition et celles du gouvernement.

Il semble donc que la religion islamique joue bien un rôle sur la scène politique tunisienne et qu'elle serve de justification à l'exclusion des islamistes de l'espace public. Pourtant, ce rôle n'est pas dû à l'islam en tant que tel mais aux différents acteurs politiques tunisiens qui en font chacun leur propre lecture, en fonction de leurs croyances personnelles mais aussi parfois de stratégies et de positionnements politiques. Or, l'exclusion des islamistes du jeu politique ne peut résoudre les problèmes, notamment socioéconomiques, soulevés par le mouvement et va à l'encontre du principe même de pluralisme. Au contraire, selon Burhan Ghalioun, la répression a paradoxalement conduit à la « réislamisation des mentalités » et à la « traditionalisation des moeurs »77(*), ce qui irait partiellement dans le sens de l'hypothèse identitaire de Marzouki. Pour John P. Entelis, cette exclusion conduit également à un vide politique qui ne peut que déstabiliser encore plus le régime78(*) si ce vide n'est pas comblé par d'autres formations ayant une réelle assise populaire. Toutefois, leur inclusion sans acceptation des règles du jeu démocratique, où chaque acteur est prêt à reconnaître l'autre, et ce dans un système dominé par un régime autoritaire où l'opposition légale est structurellement faible, peut mener, selon Robert Malley79(*), au simple remplacement d'une hégémonie par une autre. En revanche, d'autres auteurs, dont Hamadi Redissi, continue de voir dans l'islam même le principal obstacle dans le processus de démocratisation du monde arabo-musulman. Selon ce dernier, « il existe bien une inadéquation entre la religion musulmane et les valeurs de la démocratie, qu'il s'agisse du principe d'égalité ou de la liberté de conscience [...] »80(*). Dans ce cas de figure, seul un régime laïc permettrait l'émergence d'un système réellement pluraliste. Pourtant, il faut reconnaître que l'islam n'est pas si monolithique que certains peuvent le penser et qu'une articulation entre islam politique et démocratie est possible, les cas du Bangladesh ou de l'Indonésie, malgré leurs défauts, indiquant qu'islam modéré et démocratie peuvent être compatibles.

* 49 TESSLER, Mark, « The Origins of Popular Support for Islamist Movements. A Political Economy Analysis », in ENTELIS, John P. [édité par], Islam, Democracy, and the State in North Africa, éd. Indiana University Press, Bloomington, 1997, p. 109

* 50 Ibid., p. 107-108

* 51 MAYORAZ, Éric-Alain, op. cit., p. 98

* 52 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 274

* 53 Ibid., p. 276

* 54 TESSLER, Mark, op. cit., p. 113

* 55 CAMAU, Michel et GEISSER, Vincent, op. cit., p. 303

* 56 MARZOUKI, Ilhem, « Le jeu de bascule de l'identité », in LAMLOUM, Olfa et RAVENEL, Bernard, La Tunisie de Ben Ali. La société contre le régime, éd. L'Harmattan, Paris, 2002, p. 92-93

* 57 Ibid., p. 95-96

* 58 Ibid., p. 99

* 59 Ibid., p. 97

* 60 TESSLER, Mark, op. cit., p. 115

* 61 MARZOUKI, Ilhem, op. cit., p. 97

* 62 EICKELMAN, Dale F., op. cit., p. 30

* 63 DEURE, Michel, « Vote de la loi d'amnistie générale », Le Monde, 29 juin 1989, http://www.lemonde.fr/web/recherche_breve/1,13-0,37-651444,0.html, consulté le 11 janvier 2006

* 64 CAVALLO, Delphine, « Développement et libéralisation économique en Tunisie. Éléments d'analyse des discours de légitimation », in LAMLOUM, Olfa et RAVENEL, Bernard, La Tunisie de Ben Ali. La société contre le régime, éd. L'Harmattan, Paris, 2002, p. 62

* 65 ENTELIS, John P., « Political Islam in the Maghreb. The Non-violent Dimension », in ENTELIS, John P. [édité par], Islam, Democracy, and the State in North Africa, éd. Indiana University Press, Bloomington, 1997, p. 44-45

* 66 EICKELMAN, Dale F., op. cit., p. 20

* 67 HERMASSI, Abdelbaki, « Changement socio-économique et implications politiques. Le Maghreb », in op. cit., p. 329

* 68 KRÄMER, Gudrun, « L'intégration des intégristes. Une étude comparative de l'Égypte, la Jordanie et la Tunisie », in SALAMÉ, Ghassan [sous la dir. de], Démocraties sans démocrates. Politiques d'ouverture dans le monde arabo-musulman et islamique, éd. Fayard, Paris, 1994, p. 286

* 69 LAMLOUM, Olfa, « L'indéfectible soutien français à l'exclusion de l'islamisme tunisien », in LAMLOUM, Olfa et RAVENEL, Bernard, La Tunisie de Ben Ali. La société contre le régime, éd. L'Harmattan, Paris, 2002, p. 107

* 70 ENTELIS, John P., « Political Islam in the Maghreb. The Non-violent Dimension », in ENTELIS, John P. [édité par], Islam, Democracy, and the State in North Africa, éd. Indiana University Press, Bloomington, 1997, p. 47

* 71 FREEDOM HOUSE, « Country Report - Tunisia », Freedom in the World, http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=22&year=2005&country=6850, consulté le 11 janvier 2006

* 72 HERMASSI, Abdelbaki, op. cit., p. 324

* 73 LECA, Jean, op. cit., p. 80

* 74 DELHOMME, Célia, op. cit., p. 60

* 75 MARZOUKI, Ilhem, op. cit., p. 91

* 76 KÉFI, Ridha, « Que faire des islamistes ? », Jeune Afrique l'intelligent, 22 janvier 2006, http://www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/article_jeune_afrique.asp?art_cle=LIN22016quefasetsim0, consulté le 26 janvier 2006

* 77 GHALIOUN, Burhan, « La condition de la modernité », in LAMLOUM, Olfa et RAVENEL, Bernard, La Tunisie de Ben Ali. La société contre le régime, éd. L'Harmattan, Paris, 2002, p. 146

* 78 ENTELIS, John P. [édité par], Islam, Democracy, and the State in North Africa, éd. Indiana University Press, Bloomington, 1997, p. XV

* 79 MALLEY, Robert, op. cit.

* 80 REDISSI, Hamadi, « Une inadéquation entre l'islam et les valeurs de la démocratie », L'Express, 22 septembre 2005, http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/mondearabe/dossier.asp?ida=435009, consulté le 21 décembre 2005

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld