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Compétence juridictionnelle en matière de voie de fait administrative

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par Ousmane Bakary KABA
Hassan II-Mohammedia - Licence Fondamentale en Droit Public 2009
  

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INTRODUCTION

La voie de fait est une théorie qui est susceptible d'une double acception selon qu'elle soit civile et selon qu'elle soit administrative. Ces deux théories sont plus ou moins proches d'un point de vue sémantique mais très différentes d'un point de vue juridique. Avant d'aborder notre sujet qui porte sur la voie de fait administrative, il apparaît judicieux de faire un éclaircissement sur les deux théories. En en effet, en droit civil, la voie de fait est un comportement qui consiste, pour une personne, à porter ouvertement atteinte à des droits personnels d'autrui ou à méconnaître à l'évidence une disposition législative ou une réglementation et qui nécessite de ce fait le recours à la procédure de référés pour faire cesser ce comportement illicite ; en ce sens la voie de fait peut représenter une forme de crime et de violence ou une agression. En droit administratif, la voie de fait c'est lorsqu'une autorité publique ou une collectivité publique accomplit un acte matériel qui représente une irrégularité évidente soit parce qu'elle exécute une décision qui ne se rattache pas à un pouvoir qui lui est attribué, soit parce qu'elle exécute selon une procédure grossièrement illégale une décision, même si celle-ci est légale, et à condition que cet agissement porte atteinte au droit de la propriété immobilière ou mobilière ou à une liberté publique d'une personne, et dont le juge de référés doit également être saisi d'urgence pour y mettre fin. Un acte qualifié de voie de fait suppose que cet acte est caractérisé par la violence, la brutalité. La différence entre ces deux théories est que la voie de fait civile est régie uniquement par les règles de droit privé, tandis que la voie de fait administrative peut combiner à la fois les règles de droit privé et celles de droit public et la portée de la voie de fait administrative est plus grande dans la mesure où l'acte qui est en cause résulte de l'agissement de la personne, l'administration, qui est normalement censée protéger les citoyens.

Cependant, il arrive que la notion de voie de fait administrative présente, le plus souvent, des similitudes très particulières avec certaines notions du contentieux administratif, à tel point qu'on arrive difficilement à les distinguer. D'ailleurs, en général, c'est le juge qui détermine si tel acte de l'administration constitue telle ou telle notion. Il s'agit de l'emprise, le sursis à exécution, le référé-suspension, le référé-liberté, la faute lourde, l'inexistence de l'acte administratif1(*).

D'un point de vue historique, la voie de fait administrative est une théorie purement jurisprudentielle qui a été imaginée par le Conseil d'Etat en France dans le courant du 19e siècle2(*). Elle est née dans un contexte de défense des droits essentiels des individus face aux abus de l'administration. En effet, avant la création des tribunaux administratifs en France, il y avait une séparation des autorités judiciaires et administratives. Et selon ce principe, il était interdit au juge judiciaire de connaître des actes de l'administration, par conséquent c'est l'administration qui était son propre juge, même après la création du Conseil d'Etat en 1804. Mais cette justice administrative paraissait douteuse car elle ne pouvait pas assurer une meilleure protection des administrés, surtout lorsque l'administration porte gravement atteinte à une liberté ou à un droit. C'est ainsi qu'on a imaginé un procédé pour pallier cette justice invraisemblable. De ce fait, lorsque l'administration commet une illégalité grossière qui menace gravement la liberté ou la propriété d'un individu, elle perd alors le bénéfice de la protection que lui assure la règle du juge administratif. Elle se trouve alors dans une situation de voie de fait, car elle agit en dehors du cadre de la loi et par conséquent, l'acte perd son caractère administratif, on dit qu'il est dénaturé3(*), le juge ordinaire retrouve sa compétence et il peut traiter l'administration comme une personne de droit privé et enfin il est compétent pour condamner l'administration à réparer les conséquences de son acte.

Pour le Maroc, la voie de fait est un héritage de l'administration française. D'abord sous le protectorat, du fait de la formation et de l'origine des magistrats de l'époque et ensuite au lendemain du recouvrement de l'indépendance, du fait que la législation et la jurisprudence soient profondément imprégnées du droit français. Et même après la création de la Cour suprême en 19574(*), celle-ci a consacré dans l'un de ses premières décisions, en l'occurrence l'arrêt Consorts Félix, la continuité de la notion de la voie de fait dans le contentieux administratif marocain tout en suivant l'orientation française en la matière.

La théorie de la voie de fait administrative occupe une place importante en droit en général, et dans le contentieux administratif en particulier. Cette importance peut en effet s'expliquer à plusieurs niveaux. D'abord, la voie de fait est l'une des notions les plus complexes ayant fait couler beaucoup d'encres dans le contentieux administratif. Ensuite, le constat de la voie de fait dans un agissement de l'administration permet de définir le plus souvent les limites du pouvoir de l'administration ou du droit administratif qui est considéré comme exorbitant du droit commun ; elle contribue ainsi à l'élaboration de ce droit qui, à la base, est un droit essentiellement jurisprudentiel. Aussi, la voie de fait constitue l'une des exceptions au caractère non suspensif des recours en annulation susceptibles d'être dirigés contre les actes administratifs. Enfin, l'intérêt suscité par la voie de fait résulte du fait qu'elle pose le problème de son identification, et de la détermination de l'ordre juridictionnel (juridiction ordinaire ou juridiction administrative) compétent pour la constater, la faire cesser et réparer les dommages qui peuvent résulter de ses conséquences, c'est justement cet aspect qui constitue l'épicentre de notre travail.

Ainsi dans le cadre de ce travail, nous essaierons de faire une étude comparative de la pratique de la voie de fait en France et au Maroc, en fondant essentiellement notre analyse sur les frontières de compétence entre le juge administratif et le juge judiciaire ou ordinaire pour statuer sur une demande de voie de fait. Car, comme nous le verrons, si en France il y a compétence parallèle entre les ordres juridictionnels, au Maroc c'est le juge administratif qui demeure compétent selon l'orientation de la jurisprudence. Evidemment cela paraît paradoxal d'autant plus que la législation marocaine est fondamentalement héritière de la législation française. Comment pouvons-nous comprendre cela ?

Quels sont les critères d'identification de la voie de fait, et une fois identifiée en quoi se pose le problème de la compétence juridictionnelle ?

Telles sont les interrogations auxquelles nous nous évertuerons à apporter des éléments de réponse en adoptant le plan suivant qui nous permettra d'aborder certains aspects de ce sujet compte tenu de sa complexité :

Chapitre premier : La notion de la voie de fait administrative ;

Chapitre II : La compétence juridictionnelle en matière de la voie de fait administrative.

Chapitre premier : LA NOTION DE LA VOIE DE FAIT

La notion de la voie de fait est l'une des notions les plus indéfinies et les plus complexes du contentieux administratif. La théorie de la voie de fait qualifie un comportement où l'administration agit complètement en dehors du droit. Elle reflète la volonté de ses utilisateurs pour montrer que lorsque l'administration agit en usant des moyens extra-juridiques, elle se trouve dans la même situation qu'une personne qui se donne à des actes de violence.

En effet la voie de fait se définie comme une situation dans laquelle se trouve l'administration, lorsque dans l'accomplissement d'une activité matérielle d'exécution, elle commet une irrégularité grossière portant atteinte au droit de propriété ou à une liberté publique, et que le juge de référés doit intervenir pour faire cesser dans l'urgence afin de sauvegarder ce droit ou cette liberté publique. Cependant, la voie de fait n'est pas la seule théorie dont la mise en oeuvre nécessite l'urgence pour la sauvegarde d'un droit ou d'une liberté. Cette définition nous fait comprendre alors, que la théorie de la voie fait présente des traits caractéristiques communs avec certaines notions du contentieux administratif, qui nécessitent l'intervention du juge, en cas de violation de droit ou de liberté publique d'un particulier, pour les faire cesser face à une urgence. Ainsi dans le cadre de ce premier chapitre, nous étudierons d'abord les éléments constitutifs de la notions de voie de fait, ensuite la différence qui existe entre cette notion et d'autres notions similaires.

Section I : LES ELEMENTS CONSTITUTIFS DE LA VOIE DE FAIT

A travers la définition de la voie de fait, nous constatons que la voie de fait comprend trois éléments distincts, qui sont : exécution matérielle d'une activité, l'irrégularité grossière de l'opération administrative et l'atteinte au droit de propriété ou à une liberté publique. Aussi bien en France qu'au Maroc, la plupart des auteurs s'accordent sur ces trois éléments constitutifs de la voie de fait. Nous pouvons dire que ces éléments constituent les critères d'identification de la voie de fait.

A- L'EXECUTION D'UNE OPERATION MATERIELLE

Pour qu'il y ait voie de fait, il faut que l'administration procède à une exécution matérielle pour modifier l'ordonnancement juridique. De ce fait, une décision administrative qui n'est pas suivie d'une exécution ne peut être constitutive d'une voie de fait. La jurisprudence admet toutefois qu'une menace5(*) précise d'exécution peut constituer une voie de fait, même si elle n'est pas suivie d'exécution. Ainsi le juge peut intervenir pour prévenir cette menace et non de la faire cesser6(*).

La voie de fait peut résulter de l'irrégularité soit de la décision elle-même soit de l'irrégularité de l'exécution de la décision. L'arrêt Action française fournit un exemple remarquable de cette catégorie. En effet, dans cette affaire, la saisie du journal Action française opérée par le Préfet de police de Paris, chez tous les dépositaires de ce périodique à Paris, a été considérée comme une voie de fait à la fois parce que la décision de saisie était elle-même, par son caractère exagéré, insusceptible de se rattacher au pouvoir de police de l'administration, et parce que la saisie par voie d'action d'office n'était pas, en l'espèce, justifiée par l'urgence7(*).

B- L'IRREGULARITE GROSSIERE DE L'OPERATION ADMINISTRATIVE

C'est cet aspect qui établit la distinction entre la voie de fait et un simple préjudice donnant lieu à une réparation. En effet, c'est lorsque l'administration exécute une décision « grossièrement » illégale ou lorsqu'elle exécute selon une procédure grossièrement illégale, une décision, même si cette décision est légale.

1- L'irrégularité de l'acte juridique exécuté

Ici l'irrégularité se trouve dans le contenu de la décision elle-même, en dehors des conditions de son exécution : irrégularité par manque de droit, exécution d'une décision annulée par une juridiction. Mais toute irrégularité d'une décision administrative exécutive n'est pas constitutive de voie de fait : il faut qu'il ait une irrégularité particulièrement grave, il faut que l'acte soit réellement dénaturé. C'est-à-dire que l'acte représente une irrégularité manifeste parce que l'administration exécute une décision ne relevant pas de ses attributions législatives ou réglementaires. En effet, selon le Conseil d'Etat, dans l'arrêt Carlier, peut être qualifiée de voie de fait « une mesure manifestement insusceptible d'être rattachée à l'exercice d'un pouvoir appartenant à l'administration »8(*) : exécution d'une décision annulée par une juridiction, saisie de plaque photographique sur un particulier photographiant une cathédrale.

Cet aspect de la voie de fait illustre une méconnaissance flagrante de la loi, ce qui fait que la voie de fait se trouve parfois en concurrence avec la notion de l'acte inexistant. Mais en France ces deux notions apparaissent différentes, car il y aura voie de fait lorsqu'un acte sort entièrement des attributions de l'autorité administrative, un acte ne constituant pas un pouvoir qui lui est attribué, un acte où l'atteinte aux libertés est particulièrement manifeste9(*). Par ailleurs, le Conseil d'Etat aussi a rejeté l'assimilation de la voie de fait et de l'inexistence, en considérant certains actes constitutifs d'une voie de fait comme illégaux et non comme inexistants10(*). A ce niveau, il faut signaler que la doctrine marocaine ne fait pas la différence entre la voie de fait et la notion de nullité ou de l'inexistence des décisions administratives par le fait d'une méconnaissance particulièrement flagrante de la loi11(*), celles-ci étant néanmoins reconnues comme actes administratifs susceptibles de recours devant le juge de l'excès de pouvoir en vue de déclarer cette nullité. L'orientation marocaine peut s'expliquée par une jurisprudence du Tribunal des Conflits qui lie les deux notions quand il considère que les décisions administratives qui présentent les aspects de la voie de fait, c'est-à-dire qui porte atteinte au droit ou à une liberté et qui sont manifestement insusceptibles de se rattacher à un pouvoir d'attribution de l'administration, « doivent être considérées comme nulles et non avenues », ce qui revient à les tenir pour inexistantes12(*).

