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L application du droit par les tribunaux indigenes du senegal 1903 1912 a travers l exemple du delit de vol

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par papa ogo seck
gaston berger de saint louis senegal -  2001
  

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L INDIGENE AU TRIBUNAL  (1903 1912):

Entre tradition et changement

( L'APPLICATION DU DROIT PAR LES TRIBUNAUX INDIGENES DU SENEGAL A TRAVERS L EXEMPLE DU DELIT DE VOL)

Pr Papa Ogo SECK

Agrégé en histoire des institutions et des faits sociaux

Le pouvoir colonial a lutté contre les mauvais aspects de la coutume, (telle que la justice privée) ce qui fait sa force mais il a aussi lutté contre les bons ( telle que la religion ) ce qui a fait sa faiblesse. Cela dit, le droit colonial était assuré de triompher mais, seule une place résiduelle devait être laissée à la coutume.

Le 10 novembre 1903, un premier texte d'ensemble est pris sur l'organisation judiciaire en AOF. Il supprime la juridiction des cadis dans les territoires non musulmans et adopte « le vieux principe naturiste qui donnait aux chefs territoriaux, le droit de justice sur leurs sujets »1(*). Cette forme d'organisation persiste jusqu'en 1912 avec le décret du 16 avril qui reconnaît la représentation des statuts musulmans et aussi non musulmans dans les juridictions.

1903-1912 correspondent à des années « d'incertitude » dans le conflit entre la loi et la coutume. Ici, le principe de la justice indigène était de faire rendre la justice selon les coutumes. Mais au Sénégal, on note qu'il y a une vieille confusion entre la coutume et la tradition musulmane, mais il n'y aura pas encore reconnaissance des statuts musulmans (avant 1912), il apparaît qu'en fait, c'est l'esprit du droit colonial français qui dominait mais non sans difficultés.

Derrière le souci de préserver la coutume, le colonisateur avait une autre préoccupation : préserver l'ordre colonial. C'est sans doute cela qui explique ici le souci de rendre la justice selon les coutumes et là, celui de conserver à l'administration, le contrôle des activités, y compris celles judiciaires. Partant, il y a eu confusion entre le pouvoir exécutif local et le pouvoir judiciaire en la personne des administrateurs. C'est ainsi qu'on note dans un premier temps à travers la jurisprudence de 1903-1912 un certain affaiblissement de la justice coutumière en milieu indigène, au profit de l'esprit du droit français. Il y a eu un souci de protection de la justice indigène et en même temps un souci d'assimilation du droit applicable aux indigènes. On note dans un second temps (à la vieille de la réorganisation de la justice indigène en 1912) un certain affaiblissement, cette fois-ci du système colonial en raison de la persistance des coutumes, les indigènes préférant à la veille de 1912, se référer

aux institutions coutumières, plutôt qu'à la justice indigène instaurée par le colonisateur 2(*) de ce point de vue la réforme de 1912, rétablissant le cadi, était une nécessité et les exemples tirés du délit de vol, nous éclairerons à ce sujet. Dans notre démarche, nous tenterons dans un premier temps de voir quelques règles générales applicables à cette forme d'atteinte aux biens que constitue le vol, avant de voir la spécificité de certaines décisions de justice et les mesures prises par l'administration coloniale qui aboutiront à la réforme du 16 avril 1912. Ainsi nous verrons que dans un premier temps les attitudes des indigènes et des administrateurs coloniaux, étaient convergentes, mais elles deviendront par la suite divergentes.

I. LES REGLES GENERALES APPLIQUEES AU DELIT DE VOL A TRAVERS LA JURISPRUDENCE INDIGENE (EN 1906) : LA PREEMINENCE DE L'ESPRIT DU DROIT FRANÇAIS ET LE SOUCI D'ASSIMILATION DU DROIT APPLICABLE AUX INDIGENES

Trois ans après l'entrée en vigueur du décret de 1903 supprimant la justice coutumière (les cadis), des exemples tirés de la jurisprudence indigène, nous montrent qu'à travers la qualification et la sanction de certains délits, le pouvoir colonial voulait maintenir un certain ordre ; en même temps, il cherchait à faire prévaloir l'esprit du droit français. Ceci apparaîtra tant au niveau de la qualification qu'au niveau des sanctions.

A. AU NIVEAU DE LA QUALIFICATION DU DELIT : REJET DES CRITERES TRADITIONNELLES

A travers la jurisprudence indigène entre 1903 et 1912, on note au départ, un rejet des critères retenus par la coutume. Il suffit de prendre quelques exemples pour prouver que le système de qualification repose sur des critères différents .

1. Qualification de l'acte délictuel

Les classifications établies par les codes modernes, s'opposent à celles traditionnelles. Ainsi, on se peut se demander d'abord : le vol, est-ce un délit, pour les indigènes ? En tout cas, les articles des codes pénaux modernes le définissent en ces termes : « quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas, est coupable de vol » 3(*). Cette disposition pouvait-elle s'appliquer partout en matière de justice indigène au Sénégal ? La question reste aussi valable par d'autres « délits » comme l'adultère, l'enlèvement, l'escroquerie 4(*).

Le vol est parfois considéré comme un acte de bravoure comme à Madagascar où le vol de boeuf, quoique sanctionné par les vertus des codes modernes, est considéré comme un acte de prouesse 5(*) ; aussi chez certains sérères du Sine, le vol peut être légitimé par la coutume, fait reconnu par la justice indigène au Sénégal en 1906. En effet, le tribunal de province du Sine a eu à juger le 15 novembre 1906, un certain Lalgarong de Djalègne (Sine), qui avait quitté la maison paternelle et était allé trouver son oncle maternelle Nljo unljira, lui disant qu'il avait besoin d'une épouse et venait travailler pour lui, pour qu'il l'aidat aussi à en avoir une. Après deux années pendant lesquelles, la récolte avait été abondante, Nljo Unljira refuse toute aide à son neveu. Celui-ci, s'empare alors d'une de ses génisses et s'en procure une dot pour sa femme. Nljo réclame cette génisse et le tribunal indigène décidera en ces termes : « Latgarong ne lui rendra rien, car la coutume sérère, lui donnait le droit de prendre du bien de son oncle pour s'en procurer femme » 6(*) . Il se pose dès lors une question de fond : le vol est-il le fait de prendre ce qui ne nous appartient pas où alors est-ce le fait de prendre ce à quoi on n'a pas droit. Autrement dit, vole-t-on, ce qui n'est pas à soi, ou ce à quoi l'on n'a pas droit ? Il semblerait en tout cas, qu'il y ait chez les indigènes, à côté du code légal, un code moral et social comportant des valeurs fondamentales et des droits effectifs. Chez les indigènes, on ne peut pas toujours traiter le vol comme dans les sociétés occidentales. Ici, voler n'est pas toujours un principe abstrait qui s'apprécie en soi ; mais une attitude ou un comportement jugé, comme tel, reprouvé ou non par la collectivité en fonction des valeurs reconnues par la société comme positives ou négatives, comme « constructrices » ou « destructrices », c'est-à-dire déséquilibrant le fonctionnement de la société.

2. L'effectivité de l'infraction  et la tentative de vol : l'élément matériel

Ici l'on note des différences de contenu quant à l'élément matériel de l'infraction. Il y a variabilité selon que l'on se trouve du côté des indigènes ou du côté du colonisateur. Ainsi le vol qui se caractérise dans l'esprit des codes par la « soustraction frauduleuse » de la chose d'autrui suppose-t-il toujours l'achèvement de l'accomplissement de l'acte ou la nécessité de traces matérielles ? Comment la tentative qui se traduit par un commencement de l'acte était-elle sanctionnée à cette période dans la société indigène ?

Le tribunal de province de Djilor 7(*) avait ordonné trois mois de prison à un certain Yaya Kita (demeurant à Foudjoune) qui était simplement accusé de tentative de vol pour avoir essayé de s'introduire dans la case de son voisin Assana MANE. Ici il y a eu sanction bien que l'élément matériel ne soit pas pleinement réalisé.

Le même tribunal (Djilor) a également sanctionné le même jour, la même personne Yaya Kita, de la même peine (3 ans) pour le même motif : la tentative de vol, mais pour des faits différents. En effet le prévenu a été surpris dans l'écurie des chevaux des gardes régionaux de l'époque, l'ayant entendu les témoins ont accouru, il écopa de trois (3) mois de prison 8(*).

Généralement, le commencement de l'infraction n'est pas sanctionné comme l'infraction elle même, mais le fait de récidiver peut-être une cause d'aggravation de la peine.

3. Les formes d'atteintes aux biens : l'élément intentionnel

Les vols dans le milieu indigène portent généralement sur des animaux et des récoltes. L'objectif apparent de la justice indigène était de maintenir un certain « équilibre social » et aussi de dédommager les victimes, les objectifs cachés seront étudiés plus loin 9(*). Toutefois, les intentions sont de natures variées, un indigène pouvait être accusé de vol sans en avoir l'intention.

En effet le tribunal de Toro (cercle de Podor) a eu à juger un neveu accusé de vol par son oncle qui lui avait prêté une génisse. Quand Mandou Dembul Alfa réclame l'animal prêté à son neveu, ce dernier de dire que c'est un cadeau 10(*).

Ce jugement pose à notre sens, une double question :

D'abord : est ce qu'il y a un délit de vol entre oncle et neveu quand on sait que dans certaines coutumes 11(*) il n'y a pas de vol entre oncle et neveu. Aussi, on le voit bien, l'élément intentionnel fait défaut si celui qui est accusé, n'avait pas pour intention de nuire, puisque pour lui, il s'agissait d'un cadeau ; il n'y a donc pas là, une menace par rapport à l'ordre social et apparemment il n'y a pas volonté délictueuse de la part du prévenu indigène. En, conséquence, nous voyons que les formes d'atteintes aux biens restaient variées et parfois inégales ; ce qui nécessitait sans doute des réformes.

Par contre, la connaissance d'un animal volé (origine frauduleuse) doit entraîner la restitution de l'animal et la perte de la somme payée 12(*). Ainsi donc, par son action, l'administration coloniale, malgré le principe du respect des coutumes indigènes, entendait faire évoluer ces coutumes locales dans le sens de la civilisation française et de l'esprit du droit français.

Il y a vol même s'agissant d'un bien perdu 13(*).

Concernant le vol entre époux ou parents, le juge indigène était souvent dans l'impossibilité de prononcer des sanctions : c'est ainsi qu'un conjoint à qui l'épouse avait confié vingt deux (22) moutons et qui les déclarés morts n'a pas été sanctionné 14(*). Aussi il est difficile de qualifier de délit, le vol entre parents 15(*) et partant de prononcer des sanctions.

B. De la fixation des sanctions par les tribunaux indigènes

Par le biais de la jurisprudence des tribunaux indigènes, l'administration coloniale française a amené les juges autochtones à se conformer aux prescriptions du droit moderne, mais non sans quelques difficultés expliquant la nécessité des réformes.

1. Les catégories de preuves : preuves tangibles et preuves intangibles

Il y a notamment les preuves par les faits matériels ou circonstances, par l'aveu, par les témoins par flagrants délits. La simple accusation de vol ne suffit pas pour entraîner des peines, encore faut-il le prouver 16(*). Qui plus est, l'accusation de vol peut être une cause de diffamation ; c'est ainsi que le tribunal le province de Guéoul a eu à octroyer quarante francs (40F) d'amende pour indemnité à un certain Demba DIOP qui s'était plaint d'avoir été accusé de voleur 17(*).

L'absence de preuve entraîne généralement la relaxe ; le tribunal de Guéoul avait ainsi relaxé Matar MBOUP que Massa Nguer avait accusé de vol de tout un troupeau, pour faits non prouvés 18(*). De même dans le Baol oriental (Thiès), le juge indigène a eu à cette période, à relaxer Mbagnick SALL qui était accusé de vol de chameau, par insuffisance de preuve 19(*). Un moyen des plus éloquents de prouver l'acte de vol reste la preuve matérielle, mais la jurisprudence indigène aura aussi comme nous le verrons plus loin, à se baser sur des preuves intangibles.

1. a. Les preuves tangibles :

1.a 1. La preuve testimoniale (ou par témoignage) :

C'est un moyen éloquent de prouver l'acte délictuel, même si le prévenu refuse les faits. C'est ainsi qu'en septembre 1906, le tribunal de Sédhiou a eu à se pencher sur le cas de M. DIAKHITE manoeuvre qui était accusé de vol de plusieurs pagnes, tout en refusant les faits,il a été mis en contradiction formelle avec plusieurs témoins ce qui lui valu une peine de quatre (4) mois20(*).

