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Une approche du territoire dans l'enseignement scolaire ivoirien : le concept d'identitépar Drissa TRAORE Université de Paris-CITE - Master 2 en didactique de la géographie 2025 |
4. La place de l'identité de la région Nord dans le développement économique de la Côte d'Ivoire4.1. Une identité marginale de la région Nord dans ledéveloppement de l'économie de plantation La Côte d'Ivoire est divisée en deux régions sur le plan géographique, économique, naturel et socioculturel. Ainsi, on distingue la région forestière et la région des savanes. Par des initiatives politiques, il y a eu la disparité entre les deux régions géographiques. En effet, la région du Nord se voit être caractérisée par des inégalités économiques et sociales. Pourtant, selon Cathérine Aubertin (1983, p. 23) : « Le Nord ivoirien, région de savane, n'a pas toujours été jugé sous-développé par rapport au Sud, région de forêt. Avant 1939, son activité économique et ses infrastructures n'ont rien à envier au Sud ». L'activité commerciale et agricole étaient bien développées avec des cultures comme le coton, le sisal, le kapok, le karité, le sésame. Et, la région avait les infrastructures économiques et sociales les mieux structurés. Par exemple : en 1912-1913 elle exporte vers la côte 300 tonnes de riz, 4 tonnes de coton, 7 tonnes de 62 caoutchouc, du maïs, des arachides, du beurre de karité et des peaux » (Largaton Ouattara, 1972) rapporté par (Aubertin, 1983, p. 27). En un mot son niveau de développement était équivalent à celui de la région Sud. Entre 1945 et 1946, la France pour satisfaire à ses besoins de matières premières va décider de spécialiser chacune de ses colonies à une culture agricole ; ainsi la Côte d'Ivoire fut consacrée à la culture café-cacao (Aubertin, 1983). Dès lors, seule la Basse côte fait l'objet d'investissement public au détriment de la zone de savane. L'autorité coloniale avait décidé d'attribuer un autre rôle à la région Nord. C'est ainsi que bien que la France soit une grande importatrice de coton, sa culture ne fut pas encouragée. En plus, les cultures d'exportation secondaires le sisal, le kapok, le karité et le sésame furent simplement abandonnées (Aubertin, 1983). À cet effet, le développement de l'économie de plantation axé sur la culture café-cacao dans la zone forestière a eu comme conséquence directe la marginalisation de la région Nord de la Côte d'Ivoire. Le développement de l'économie de plantation conduit à la structuration du territoire ivoirien en deux grandes régions avec des rôles distincts. La région Nord est destinée maintenant à fournir de la main-oeuvre pour la mise en valeur des plantations de café et de cacao. Le Nord est vu comme un réservoir de main-d'oeuvre (Aubertin, 1983, p. 23 ; Chauveau & Dozon, 1985, p. 66). Après, l'indépendance ce modèle de développement économique basé sur une économie de plantation du binôme café-cacao sera entretenu par les autorités ivoiriennes. Même si dans les années 1974, les autorités ivoiriennes vont initier des investissements pour réduire le déséquilibre économique et social entre les deux régions. La région n'a pas jusqu'à présent amorcer de développement économique, et les infrastructures et les usines qui couvrent son territoire comblent essentiellement son retard au vu des statistiques équipements (Aubertin, 1983, p. 48). Avec ce modèle de développement « économie de plantation » concentrée sur une seule région et polarisé à Abidjan, les disparités régionales sont alarmantes et source de mécontentement politique et ethnique (Aubertin, 1983, p. 44). Raison pour laquelle Pierre Chauveau et Pierre Dozon (1985, p. 65) pensent que : « L'économie de plantation est un bon « analyseur » de la Côte d'Ivoire, c'est-à-dire un objet à plusieurs entrées et plusieurs dimensions qui nous permet de passer du local au global, de l'économie au politique, des ethnies à l'État tout en conservant la trame d'un récit historique. » C'est dans cette logique Mamadou Bamba et Akréli Marcel Ossohou (2024, p. 17) affirment que : « L'identité nationale de la Côte d'Ivoire (...) s'est largement faite autour de l'économie de plantation. » Dans la géographie scolaire, l'identité de la Côte d'Ivoire est étudiée à travers les études portant sur les activités économiques notamment agricole (économie de plantation) et touristique. « Le développement économique est la notion centrale de la géographie scolaire ivoirienne. » (Doba, 2021, p. 72). Dans les manuels scolaires, l'agriculture 63 (économie de plantation) occupe une place importante dans les études portant sur le développement économique. Le modèle de développement économique enseigné fait plus la promotion du café-cacao et des autres cultures de rente de la région du Sud que de la région du Nord. À cet effet, les cartes et les paysages utilisées par les auteurs pour enseigner l'importance de l'agriculture dans le développement économique ou promotion l'économie de plantation contribue à attribuer une identité marginale à la population du Nord. Figure 18 : extrait de la page78-80 du manuel de 3ème, Hatier/CEDA, Hors collection Ces images identitaires dépréciatives ou dévalorisantes présentent les paysans du Nord exerçant une agriculture archaïque dans des conditions pénibles, dont la production est essentiellement destinée à la subsistance. Par conséquent, ces iconographies effacent les paysans du Nord dans la contribution à l'économie de plantation est qui le creuset de la société ivoirienne. Car, 64 l'économie de plantation est un élément central de la société ivoirienne (Chauveau & Dozon, 1985, p. 65). Dans le discours scolaire, les ethnies sont liées à un modèle agricole et à un type de production agricole. Voilà pourquoi la (Figure 18) affiche l'ethnie de la communauté paysanne. Par conséquent, aux yeux des élèves, dans l'effort du développement économique du pays, les ethnies du Nord auront une identité dépréciative. Par ailleurs, les paysans du Sud sont représentés à travers des paysages identitaires valorisants. Figure 19 : extrait des pages 95 et 81 des manuels de 4ème et 3ème , Hatier/Ceda, L'Afrique et le monde puis Hors collection Ces images identitaires mélioratives ou valorisantes présentent les paysans du Sud exerçant une agriculture moderne dans des conditions satisfaisantes, dont la production est essentiellement 65 destinée à la spéculation. Ces paysages montrent aux élèves que c'est seulement la communauté agricole du Sud qui participe à l'effort du développement économique de la Côte d'Ivoire. Cette mise en relief des catégories ethniques liées à l'activité agricole dans les manuels scolaires attribue une identité marginale aux paysans du Nord. Même les produits agricoles identitaires sont illustrés différemment dans le manuel scolaire de géographie. Le coton qui est une identité agricole des paysans du Nord est dans un processus de régression et dévalorisant contrairement aux cultures d'exportation (café, cacao, hévéa...) qui sont des identités agricoles des paysans du Sud, sont encadrées et valorisées par les auteurs. Le manuel scolaire de géographie est un canal idéal pour les auteurs de valoriser et de dévaloriser certaines identités agricoles nationales. À travers ces illustrations, les auteurs affichent à l'élève le choix du modèle de culture d'exportation de l'État. À cet effet, les élèves vont accorder plus de la valeur aux cultures d'exportation du Sud qui favorisent le développement économique du pays. Par conséquent, ces groupes ethniques seront vus comme importants aux yeux des élèves dans l'organisation politique, sociale et économique du pays. 66 Figure 20 : extrait des pages 83 et 96 du manuel de 3ème, Hatier/Ceda, Hors collection, 1994 Les auteurs du manuel en associant ces identités agricoles du Nord et du Sud décident de les comparer. Leur illustration dans le manuel montre que l'identité agricole du Sud est privilégiée que celle du Nord. En effet, le café est présenté dans des sacs bien disposé sur un chariot, prêt à être exporté. Et, le caoutchouc est présenté en usine en état de transformation. Quant au coton, il est illustré avec moins de considération. Il est déposé sur des sacs à l'air libre et à même le sol, les uns empilés sur les autres de manière dévalorisante. Ces illustrations dévalorisantes de l'identité agricole du Nord le « coton » ne peut pas être le fruit du hasard. Elle pourrait contribuer à inférioriser l'identité des paysans du Nord auprès des élèves. Le second enjeu de 67 ces iconographies présente le coton comme la seule culture d'exportation de la région Nord, ce qui est loin la réalité. Dans les manuels scolaires, il y a de la manipulation des informations au mépris de la réalité comme je l'ai démontré un peu plus haut. Pourtant, la région du Sud est présentée avec une diversité de produits agricoles identitaires. Les auteurs vont faire aussi la promotion du cacao en montrant de manière systémique le processus de transformation de la fève de cacao jusqu'au chocolat comme indiqué sur la figure suivante. figure 21 : extrait de la