2- L'irrégularité de la procédure d'exécution

C'est lorsque l'administration omet de faire les formalités substantielles et qu'elle procède à l'exécution d'une décision sans avoir fait prendre une décision juridique, notamment en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique. Il s'agit de l'irrégularité affectant la condition d'exécution d'une décision administrative. Le cas le plus fréquent est celui du recours à l'exécution forcée alors que les conditions de l'exécution forcée ne sont pas réunies. Par exemple, lorsque l'administration recours à l'exécution forcée malgré l'existence de sanctions pénales13(*), l'exhumation de corps enterrés dans un cimetière qui viole le respect dû aux morts14(*).

De même, il ne peut y avoir voie de fait que lorsqu'il s'agit d'une irrégularité manifeste et grossière. Par ailleurs, en cas de circonstances exceptionnelles, une mesure constitutive de voie de fait en période normale peut perdre son caractère15(*) irrégulier. La notion de circonstances exceptionnelles recouvre des hypothèses diverses : guerre, période politique troublée, grève générale...

C- ATTEINTE AU DROIT DE PROPRIETE OU A UNE LIBERTE PUBLIQUE

Une atteinte au droit ou à une liberté c'est lorsque l'administration dans la modification de l'ordonnancement juridique empiète grossièrement sur le droit de propriété ou sur la liberté publique d'un particulier. Le droit de propriété est un droit conférant toutes les prérogatives que l'on peut avoir sur un bien, soit d'user du bien, soit d'en apercevoir les fruits, soit d'en disposer, qu'il s'agisse d'un bien mobilier ou d'un bien immobilier. Les libertés publiques quant à elles, sont les droits de l'Homme reconnus, définis et protégés juridiquement. On peut les classer en trois catégories : droits individuels constitués par la liberté d'aller et venir, la liberté et inviolabilité de domicile, la liberté d'opinion, la liberté de conscience,... ; droits politiques regroupant les libertés de la presse, d'association, éligibilité aux fonctions publiques,... ; et les droits sociaux et économiques qui regroupent le droit à un travail, le droit à l'instruction, le droit à la santé,...

Ainsi, l'administration ne doit pas intervenir pour limiter un droit quelconque ou une des libertés quelconque d'un particulier. Seules les dispositions législatives peuvent limiter ces domaines. C'est d'ailleurs ce qui ressort de l'article 15 de la Constitution marocaine16(*) qui dispose que la limitation des libertés et des droits de propriété ne peuvent avoir lieu que par la loi. Par conséquent, la saisie injustifiée d'un journal constitue une atteinte à la liberté de presse17(*), l'occupation par l'administration de terrains agricoles appartenant à un citoyen pour la construction d'un établissement scolaire18(*), violation du domicile avec scellés apposés par l'administration19(*), constituent autant de mesures qui sont qualifiées de voie de fait. Mais en revanche, la jurisprudence française a montré que certaines mesures ne sont pas constitutives de voie de fait : l'atteinte à une simple activité professionnelle20(*), ou le retrait d'autorisation d'exploiter un taxi21(*).

L'atteinte à une liberté ou à un droit ne suffit pas pour la mise en oeuvre de la voie de fait, mais il faut que l'atteinte soit particulièrement grave. En effet l'atteinte peut être, bien sûr, dans l'aspect matériel de l'exécution de la décision mais la gravité tient surtout au fait que l'auteur de la décision a totalement ignoré les limites de son pouvoir et s'est en quelque sorte conduit comme une force qui ne se contrôle plus au regard des textes qui définissent ses compétences : ce n'est plus l'administration qui agit, c'est, à la limite, une force qui s'est échappée de l'Etat de droit.22(*)

Cependant, il convient de signaler que la voie de fait ne constitue pas la seule manifestation du comportement extra-juridique de l'administration ; d'autres théories juridiques reflètent ce comportement irrégulier de l'administration et se confondent très souvent avec la notion de la voie de fait dans le domaine du contentieux administratif.