1.a. 2. Preuve par l'aveu :

Le tribunal de province de Sédhiou a eu a juger un prévenu dénommé Diamanti Sama de Marsassoum qui s'était rendu dans le Fogny pour récolter du caoutchouc ; ayant reçu l'hospitalité du nommé Télibone, son hôte lui montra au cours d'une conversation, une somme de cent francs (100F) de l'époque, qu'il avait munitieusement gardée dans une cachette. Resté seul, Diamanti Sama fit main basse sur l'argent. Devant le tribunal il reconnut les faits et fut condamné à trois (3) mois de prison et cinquante (50F) francs d'amende 21(*). L'honnêteté de l'aveu était certainement la réponse à l'hospitalité qui était souvent source de tels problèmes. En effet, le tribunal des provinces sérères (cercle de Thiès) a eu à juger un cas similaire, mais ici, il s'agissait d'un aveu contraire aux faits reprochés, aveu fait sous serment : Yoro NDIAYE, accusait son hôte Diomaye TINE, d'avoir volé divers effets, mais TINE prête serment sur le coran de n'avoir aucune connaissance de ces effets. Yoro sera débouté 22(*), nous reviendrons sur le serment un peu plus loin, du reste.

1.a.3. Preuve par les circonstances : vol suivi de faits

Le vol peut être suivi de faits : gaspillage ou vente ; c'est ainsi que le tribunal indigène du Fouladou a eu à juger qu'un gaspillage inhabituel à la suite d'un vol, peut constituer une preuve. C'est ainsi que le vol d'un cheval suivi d'un gaspillage du produit de la vente entraîna une peine de deux (2) mois de prison 23(*).

Aussi, le vol suivi de la vente d'une génisse pouvait constituer une preuve suffisante24(*).

Outre les faits, il est à noter que l'enquête peut également former la conviction du juge s'il se révèle par exemple que des faits identiques sont reprochés au prévenu. Tel a été le sens d'une décision du tribunal de Sédhiou sur laquelle nous reviendrons 25(*).

1.a. 4. Le flagrant délit de vol en milieu indigène :

Le tribunal de Kahone a eu à condamner une bande de délinquants « surpris tous les quatre en flagrant délit de vol d'arachide » 26(*).

Un homme surpris dans une cour la nuit 27(*) ou entrain de casser une malle 28(*) ou alors de conduire un troupeau de taureau ne lui appartenant pas 29(*), tombait dans le cas de flagrant délit.

2. Des preuves intangibles : l `intervention du « divin » dans la procédure .

Outre les preuves matérielles ou tangibles compatibles avec le droit moderne , les indigènes connaissaient d'autres preuves qui pouvaient même être incompatibles avec l'ordre public colonial : il s'agissait des ordalies et le serment à un degré moindre. La caractéristique commune à ces deux moyens de preuves,  c'est l'intervention du « Divin » dans la procédure. En effet, les ordalies jouaient un grand rôle dans la recherche des coupables ; aussi le serment aidait-il à la formation des décisions des tribunaux indigènes.

2.a. L'ordalie à travers la justice indigène au Sénégal : « le serment par le feu  » 

M. Raymond VERDIER dans son étude sur la justice Kabre cite l'épreuve de vérité qui consiste à aller chercher un anneau de métal dans une marmite d'huile bouillante 30(*). Au Sénégal, on lèche un fer rougi par le feu.

La question qu'on est tenté de se poser est celle de savoir si les fonctionnaires chargés de trancher les litiges opposant victimes et délinquants d'une façon générale, connaissaient ou pas les ordalies ? Etant donné que les administrateurs étaient en général des Européens, on serait tenté de répondre par la négative d'autant que les tribunaux étaient en général présidés par des Français. Pourtant, les ordalies jouaient encore un grand rôle en raison des croyances et constituaient en quelque sorte des preuves coutumières ayant un caractère divin, bien qu'humainement envisagées et matériellement organisées.

Au Sénégal, le tribunal de province de Thas Thiander a eu à juger l'affaire suivante : M. Mamadou Kamara avait confié un pagne à Issmayella et le pagne a été volé entre ses mains . Ils avaient soupçonné les nés Fodé SANKHARE et Massilla SILLA, et les forçérent à prêter « Serment avec le feu » . Dans sa décision, le tribunal les a condamné tous à des peines d'amende ; même le propriétaire M. Kamara a payé (40F) quarante et Ismayella (35F) trente cinq 31(*). Il semblerait que pour des raisons d'ordre public et au nom d'une certaine modernité juridique, les juges indigènes se sont prononcés contre de telles pratiques, qui parfois se faisaient à l'insu de l'administration puisque les victimes de ces pratiques étaient généralement consentantes pour prouver leur innocence par l'intervention de la puissance divine.

Ces serments par le feu constituaient des pratiques certainement « barbares » au yeux des administrateurs coloniaux, ce qui justifiait largement leur décision ; il en est de même du reste en Côte d'Ivoire où le « Tali » qui était de l'eau de bois versé dans l'oeil du coupable et, ignoré par des fonctionnaires européens, et continuaient à aveugler de nombreux Africains 32(*). Ces pratiques déroutaient les administrateurs puisque c'était des moyens de preuve, des serments d'un tout autre genre. Plus accepté, était le serment sur le coran, quoiqu'à la veille de la réforme de 1912, on note une certaine méfiance du juge indigène vis-à-vis des serments qui au Sénégal était en général basés sur le Coran.

2.b. 8. Incertitudes du serment religieux : acceptation puis rejet par les tribunaux indigènes.

Dans un premier temps, il semblait que le juge indigène était favorable à la preuve par la seule prestation de serment (en général sur le coran). Nous verrons que plutard (à la veille de la réforme de 1912), il se développera du côté des administrateurs une méfiance vis à vis du coran auquel les indigènes du Sénégal étaient fort attachés. Ce qui peut être expliquerait l'évolution de la législation en 1912, dans un sens plus favorable aux coutumes musulmanes.

a.b.1. L'acceptation du serment coranique comme preuve suffisante

Au départ, le juge indigène voyaient dans le serment coranique, une preuve suffisante pour condamner ou relaxer et ceci est confirmé par plusieurs jugements :

En décembre 1906 dans le canton de Thiès, le tribunal de province de Thar Diander 33(*) a eu à juger Bandianyan Doumbouya qui était accusé d'avoir volé des arachides au préjudice de Demba MBAYE. Bandianyan Doumbouya jura que ce n'est pas lui qui a volé ces arachides et fut acquitté après son serment. Quant au chef du carré où habitait l'accusé et qui avait recommandé des sanctions personnelles en demandant à ses enfants de frapper le réclamant qui était entré chez eux, il paiera (25F) vingt cinq francs d'amende 34(*).