page 94 du manuel de 3ème, Vallesse, Ecole Nation et Développement, 2020 La manière de véhiculer ces identités agricoles dans les manuels constituent des références pour l'État et contribuent à la construction des représentations sociales et économiques de la société ivoirienne. Par ailleurs, la géographie savante tout comme son référent la géographie scolaire divise le territoire ivoirien en deux régions naturelle, économique, sociale voire politique (figure 22). Cette division du territoire à tendance a attribué une identité marginale à la population de la région Nord. Car, cette division exclue la région Nord dans le processus du développement de l'économique du pays. La région Nord est présentée comme dépendante de la région Sud. Cette 68 situation renforce l'identité de la population du Sud auprès des élèves, tandis que l'identité de la population du Nord est marginalisée. Figure 22 : extrait des pages 94-98 du manuel scolaire 4 ème, Hatier/Ceda, L'Afrique et le monde, 2002 Dans la géographie scolaire, la région Nord est présentée comme une zone où l'agriculture est insuffisamment modernisée avec un secteur industriel quasi inexistant. En outre, le retard économique de la zone est imputé à des conditions naturelles contraignantes. Comme cela est démontré dans la leçon 2 : LE MILIEU TROPICAL IVOIRIEN de la classe de seconde. Ces cours sont mis en ligne par le ministère de l'éducation nationale dont les enseignants, les élèves et les parents peuvent consulter sur école-ci.org. 69 Encadré 1 : extrait de la leçon sur le milieu tropical ivoirien de la classe de seconde ( ecole-ci.org) Cette affirmation est due à l'approche déterminisme de la géographie scolaire ivoirienne selon laquelle le milieu naturel influence la répartition de la population. Plusieurs leçons affirment cette approche déterminisme de la géographie scolaire. Il est bien de rappeler qu'en Côte d'Ivoire, seul l'ouest a un relief de montagne. Le Nord a un climat tropical sec, une végétation de savane et un relief de haut plateau. Alors, le rôle des facteurs naturels est très insignifiant dans le sous-développement du Nord. Raison pour laquelle Catherine Aubertin, (1983, p. 24) affirme que : « une région n'est pas naturellement pauvre. Une région se structure, devient « riche » ou « pauvre », essentiellement dans le cadre de l'évolution des rapports socio-économiques dans lesquels elle est insérée ». La région Nord a été insérée dans une organisation économique qui lui est désavantagée et elle a modifié son organisation sociale. Dans le contenu des manuels scolaires, toute cette réalité sur la région Nord est écartée lors de son étude économique et sociale. Par conséquent, cela donne une identité de dépendance au Nord vis-à-vis de la région Sud. Les gens du Nord sont étiquetés par une identité marginale par les apprenants. En effet, les agriculteurs du Nord sont perçus seulement comme des producteurs d'une agriculture de subsistance et la région Nord est présentée comme une localité naturellement pauvre. Les paysans du Sud sont présentés avec une identité ascendante sur les paysans du Nord. Car, la région Sud est vue en tant que la première région économique avec un secteur agricole puissant et un secteur industriel moderne. C'est selon cette logique que Memaï Atfa et Rouag Abla affirment que : « À travers les connaissances, mais aussi à travers les opinions sur l'organisation sociale et politique d'un pays, le manuel comporte des appels qui s'adressent à l'élève, lui suggèrent ce qu'il faut aimer et respecter et ce qu'il faut haïr et mépriser. Le manuel participe ainsi à la construction du système de valeurs de l'élève. Il lui transmet des modèles d'identification, lui trace des idéaux et l'oriente, contribuant ainsi au renforcement de son Surmoi » (Ansart, 1984, cité par Cromer et Hassani-Idrissi, 2011, p. 2 rapportés par Memaï & Rouag, 2017, p. 2) Les contenus des manuels scolaires sont des canaux de la promotion des cultures d'exportations du Sud et la diffusion de l'idéologie de l'économie de plantation auprès des apprenants. Les contenus des manuels sont conformes aux idées, aux valeurs et aux normes que le pouvoir veut 70 transmettre et inculquer aux jeunes apprenants (Calindere, 2010, p. 17). La population du Sud est reconnue comme le groupe national d'appartenance par les apprenants. Le contenu des manuels scolaires a contribué activement à cela. L'illustration des iconographies affiche la population Nord avec une identité marginale. |
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