Section II : LA VOIE DE FAIT ET D'AUTRES THEORIES SEMBLABLES

La voie de fait présente des similitudes très remarquables avec certaines notions juridiques du contentieux administratif. Certaines de ces notions, très récentes, sont à même de réduire considérablement le recours à la voie de fait23(*), plus particulièrement en France. Il arrive que la voie de fait et certaines de ces notions se confondent à tel point qu'on les associe, c'est le cas notamment de l'acte inexistant dans le cas du Maroc.

Dans le cadre de cette section, notre étude se limitera principalement à l'emprise, au liberté-référé et au référé-suspension ou le sursis à exécution en raison des caractéristiques particulières qui les rapprochent de la voie de fait d'une part, et d'autre part, du fait que dans la plupart des ouvrages que nous avons consultés, les auteurs essaient d'établir la distinction entre la voie de fait et ces mêmes notions.

A- L'EMPRISE

On évoque la théorie de l'emprise lorsque l'administration prend possession d'une propriété privée immobilière. En d'autres termes, c'est lorsque l'administration dépossède un particulier d'un bien immobilier, légalement ou illégalement, à titre temporaire ou définitif, à son profit ou au profit d'un tiers ; ce qui signifie que l'emprise peut être régulière comme elle peut être irrégulière. Lorsque l'emprise est régulière, ce sont les juridictions administratives qui sont compétentes. En revanche, lorsqu'elle est irrégulière c'est la compétence judiciaire qui s'impose, précisément le juge de l'expropriation, car on considère que l'administration agit indépendamment de la loi, il faut donc l'intervention du juge pour faire cesser cette attitude irrégulière de l'administration, d'où un point de concurrence avec la théorie de la voie de fait. Mais la différence qui existe entre la voie de fait et l'emprise irrégulière est que le champ d'application de l'emprise irrégulière est limité à la propriété immobilière, elle n'exige pas une irrégularité aussi grave que la voie de fait ; la compétence du juge judiciaire se limite à la fixation de l'indemnité due et le juge ne peut adresser des injonctions à l'administration, ce qu'il n'hésite pas à faire en cas de voie de fait. Ainsi constituent une emprise, entre autres, l'occupation de terrain en dehors de toute procédure d'occupation temporaire24(*), exécution irrégulière de travaux déclarés d'utilité publique dans le sous-sol de terrain appartenant à des particuliers25(*).

Cependant, au Maroc la théorie de l'emprise n'existe pas. Lorsque l'administration dans ses agissements porte atteinte à la propriété immobilière même en cas de réalisation d'un dommage, le litige qui en résulte est jugé en matière administrative26(*). Cette pratique a été consacrée par la Cour suprême dans l'arrêt Consort Félix en 1958 et demeure jusqu'à présent inchangée : « Attendu que l'organisation judiciaire du Royaume du Maroc comporte un ordre unique de juridictions compétent à la fois en matière civile et en matière administrative ; que l'article 8, premier alinéa du dahir du 12 août 1913, comprend au nombre des instances relevant de cette matière celles qui tendent à faire déclarer débitrices les administrations publiques notamment tous les actes de leur part ayant porté préjudice à autrui ; que ces dispositions ne comportent aucune exception ni réserve et que dès lors toute action en responsabilité dirigée contre l'Etat, y compris celle qui serait fondée sur une emprise, ressortit au contentieux administratif... »27(*).

B- LE REFERE-SUSPENSION OU LE SURSIS A EXECUTION

Le référé-suspension est une des nouvelles créations de la législation française en matière de contentieux administratif. Il est consacré par l'article L. 521-1 du Code de justice administrative institué par la loi du 30 juin 2000. Cette théorie se substitue à la théorie du sursis à exécution dont il modifie les conditions, les procédures et les effets, et elle obéit à des conditions de mise en oeuvre beaucoup plus souples que le sursis à exécution, c'est-à-dire que la loi a rendu sa mise en oeuvre plus simplifiée pour le requérant. La notion du référé-suspension n'est pas encore utilisée dans la législation marocaine ; en revanche, la notion du sursis à exécution qui est d'usage est octroyée mais seulement à titre exceptionnel28(*) ce qui fait qu'il ne représente qu'un pourcentage très minime dans les recours dirigés contre les actes administratifs.

Le référé-suspension est une procédure permettant au juge de référés administratif, en cas d'urgence, quand une décision administrative fait l'objet d'un recours en annulation ou en reformation, d'en suspendre l'exécution quand il est invoqué contre elle un moyen propre à créer un doute sérieux quant à sa légalité. C'est une procédure qui permet au juge administratif de référés d'ordonner à l'administration de ne pas exécuter provisoirement sa décision, une fois que le recours est formé contre la décision de l'administration dont la légalité est compromise ou sérieusement douteuse29(*). C'est donc seulement les décisions de rejet qui peuvent faire l'objet de suspension dans la procédure du référé-suspension et également dans la procédure du sursis à exécution30(*). On déduit par là que cette procédure constitue une exception au caractère non suspensif des recours en annulation dirigés contre les décisions administratives. Ainsi dès lors que la juridiction se prononce favorablement sur la demande de suspension de la décision de l'administration, celle-ci ne peut plus mettre en oeuvre sa décision et elle doit attendre que le tribunal ait statué sur le fond. Si le recours est admis l'interdiction deviendra définitive, si au contraire le recours est rejeté l'administration retrouvera sa liberté d'action et pourra mettre en oeuvre sa décision. L'intérêt de la procédure n'est évident que pour des actes administratifs donnant un ordre quelconque au particulier ou accordant une prérogative à un tiers.

Dans la mise oeuvre de la procédure du sursis à exécution ou du référé-suspension, le requérant est tenu au préalable d'introduire un recours en annulation pour excès de pouvoir. Ensuite il peut demander la suspension de la décision de l'administration dans une seconde requête, s'il estime que l'urgence justifie cette suspension. En effet, on dit qu'il y a urgence lorsque l'exécution de la décision administrative peut causer, au particulier, des préjudices difficilement réparables. En revanche, dans la mise en oeuvre de la voie de fait, le requérant n'est pas tenu dans tous les cas d'introduire une requête en annulation pour excès de pouvoir. Il introduit simplement une requête demandant la cessation de la voie de fait résultant de la décision administrative en cause. Par ailleurs, dans la voie de fait l'acte administratif est insusceptible de se rattacher à un pouvoir appartenant à l'administration, alors que dans la procédure du sursis à exécution ou du référé-suspension, la requête est dirigée contre de véritables décisions administratives.

C- LE LIBERTE-REFERE

Consacré par l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, le liberté-référé est tout comme le référé-suspension, une nouvelle création de la législation française et présente des caractéristiques communes avec la théorie de la voie de fait. Il est à signaler que la théorie du référé-liberté n'a pas encore fait son entrée dans la législation marocaine et ni la jurisprudence ni la doctrine n'en font mention. Le référé-liberté se définit comme une procédure permettant au juge de référés administratifs, en cas d'urgence, d'ordonner des mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale31(*) à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale dans l'exercice de l'un de ses pouvoirs et que le juge doit intervenir dans un délai de quarante-huit heures pour faire cesser. Cependant, l'atteinte à une liberté fondamentale peut résulter soit d'un comportement ou d'une décision juridique32(*), c'est-à-dire que l'atteinte peut résulter d'exécution de la décision administrative ou de la décision elle-même, comme c'est le cas dans la voie de fait.

La différence que nous pouvons établir entre cette théorie et la théorie de la voie de fait, c'est que d'abord, le référé-liberté est mise en oeuvre lorsqu'il y a uniquement une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, tandis que la voie de fait peut être mise en oeuvre quand il y a une atteinte à un droit mobilier ou immobilier. Ensuite, dans la procédure du référé-liberté, nous sommes en présence d'un acte grossièrement illégal mais qui est susceptible de se rattacher à un pouvoir de l'administration, alors que la voie de fait n'existe en principe que lorsque l'acte est évidemment insusceptible de se rattacher à un pouvoir relevant des attributions de l'administration. Par ailleurs, dans la procédure du référé-liberté l'urgence doit être plus marquée que dans la voie de fait, cela se traduit par le fait que l'intervention du juge de référés s'effectue dans les 48 heures qui suivent l'introduction de la demande du requérant auprès du tribunal compétent. Enfin, un dernier aspect, c'est celui de la compétence judiciaire. En effet, dans la procédure du référé-liberté c'est la compétence du juge administratif qui est exclusivement reconnue par la loi, alors que dans la voie de fait, cette compétence est encline à des controverses.

Pour finir, nous constatons évidemment que ces trois théories, qui ne sont pas d'ailleurs les seules, présentent des traits de ressemblances avec la théorie de la voie de fait sur le plan pratique. Car même si la loi et même la jurisprudence ont établit une distinction évidente entre la théorie de la voie de fait et ces autres théories, il n'en demeure pas moins qu'il aura « nécessairement des conflits de compétence »33(*). Mais il faut reconnaître que la voie de fait peut porter sur plus de matières que ces autres théories. En effet, la voie de fait est mise en oeuvre lorsqu'il y a une atteinte à un droit de propriété privée ou à une liberté fondamentale. En revanche les autres théories n'existent que lorsqu'il ya exclusivement l'une ou l'autre atteinte mais pas les deux comme dans la voie de fait. Par ailleurs la voie de fait est une théorie jurisprudentielle comme nous l'avons fait comprendre dans l'introduction, tandis que ces théories ont une base législative et par conséquent les compétences juridictionnelles sont déterminées d'office, en l'occurrence ce sont les juridictions administratives qui sont exclusivement compétentes. Alors qu'en matière de voie de fait on constate toujours, malgré l'évolution de la pratique juridique, des amalgames de compétence entre juridictions administrative et judiciaire. C'est que nous verrons dans la deuxième partie de notre travail.

Chapitre II : LA COMPETENCE JURIDICTIONNELLE EN MATIERE DE VOIE DE FAIT

D'abord, on entend par compétence juridictionnelle, l'aptitude pour une quelconque juridiction à instruire et à juger un procès. Elle est à la fois territoriale, matérielle et d'attribution pour une juridiction. La compétence d'une juridiction est le plus souvent définie et limitée par la loi et si tel n'est pas le cas, il arrive fréquemment qu'un requérant soit confronté à des difficultés pour la détermination de la juridiction compétente pour statuer sur sa demande en instance. C'est justement ce problème que soulève la voie de fait entre les juridictions administratives et les juridictions ordinaires ou judiciaires. En effet, depuis sa consécration par la jurisprudence française, la voie de fait a fait l'objet d'un grand débat auquel il n'y a jusqu'à présent pas une solution définitive. Ce débat s'articule surtout autour de la détermination de la compétence juridictionnelle pour statuer sur une demande mettant en cause la voie de fait. Il s'agit de savoir si ce sont les juridictions administratives qui sont exclusivement compétentes ou si ce sont les juridictions judiciaires qui ont la compétence de connaître de la voie de fait. Si en France, l'expérience et la pratique juridiques ont exclusivement réservé cette compétence aux tribunaux de droit commun compte tenu du caractère dénaturé de l'acte administratif qualifié de voie de fait, il est tout de même très courant dans la jurisprudence de voir que les tribunaux administratifs interviennent aussi dans la constatation, la cessation et même dans l'indemnisation comme nous le verrons plus bas.

En revanche au Maroc, la situation est différente ; d'abord la jurisprudence a toujours suivi l'orientation française, c'est-à-dire la compétence du juge ordinaire, en vertu de l'héritage du protectorat. Cette orientation fut suivie même après l'indépendance et la création da la Cour suprême en septembre 1957. En effet celle-ci confirme sa position dans l'arrêt Consorts Félix, en affirmant la compétence judiciaire ; et cette jurisprudence a été suivie par l'ensemble des juridictions du Royaume jusqu'à la création des tribunaux administratifs en 1993. En effet, dans l'une des premières décisions rendues par ces nouvelles juridictions, le Tribunal administratif de Casablanca adopte une orientation opposée à celle établie par la jurisprudence, affirmant ainsi la compétence administrative en matière de la voie de fait. Mais cette orientation du tribunal de Casablanca n'a pas été suivie par les autres juridictions y compris la Cour suprême, qui, après quelques hésitations s'est finalement rangée du côté de la voie tracée par le juge administratif de Casablanca.

Cependant, si en France les juridictions judiciaires disposent d'un pouvoir très large dans le contentieux de la voie de fait, au Maroc tel n'est pas le cas. En France le conflit de compétence n'est plus à l'ordre du jour mais c'est plutôt la qualification de l'acte qui pose parfois problème34(*). Car si parfois une mesure peut être qualifiée de voie de fait par une juridiction, il n'en demeure pas moins qu'elle peut dans d'autres cas ne pas être qualifiée ainsi.

* 1 1 Infra p. 10

* 2 _ La plupart des auteurs s'accordent sur le fait que la voie est une théorie qui a été imaginée par le Conseil d'Etat au 19e siècle. Toutefois, nous n'avons malheureusement pas trouvé un arrêt pour illustrer cette réalité. La définition de la voie de fait est en effet le fruit de plusieurs arrêts rendus par le Conseil d'Etat, le Tribunal des Conflits et la Cour de Cassation. Mais néanmoins nos recherches nous ont amenés à conclure que c'est l'arrêt Action française du Tribunal des Conflits en 1935 qui a véritablement élucidé les différents aspects de la voie de fait, car tous les auteurs y font référence.

* 3 _ Voir dans ce sens l'ensemble de la bibliographie.

* 4 _ Dahir du 2 rebia I 1377 (27 septembre 1957).

* 5 _ T.C, 18 déc. 1947, Hilaire, PEISER G. Contentieux administratif, 14e éd., 2006, p. 88.

* 6 _ BENABDALLAH M. A. La voie de fait et le droit, in REMALD, n° 14-15, p. 55.

* 7 _ Grands arrêts de la jurisprudence administrative, 15e éd. 2005, p. 305.

* 8 _ C.E, 18 nov. 1949, Carlier, ibd.

* 9 _ PEISER G. op. cit. p. 88.

* 10 _ Grands arrêts de la jurisprudence administrative, op.cit. p. 511

* 11 _ HASSOUN J. A propos de la voie de fait, in REMALD, n° 16, p. 74.

* 12 _ T.C, 27 juin 1966, Guigon, GAJA, op. cit. p. 511.

* 13 _ T.C, 27 nov. 1952, Flavigny, ibd. p. 71.

* 14 _ T.C, 25 nov. 1963, Epoux Pelé, ibd.

* 15 _ T.C, 27 mars 1952, Dame de la Murette, ibd., p. 304.

* 16 _ « Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre demeurent garantis. La loi peut en limiter l'étendue et l'exercice si les exigences du développement économique et social de la Nation en dictent la nécessité. »

* 17 _ T.C, 8 avr. 1935, Action française, op. cit.

* 18 _ T.A, Marrakech, 19 juin 2002, Benouakrim, in REMALD n°47, p. 111; note de BENABDALLAH.

* 19 _ C.E, 10 oct. 1969, Consorts Muselier, GAJA, op. cit. p. 306

* 20 _ C.E, 8 avr. 1961, Dame Klein, PEISER, op.cit. p. 88.

* 21 _ T.C, 12 jan. 1987, Préfet Eure-et-Loir, ibd.

* 22 _ LACHAUME J-F., PAULIAT H., Droit administratif, PUF, 14e édition, 2007, p. 347.

* 23 _ PEISER G., op. cit, p. 91.

* 24 _ T.C, 19 janvier 1990, Préfet de Morbihan, ibd, p. 87

* 25 _ T.C, 4 novembre 1991, Mme Antichan, ibd.

* 26 _ ROUSSET M et GARAGNON J, Droit administratif marocain, La Porte, 6e éd., 2003, p. 658

* 27 _ C.S.A, Consorts Félix, op. cit.

* 28 _ ROUSSET M., op. cit, p. 688.

* 29 _ PEISER G. op. cit, p. 145.

* 30 _ ROUSSET M. op. cit, p. 689.

* 31 _ Il est lieu de signaler à ce niveau que toutes les libertés sont fondamentales ; ainsi on fait allusion aux libertés individuelles et aux libertés publiques.

* 32 _ Voir PEISER G, op. cit. p. 148 et LACHAUME J-F et PAULIAT H, op. cit. p. 346

* 33 _ PEISER G. ibd. p. 149.

* 34 _ Notamment avec l'existence de plusieurs notions qui concourent le plus souvent avec la notion de la voie de fait, bien que le législateur et la jurisprudence aient maints fois essayé d'atténuer ces problèmes d'identifications.

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