Un autre exemple de serment basé sur la coutume musulmane est offert par un jugement du tribunal de Thiès du 25 octobre 1906 35(*) qui fait état d'une réclamation d'un âne volé et retrouvé entre les mains d'un certain Samba DIALLO. Ici, un délai de six (6) mois était accordé à Samba DIALLO pour ramener le « receleur » Insa FALL de qui, il prétendait avoir acheté l'âne. Le tribunal décida que faute de quoi, l'âne serait remis à Cheikh NDIAYE après avoir prêté serment sur le coran comme étant le vrai propriétaire de l'âne. Cette décision marque par deux aspects : d'une part par le délai qui était accordée et qui permettait d'éviter des conflits qui parfois pouvaient tourner au drame et de l'autre, par l'utilisation du serment coranique qui en raison des croyances communes, permettait de trancher définitivement et de classer les affaires. Les décisions étant rarement suivies d'appels. En cela, le juge indigène ou plutôt le juge des indigènes, a fait preuve d'un certain pragmatisme.

Toujours dans les provinces sérères (cercle de Thiés) une décision du 27 octobre 190636(*) fait état du cas de Diomaye TINE (sérère) qui avait bénéficié de l'hospitalité de Yoro NDIAYE. Mais quand ce dernier a vu disparaître ses effets, il accusera son hôte (Diomaye TINE) d'avoir volé ses divers objets. Ce dernier prête serment sur le coran de n'avoir aucune connaissance de ces effets et le tribunal de débouter Yoro NDIAYE.

Le juge du tribunal indigène du Sine va plus loin, non seulement il accepte le serment sur le coran, mais il envisage la possibilité même d'une sanction métaphysique (un malheur)37(*). Dans ce jugement, il est question d'une perte de chameau appartenant à Demba Fary ; après des recherches, on retrouve l'animal entre les mains d'un certain Abdoul BA qui a juré sur le coran qu'il l'a acheté il y a un an, des maures arrivant du fleuve et qu'avant son achat Demba Fary ne l'avait jamais possédé, le chameau provenant directement du fleuve pour la première fois. Dans sa décision, le tribunal indigène reconnaît que « si dans quarante (40) jours aucun malheur n'arrive à Abdoul BA, le chameau lui sera remis » 38(*). Cette décision surprend dans la mesure même où elle rejoint les indigènes dans leurs coutumes (sans considération de l'esprit de la civilisation et du droit français), et dans la croyance en une sanction de type métaphysique qui serait imposé de là haut par des forces supérieures : l'auteur est sous le joug d'une sanction de la puissance divine. Ce jugement établit aussi un lien entre l'ordre humain et l'ordre divin, une sorte de conformité et de soumission de l'humain au divin, puisqu'il promet que l'animal sera remis à l'accusé si aucun malheur ne l'atteint. Ce jugement qui ne fera pas l'objet d'appel marque une étape décisive dans l'acceptation de pratiques coutumières par la justice indigène. Il conforte aussi cette croyance très répandue en Afrique qu'il y a possibilité de sanctions qui relèveraient de l'ordre intemporel.

Partant nous pouvons dire qu'il y avait à cette période une domination de la coutume sur la législation française au Sénégal et plutard les administrateurs coloniaux vont vouloir se mettre à l'école coranique, pour éviter la concurrence des marabouts 39(*). Ce sont là les prémisses de la réforme de 1912 instituant les cadis. Toutefois avant cette date, le juge administrateur, va opérer un tournant, en n'acceptant plus le serment comme preuve décisive, et il y aura par là même une sorte de rejet du serment coutumier, qui dès lors ne constituait plus une preuve suffisante.

2.b. 2. Le « rejet » du serment coranique à la veille de la réforme de 1912

Le droit coutumier coranique au Sénégal, commençait à être une concurrence sérieuse pour l'administration française comme le note les différents rapports coloniaux sur le fonctionnement de la justice indigène 40(*) . Toutefois, les coutumes musulmanes ne devaient pas constituer une entrave sérieuse pour l'épanouissement du droit français.

Le tribunal de Kaolack (cercle du Sine Saloum) a dans une décision du 1er avril 1912, rejeté la seule prestation de serment comme pouvant constituer une preuve suffisante. Le tribunal d cercle exigeait en plus, la preuve testimoniale (ou par témoins). En effet dans ce jugement, Bassa Pouye qui était de passage à Fatick, était accusé de vol d'un collier d'une valeur de cent (100)F. Il a été condamné à deux (2) ans par le tribunal de province du Sine. Mais il faut rappeler qu'au dessus des tribunaux de province, il y avait les tribunaux de cercle avec pouvoir de cassation des décisions prises au niveau inférieur. C'est ainsi que pour ce jugement du tribunal de cercle du Sine Saloum, il a été décidé que : «  les accusateurs n'ont établi devant le tribunal, la culpabilité de Bassa que sur prestation de serment, et n'ont présenté aucun témoins à charge. Cette preuve est jugée insuffisante par le tribunal de cercle et Bassa a été relaxé et le tribunal de province du Sine a vu son jugement cassé 41(*).

Dès lors, on peut penser que le serment basé sur la coutume et en réalité sur la religion (le coran), n'entrait plus en ligne de compte dans la procédure et c'est comme si une guerre était déclarée aux coutumes musulmanes par l'administration coloniale. Loin d'être une idée vague, ceci semble être confirmé par certains rapports coloniaux 42(*). En effet, dans les rapports de 1906 on note, des attitudes convergentes entre administrateurs et indigènes ; mais dans ceux de 1912, il semblerait qu'elles soient plutôt divergentes. Ainsi, dans son rapport du 9 juillet 1906 l'administrateur commandant le cercle de Sine Saloum (E.PORTES) écrivait que « les indigènes soumettent avec beaucoup plus d'assurance leur cause à la nouvelle justice dont ils acceptent volontiers les sentences » 43(*). C'est dire qu'à cette date il y avait un climat de confiance confirmé par le rapport du commandant de cercle de Bakel signé le 1er juillet 1906 44(*) qui se réjouissait du fonctionnement régulier des tribunaux indigènes. Il signalait cependant que les indigènes connaissaient mal la justice de province et qu'ils faisaient des kilomètres pour se rendre dans les chefs lieu pour expliquer à l'Administrateur, leurs différends et leurs plaintes. Des instructions avaient été pourtant données aux chefs de village afin que « les chefs de canton statuent comme tribunal de village, avec des pénalités figurant dans des carnets  » 45(*) ; toutefois ces instructions données aux chefs de villages, n'étaient pas bien comprises ; mal comprises, elles étaient forcément mal exprimées et mal appliquées, en conséquences les indigènes étaient de ce point de vue mal administrés.

Malgré tout et comme le note le rapport sur la justice indigène du commandant de cercle de Bakel 46(*) « il y a une grande confiance que nous témoigne les indigènes et beaucoup préfèrent s'adresser à nous mêmes » 47(*). Le commandant soulignant l'ignorance des procédures par les indigènes disait : « je les renvoie toujours devant le chef de province qui règle et juge toutes les affaires de son ressort » 48(*). Il note aussi que les chefs de province faisaient toujours preuve de zèle dans l'accomplissement de leur fonction judiciaire, mais soulignait - il  : « il leur manque en général de savoir lire le coran » et que « la connaissance de l'écriture arabe, leur attirerait plus confiance de la part des indigènes » 49(*).

L'obligation dans laquelle se trouvait l'administration d'avoir pour Président de tribunal des chefs de province, dont l'éducation était parfois « totalement nulle » et qui étaient imposées en quelque sorte par la coutume, était peut être « le seul défaut de l'organisation judiciaire » 50(*). Il fallait donc pour plus de fidélité et de confiance, se convaincre de l'exactitude de la rédaction des jugements, et la connaissance du coran et de l'arabe, était nécessaire pour éviter les risques d'erreur. Les commandants de cercle se devaient donc de surveiller les manquements et procurer des conseils aux chefs de province afin que ces erreurs ne se reproduisent. Le tribunal de cercle tenait audience par quinzaine (comme à Thiès) 51(*).

A cette époque la confiance régnait et l'administrateur supérieur de la Casamance de noter même que « les tribunaux de village ne fonctionnent pas, les indigènes n'ont confiance que dans la justice des blancs » 52(*). Peu à peu, il se développe entre administrateur et indigènes musulmane, un climat de suspicion qui sans doute justifiera les réformes ultérieures. La décision du tribunal du cercle de Sine Saloum du 1er juillet 1912 53(*) qui a cassé le jugement du tribunal de province qui avait établi a culpabilité du prévenu sur la seule prestation de serment, n'est que l'aboutissement de cette méfiance qu'éprouvaient les administrateurs coloniaux à l'égard de la coutume musulmane. C'est ainsi qu'on a pu noter dans le rapport de l'administrateur du Sine Saloum au gouverneur du Sénégal, l'expression suivante : « leur farouche islamisme tient éloignés de nous » 54(*). Ce fut le constat d'une crise au plan judiciaire sur laquelle nous reviendront à propos des difficultés d'application ou du droit à travers la justice indigène 55(*).

II. De la détermination des sanctions : étendu de la compétence des juges indigènes

Une fois la preuve établie, la sanction est prise par le juge du tribunal indigène et on note ici l'influence du droit français avec l'extension du code pénal en Afrique noire. Alors que les tribunaux de droit français statuaient sur les délits d'une façon générale et leurs conséquences civiles, les tribunaux indigènes se voyaient réserver les contestations purement civiles.

Les sanctions que nous avons pu relever pendant cette période 1903-1912 concernent des amendes et réparations de préjudices, ainsi que des privations de libertés pour les individus dangereux pour l'ordre.

1. La réparation du préjudice : une transformation de l'idée primitive d'équivalence

Par imitation des juridictions européennes, les tribunaux indigènes octroyaient des indemnités de réparation de préjudice ou des amendes forfaitaires, à défaut de restitution de la chose objet du vol. Ainsi le tribunal de province du Djolof dans une décision du 20 septembre 1906 56(*), s'est prononcé sur le vol de deux ânesses au profit d'un peul nommé Dabbel BA, Papa DIOP et Bilale Diama ont payé (50F) cinquante francs d'amende chacun, avec restitution surprise des ânesses. C'est la charge qui doit être payée 57(*) en cas de vol d'argent.

Le problème de l'état de nécessité pose la question et des circonstances atténuantes ; tout comme la question de la privation de liberté pose celle des circonstances aggravantes. Si les tribunaux indigènes appliquent le droit à réparation par une sorte d'imitation, on peut penser qu'il s'agit là d'une sorte de modernisation de l'idée primitive d'équivalence. Ce contrôle entre le conception européenne et africaine pose le problème de la responsabilité délictuelle. Sur ce point, le droit français était plus armé pour résoudre les conflits.

2. L'état de nécessité et les circonstances atténuantes : absence d'excuse au vol et « cantonnement » de la morale traditionnelle

La question est ici de savoir si les tribunaux indigènes au nom d'une certaine morale traditionnelle, vont accepter certaines excuses au vol ? Certainement pas puisqu'il fallait faire prévaloir au moins sur ce point l'esprit du droit français. Ainsi, le tribunal de cercle de Matam a condamné deux personnes à payer chacun (50F) cinquante francs d'amende pour avoir pris et tué un mouton appartenant à autrui 58(*). La faim ne pouvait ici être invoquée comme excuse au vol.

De même le tribunal de Sédhiou a eu a se prononcer sur un cas similaire 59(*) : un certain Oumar KAMARA ayant vu la chèvre pénétrer dans son carré la conduisit dans sa case, la tua et la mangea. Sur plainte du propriétaire de l'animal et après reconnaissance des faits, le prévenu qui était insolvable, sera condamné à (1) un mois de prison puisqu'il était incapable de payer l'indemnité du plaignant. La privation de liberté découle ici du non paiement de l'indemnité de réparation du préjudice subi, mais la prison peut aussi être prononcée à l'encontre d'individus dangereux pour la société surtout en cas de circonstances aggravantes.

3. Privation de liberté et circonstances aggravantes : une imitation du droit occidental par les tribunaux indigènes

Le vol qualifié, le vol de nuit ou en bande sont des faits pouvant aggraver la peine qui se traduit souvent par une peine de privation de liberté. La jurisprudence indigène nous offre des exemples :

- vol de nuit : Le tribunal de province du Sine a eu a condamner Dionré pour vol d'une jument dans une écurie pendant la nuit 60(*).

- vol qualifié : le tribunal de Kahone 61(*) a condamné un prévenu surpris en flagrant délit de vol d'un taureau à la mare ; Meissa SOW, au moment où il se disposait à conduire le taureau à Kaolack pour le vendre sera condamné à un (1) mois de prison.

- vol en bande : le tribunal de Kahone a eu à juger les prévenus Gaspar GOMIS, Sara NDIAYE, Mamadou LY et Caussa GADIAGA « surpris tous les quatre en flagrant délit de vol d'arachide » au préjudice de la nommée Mama NGING. Après investigations il s'est avéré que Gaspar GOMIS était le chef de la bande, il sera condamné à (2 ) deux mois de prison et (1) un pour les autres.

- Récidive : Le tribunal de Kahone 62(*), s'est prononcé sur le cas de Boye NDIAYE qui a volé de nuit, les effets du nommé Seyni DIENG qui pourtant lui avait donné l'hospitalité. Comme il en était à son quatrième (4e) vol, il sera condamné à (6) six mois de prison. Pour. Lamine NDIAYE 63(*), le tribunal du Baol occidentale condamne à (4) quatre ans pour récidive de vol d'âne.

4. L'étendu de la responsabilité délictuelle à travers la justice indigène  en cas de vol

Désormais la responsabilité ne sera plus comme dans la coutume, une responsabilité de type collective ou du groupe, elle sera personnelle. Nous verrons plus loin aussi que les vengeances personnelles seront prohibées par la justice indigène.

- La complicité : La jurisprudence indigène offre également des exemples de complicité de vol. C'est le cas du jugement de Seyni NIANG qui pour avoir été complice d'un vol paiera soixante quinze (75F) d'amende et (5 ) cinq ans de prison 64(*).

- Le recel : Défini dans le code moderne comme étant la détention d'un objet volé, la jurisprudence indigène en fera application. C'est ainsi que le tribunal de province du Baol occidental 65(*) a eu à juger Malick SARR accusé de recel de trois (3) ânes, il sera condamné à vingt (20) mois de prison.

- Vol inter-ethnique : le cas des balantes de Casamance

Il est fréquent dans les milieux indigènes, d'accuser toute une ethnie d'être voleur ou plutôt d'avoir une tradition de vol : c'est le cas de certains ethnies du Nord, par exemple des peulhs qui ne considèrent pas toujours le vol comme un délit. Aussi, en Casamance, les villages de la région de balantacounda ont beaucoup souffert des incursions et des vols fréquents des ethnies balantes ; aussi lorsqu'ils rodent autour des villages, ils sont suspectés et parfois maltraités...

Ce fut le cas de Conça Samanango qui venait d'en faire la cruelle expérience au village de Cahours. Le chef de village, (Sadio), interpellé pour mauvais traitements infligés par les gens de cahours au plaignant, sera condamné à (150F) cent cinquante d'amende 66(*). Pourtant l'enquête relèvera que Conça Samanango avait de nombreux vols de boeufs à se reprocher et il sera condamné à un (1) mois de prison par le tribunal 67(*). L'hypothèse du vol inter-ethnique est liée aussi aux vengeances personnelles, à une sorte de justice privée, prohibée par l'administration coloniale.

Prescription : Ici le juge indigène applique le principe du droit français. C'est ainsi qu'il a jugé d'une affaire de vol d'une vache qui remonte d'il y a (26) vingt six ans alors que la prescription est de deux ans pour les délits 68(*). La réclamation de Ngane TINE sera rejetée par suite d'ancienneté. Michel Alliot a pourtant démontré l'indifférence du facteur temps en droit africain et qui expliquerait l'ignorance de la prescription 69(*).

5. La prohibition des sanctions privées

Le vol entre ethnies peut entraîner des situations extrêmes pouvant aller jusqu'à l'affrontement entre ethnies ; pour cette raison et pour certainement des raisons d'incompatibilité de ces pratiques privées avec le système colonial et avec l'esprit du droit français, l'administration coloniale s'est opposée aux sanctions personnelles liés à des délits tels que le vol.

Ainsi : le tribunal de province à Thar Diander (canton de Thiès) s'était prononcé sur le cas de Bandianga Doumbouya qui était accusé d'avoir volé des arachides au préjudice de Demba MBAYE. Bandianga a juré que ce n'est pas lui qui a volé ces arachides. Le chef du carré où habitait l'accusé avait recommandé ses enfants de frapper le réclamant qui était entré chez eux. Le chef du carré et compagnies ont été condamné à (25F) vingt cinq d'amende et Bandianga Doumbouya (accusé) sera acquitté par le tribunal 70(*).

Le tribunal de province du Sine a eu à juger le cas de Mamadou SAMB qui arrivant dans une boutique, trouve deux (2) feuille de tabacs sur le comptoir, il les empoche et le propriétaire de la boutique arrive et lui donne vingt trois (23) coups de cravache ; il le livre ensuite à la justice. Le tribunal a relaxé le prévenu au motif que les coups de cravache reçus constituaient la peine71(*). Il sera déclaré libre.

En décidant dans ce sens, les tribunaux indigènes voulaient certainement prohiber les sanctions personnelles des actes délictuels. Il fallait faire comprendre aux indigènes qu'il ne pouvait y avoir du point de vue judiciaire une différence de nature mais seulement de degré. Il ne pouvait y avoir deux natures de justice : une qui serait privée en quelque sorte comme jadis et une moderne instaurée par l'administration coloniale. Peut-être y aurait-il simplement deux degrés de justice à savoir celle donnée par les chefs (y compris les chefs de village ou de carré) et les tribunaux de province et de cercle qui constitueraient dans ce cas, le degrés supérieur de la hiérarchie judiciaire. C'est le sens de certaines instructions qui avaient été donnée aux chefs de village 72(*): « les chefs de canton devaient statuer comme tribunal de village 73(*)» Ceci nous amène à parler des difficultés d'application du droit à l'époque.

C. Les difficultés d'application du droit à la veille de la réforme de 1912 : application au vol : les réactions des indigènes contre l'administration coloniale

L'application du droit colonial en cas de vol montre certaines difficultés liées à la politique d'ensemble de la législation coloniale.

Outre des difficultés d'ordre matériel liées à la situation des assesseurs non rétribués des tribunaux de province et de cercle qui demandaient à percevoir une allocation au moins égale à celle payée aux anciens cadis devenus assesseurs à la suite de la réorganisation de la justice, il y avait des difficultés théoriques, et purement juridiques. D'ailleurs s'agissant des revendications matérielles, un rapport de l'administrateur du cercle de Matam au gouverneur du Sénégal 74(*) note que les allocations demandées sont des « mesures nécessaires et légitime, en raison surtout des déplacements sans compensation ». En effet, les indigènes faisaient des kilomètres pour se rendre dans les chefs lieux, d'où d'ailleurs ces instructions qui étaient données aux chefs de village 75(*) mais qui étaient mal comprises et mal appliquées par les indigènes.

Les difficultés théoriques et juridiques s'expliquent d'un côté comme de l'autre : d'abord du côté du colon, il y avait une mauvaise appréhension des coutumes africaines en général et sénégalaises en particulier et ensuite du côté des indigènes une ignorance des principes de la législation coloniale.

En effet le rapport du commandement de cercle de Louga en date du 4 octobre 1912 76(*), note « les  Présidents de tribunaux travaillent bien mais en ce qui concerne les secrétaires de tribunaux, on ne peut constater l'insuffisance au point de vue professionnel de ces agents »..il poursuit en disant que « ces jeunes gens ne parviennent pas à exprimer leurs pensées en français », certains sont cependant, d'anciens élèves de la « Modersa », l'administrateur signale qu'il suffit de parcourir les procès verbaux pour se rendre compte de ces insuffisances. Il pense : il serait peut-être possible de remédier dans l'avenir à l'insuffisance, en modifiant quelque peut le cours de législation musulmane et en consacrant quelques instants à l'enseignement de l'organisation judiciaire de l'AOF 77(*) ».

On note donc qu'au début de la réforme, il y a eu confiance, puis méconnaissance et finalement on note un climat de méfiance entre la justice et les indigènes. En témoigne le rapport du commandant de cercle de Podor 78(*) qui note que les « Présidents des tribunaux qui siègent à Podor à proximité de la Résidence sont difficiles à surveiller ». Aussi, il note une limitation des réclamation en 1912. Il y a eu réticence des indigènes par rapport à la justice, les assesseurs commençaient à s'opposer à leur président comme le cas de Moustapha KANE qui a d'après ce même rapport rendu un jugement contre l'avis des ses assesseurs 79(*). Auparavant (en 1906), certains administrateurs comme à Thiès avaient dénoncé le fait que les cadis devenaient des « instruments dans la maison des chefs » et qu'il fallait faire en sorte que les nouveaux cadis ne deviennent des instruments : «ces chefs en effet», dit le rapport80(*),« avaient et ont encore une tendance marquée à faire du cadi placé auprès d'eux, un homme à leur merci » 81(*).

En 1912, on assiste à une sorte de « révolte » des cadis qui exigeaient semblait-il de meilleures conditions de travail et un plus grand respect. La confiance commençait déjà à diminuer en fin 1906. C'est ainsi que le commandant de cercle de Dagana signalera dans un rapport 82(*) que les tribunaux de province ne rendaient pas assez de jugements et que les chefs étaient occupés à la perception de l'impôt et ils profitaient seulement de leur séjours dans les différents villages pour régler verbalement et de leur propre autorité les litiges soumis et c'est pourquoi « la plupart du temps, les plaignants préfèrent s'adresser à quelques marabouts du village que de se voir dans l'obligation d'attendre assez longtemps l'audience du tribunal tenu au chef lieu de la province souvent éloignée et pour des affaires généralement de petite importance »83(*).

C'est ainsi que l'administrateur du cercle de Dagana proposait « l'autorisation des tribunaux de province à tenir audiences forraines dans tous les villages de leur ressort » 84(*).

Ainsi, proposera-t-il l'augmentation du nombre des assesseurs (indigènes non rétribués) à cause des déplacements difficiles : « les notables lettrés et connaissant bien les coutumes du pays, sont assez nombreux pour qu'on ne rencontre aucune difficulté pour en trouver dans ces conditions » 85(*).

Dans un autre rapport adressé au gouverneur général par l'administrateur du Sine-Saloum le 21 octobre 1912 sur le fonctionnement de la justice indigène ; celui-ci note que « le nombre des causes présentées aux tribunaux diminue aussi bien en correctionnel qu'en civil »86(*)., à Nioro par exemple les habitants semblaient ignorer le tribunal et l'administrateur de signaler « leur farouche islamisme » 87(*). Finalement les tribunaux indigènes vont se sentir « isolés » les habitants préférant régler leur litige autour des marabouts et s'occuper de leur champs 88(*). Le dernier rapport dont nous disposons et qui est de 1912, signale en matière de vol un seul cas de délit avec effraction, déposée contre x par un représentant de la maison Buhan Teisseire à Podor, le dossier après enquête avait été transmis au procureur, mais malgré des recherches « aucun indice permettant de retrouver le ou les coupables n'a pu être relevé 89(*) ». L'administration était désavouée et les intérêts de la métropole menacés, il y avait comme une sorte de « conspiration du silence » à l'occasion de ce vol perpétré dans une maison coloniale et qui semblait avoir plutôt l'allure d'une protestation politique. L'administration à finalement fait preuve de faiblesse avec une justice en perte de vitesse. C'est pourquoi , nous pensons que le pouvoir colonial en luttant pour les coutumes y a trouvé sa force ; mais en luttant contre elles, a fait sa faiblesse. D'où la réforme était inévitable.

Contrairement à cette opinion répandue on a plutôt l'impression que la coutume constituait bien une entrave sérieuse pour l'épanouissement de la justice et du droit français, il fallait donc laisser « jaillir » cette « pression », ou plutôt cette tradition musulmane  d'une « bouteille » (ou plutôt d'un appareil juridique) qui sera laissée vide par les indigènes.

La restauration des cadis était donc inévitable en 1912.

La leçon juridique à tirer de cela est qu'un système juridique quelque soit sa force s'il a tendance à se replier sur lui même s'étiole. Aussi tout système doit composer avec les forces ou pression du moment pour soit réformer, soit périr. Il fallait informer et réformer l'administration l'a fait, mais il ne fallait pas déformer les coutumes parce que l'histoire est une exercice de vérité et une épreuve de tolérance ; ça aussi l'administration coloniale l'avait compris puisqu'elle a finalement permis à la coutume de renaître de ses cendres en 1912, avec le rétablissement d'une justice traditionnelle basée clairement sur la religion. Mais comment concilier la loi musulmane avec l'esprit de la civilisation et du droit français. L'administration pouvait-elle cautionner le fait de couper un membre pour cause de vol ? En tout cas, la jurisprudence évoluera dans le sens de la culture juridique française.

* 1 Brevié cité par A.P Robert dans, « évolutions des coutumes de l'ouest africain et la législation française, p.222, Edition ENG d'O.MER.

* 2 cf rapport signé par l'administrateur Dolisie N°172 cercle de Dagana 27 juillet 1906 Aff. Indigènes, Bureau Politique.

* 3 Cf code pénal .

* 4 cf M.NIANG « Droit pénal moderne et survivance de la justice pénale traditionnelle » in Notes Africaines IFAN, octobre 1975, p.112-115..

* 5 Ibidem.

* 6 Cf Jugement tribunal de province du Sine n°112, du 15 novembre 1906, A.N.S. 6M 043-45.

* 7 Jugement du 9 septembre 1906 du tribunal de province de Djilor A.N.S. 6 M 042-43.

* 8 Cf jugement du tribunal de Djilor du 09 septembre 1906.

* 9 Voir infra, p.18 et suivantes.

* 10 Tribunal 08 août 1906 ANS/6m, 042-43.

* 11 Le cas est avéré chez les sérères.

* 12 Jugement n°8-5 juillet 1906 ANS 6M 042/043 et n°45 du 02 août 1906 tribunal de Bakel.

* 13 Cf vol d'une vache perdue depuis 1904 (mois) tribunal de Ziguinchor 26 octobre 1906, ibid.

* 14 Jugement 22 septembre 1906 ANS 6M 042-43 .

* 15 Cf jugement 16 juillet 1906 ANS 6M042-43 [(p.61)].

* 16 Tribunal Dimar Oriental 13 déc.1906.

* 17 Trib. Guéoul, 31.10.1906 ; Ibid.

* 18 Trib. Province Guéoul 20/11/1906 ibid.

cf aussi jugement trib.Ziguinchor 06 sept.1906 sur l'absence de preuve d'un vol de vêtement, entraînant l'aquitement

* 19 Jugement n°170 - 6 Déc.1906, tribunal Baol Oriental (Thiès) 6M042-43.

* 20 Trb. Prov. Sédhiou, ; septembre 1906 ; Ibid.

* 21 Jugement tribunal de Sédhiou 8 octobre 1906 6 M042/43.

* 22 Jugement n°59 du 27 octobre 1906.

* 23 Jugement n°84 trib. Province Fouladou 8/11/1906.

* 24 Jugement n°82 Trib. Fouladou 17/10/1906.

* 25 Voir Trib. Sédhiou 5/07/1906.

* 26 Jugement n°61 du 29 octobre 1906 trib. De Kahone.

* 27 N°108 Trib. Sine 4 Nov.1906 vol de jument la nuit .

* 28 Cas Mbagnick NIANG surpris dans une case avec malle, 8 mois Ziguinchor juillet 1906.

* 29 N°53, 8 octobre 1906, Trib. Kahone.

* 30 Pr. VERDIER « Essai sur la conception de la justice Kabre « Document du Centre d'études et de recherches de Kara (Togo) 1967, p.90.

* 31 N°17 tribunal province Thas Thiander du 19 novembre 1906, ANS, 6M043.

* 32 . Cf André P. Robert « évolution des coutumes de l'ouest africain et la législation française » ; Edition Encyclopédie O ..MER, p.167.

* 33 Jugement n°22, déc. 1906, Trib. Province Thar Diander, ANS, 6M 043/45.

* 34 Ibidem.

* 35 Jugement n°22 Thiès 25 octobre 1906 Ibid.

* 36 Tribunal province sérères cercle de Thiès n°59, Ibid.

* 37 Jugement n°14 du 19 novembre 1906 province du Sine ANS 6 M043/45.

* 38 Ibidem.

* 39 Cf rapport n°172 signé par l'administrateur Dolosie (commandant de cercle Dagana enregistré s/le n°7210 le 27 juillet 1906 (A.I) adressée au Lieutenant gouverneur du Sénégal et rapport n°592 cercle de Bakel du 1er juillet 1906 ANS 6M 043/45.

* 40 Cf Ibidem rapport précité.

* 41 Jugement 1er juillet 1912 cercle de Sine Saloum ANS 6 M042/45.

* 42 Voir rapports n°172 et 562 précités.

* 43 Rapport n°741 du 09 juillet 1906, Kaolack (cercle Sine Saloum) ANS, 6M 043-45.

* 44 Rapport n°592 enregistré le 20 juillet sous le n°1172 Aff. Indigène ANS Ibid.

* 45 cf rapport n°683, cercle de Thiès, 11 mai 1906, ANS Ibid.

* 46 Rapport n°592 déjà précité.

* 47 Ibidem.

* 48 Ibidem.

* 49 Ibidem.

* 50 Ibid.

* 51 Cf rapport 10683 cercle de Thiès 11 mai 1906, Ibid..

* 52 Rapport 10282, 10 juillet 1906, Casamance.

* 53 Déjà cité.

* 54 Rapport n°3697, 3e trim. 1912 signé de l'administrateur du Sine Saloum, 21 octobre 1912 sur le fonctionnement de la justice indigène ANS.

* 55 Voir infra.

* 56 ANS 6M 043-45.

* 57 Jugement n°147, 19 juillet 1906, ANS Ibid.

* 58 Jugement tribunal cercle de Matam, 8 déc.1906 ANS Ibid.

* 59 Tribunal Sédhiou 3 septembre 1906, ANS Ibid.

* 60 Jugement n°108, 4 novembre 1906 tribunal province du Sine, Ibid .

* 61 Kahone 8 octobre 1906 jugement n°53 ANS 6M 043-45..

* 62 Jugement n°64 11 déc.1906 (Kahone) Ibid.

* 63 Tribunal province Baol occidental 1906, ANS Ibid.

* 64 Tribunal province Baol occidental, 15 novembre 1906.

* 65 Jugement n°139 bis du 19 juillet 1906 ANS Ibid.

* 66 Tribunal province Sédhiou 5/7 septembre 1906 ANS 6M 043-45.

* 67 Ibidem.

* 68 Jugement N°15,Tribunal des provinces sérères 11 octobre 1906, cercle de Thiès ANS 6M-043-45.

* 69 Cf Michel ALLIOT : « Les résistances traditionnelles au droit africain moderne ... »Etudes de droit africain et droit malgache, 1965, p.235 et 256.

* 70 Tribunal province Thar Diander, Thiès Décembre 1906, jugement n°22.

* 71 Tribunal province Sine 02 octobre 1906 ANS 6M 043-45.

* 72 Cf rapport N°683 cercle de Thiès, Mai 1906 déjà cité.

* 73 Ibidem.

* 74 Rapport n°156, 13 juillet 1906 ANS 6M 043-45.

* 75 Cf rapport n°683 cercle de Thiès déjà cité.

* 76 Rapport n°622 4 octobre 1912 cercle de Louga 6M69 ANS.

* 77 Ibid.

* 78 Rapport n°382, 32e trim. 1912 Podor 6M 69 ANS.

* 79 Ibidem.

* 80 Rapport n°683 cercle de Thiès « Mai 1906, Ibid.

* 81 Ibidem.

* 82 Rapport n°172 signé Dolisie Dagana Cercle déjà cité.

* 83 Ibidem.

* 84 Ibid.

* 85 Ibid rapport n°172, signé du commandant de cercle de Dagana 97 juillet 1906. Affaires indigènes (Bureau politique).

* 86 Rapport n°3697 déjà cité.

* 87 Déjà cité.

* 88 Cf rapport sur la justice indigène 1912 n°601 ANS 6 M 69, Cercle de Thiès précisant « les indigènes occupés par les soins à donner aux champs oublient leurs litiges ».

* 89 Cf rapport n°382 enregistré S/1697 cercle Podor, 3e trim.., 1912.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld