A - Origine et objectifs de l'anti-suit injunction
258. L'anti-suit injunction est une pratique anglo-saxonne
qui n'a pas véritablement d'équivalent en français.
Pourtant, certains praticiens du droit utilisent la dénomination
française << d'injonctions contre les poursuites1
>>. Il existe deux sortes d'anti-suit injunctions, qui ont chacune un
objectif différent. Soit l'anti-suit injunction est utilisée pour
contester la légalité de l'ouverture d'une institution arbitrale,
lorsqu'une partie considère que le litige n'est pas couvert par la
convention d'arbitrage ; soit, au contraire, elle permet de contester la
méconnaissance par une juridiction étatique
étrangère d'un arbitrage contractuellement prévu.
259. Un grand nombre de systèmes juridiques
connaissent des anti-suit injunctions, cette technique est utilisée
couramment aux Etats-Unis, en Australie, au Canada. Mais elle trouve son
origine dans l'Angleterre médiévale. L'
<<injunction>> alors prononcée par le chancelier avait pour
but d'empêcher un plaideur de saisir les tribunaux de la Common law
dès lors qu'il estimait qu'une telle action était contraire
à la bonne conscience2.
Ce pouvoir d'injonction, qui interdit à une partie
d'exercer une action en justice devant un tribunal arbitral ou devant la
juridiction étatique d'un pays étranger, est un pouvoir que les
juridictions anglaises se sont elles-mêmes reconnues en 1834 sous le
dénomination d'anti-suit injunction3.
1 Maître P. Desbiens, Journal du Barreau, vol. 42,
n°8, aoüt 2010.
Séminaire de l'Association du Barreau canadien
intitulé << Les injonctions contre les poursuites >>.
2 En ce sens, S. Cordonnier, << L'anti-suit injunction au
sein de l'espace judiciaire européen >>, Mémoire, Aix
Marseille III, 2005.
3 En ce sens, B. Mercadal,
http://www.institut-idef.org/Anti-suit-injunction.html
260. L'objectif de celui qui prononce l'anti-suit injunction
est de Ç faire prévaloir sa propre conception de la juridiction
compétente sur celle de toute autre juridiction, étatique ou
arbitrale, qui pourrait être saisie ou a été effectivement
saisie de la question1 È. Mais cela peut avoir pour effet de
brouiller davantage les pistes quant à la répartition de
compétences déjà délicate entre institution
arbitrale et juridiction étatique. Car si les anti-suit injunctions
constituent dans certains cas un instrument de promotion de l'arbitrage, dans
d'autres elles remettent en question la légitimité même de
l'arbitrage.
B - Mesure de soutien ou obstacle au déroulement de
l'arbitrage ?
261. Certains praticiens2 y voient une mesure de
soutient à l'arbitrage. Alors que d'autres, y voyant davantage d'effets
pervers, revendiquent haut et fort l'abandon du prononcé d'anti-suit
injunctions en matière d'arbitrage. Il convient donc d'examiner les
effets positifs (1°) et négatifs (2°) du prononcé d'une
anti-suit injunction.
1° Une mesure de soutien à
l'arbitrage
262. Lorsqu'une convention d'arbitrage est valide, le plus
souvent la technique de l'anti-suit injunction permet le déroulement de
l'arbitrage, en enjoignant a une partie de cesser son action devant la
procédure judiciaire étrangère. C'est donc un instrument
efficace pour rendre exécutoire une convention d'arbitrage et il
contribue de ce fait à encourager le recours à l'arbitrage. Cette
hypothèse constitue l'apogée de la résistance de la
compétence arbitrale et manifeste plus qu'une reconnaissance, une
véritable collaboration entre justice étatique et arbitrale. En
effet, dans ce cas, c'est le juge qui confère sa force suprême
à l'arbitrage3 et il est impossible de la
méconna»tre. Mais le prononcé d'une anti-suit injunction n'a
pas toujours cet objectif.
2° Un obstacle à l'arbitrage
263. Inversement, l'anti-suit injunction peut empêcher
le déroulement d'un arbitrage et faire respecter, le cas
échéant, une clause attributive de juridiction4. On
peut alors concevoir qu'une anti-suit injunction puisse être
prononcée pour soustraire un litige de la compétence arbitrale.
On parle alors d'anti-suit injunctions offensives qui tentent de faire obstacle
à l'arbitrage même lorsque sa compétence est valable.
1 S. Cordonnier, op. cit.
2 R. Carrier, D. 2005, p.2712.
3 En ce sens, S. Cordonnier, op. cit., p.44 et s.
4 En ce sens, R. Carrier, D. 2005, p.2712.
Cette hypothèse pose problème car elle contredit
<< l'effet négatif1 È du principe de
compétencecompétence reconnu par le droit français, et en
vertu duquel les juridictions étatiques sont incompétentes tant
que l'arbitre ne s'est pas prononcé lui-même sur sa
compétence. De même, ce type d'injonction semble contraire au
droit anglais, du moins si les parties ne sont pas d'accord. Car l'effet
négatif semble être reconnu partiellement en Angleterre. En effet,
les juridictions étatiques ne peuvent << statuer sur la
compétence d'un tribunal arbitral qu'avec l'accord des parties ou
à défaut du tribunal lui même2 È.
264. Par conséquent, en France, les anti-suit
injunctions prononcées par un juge pour interdire l'arbitrage devraient
être interdites puisque l'arbitre est seul compétent pour statuer
sur sa compétence.
Il en est de même en Angleterre, le juge ne devrait pas
pouvoir prononcer une telle anti-suit injunction avant que l'arbitre connaisse
le litige et se déclare ou non compétent, sauf dans le cas
oü les parties ou le tribunal arbitral lui-même accordent au juge
étatique ce pouvoir.
On peut conclure que l'interférence entre l'anti-suit
injunction et le pouvoir reconnu aux arbitres devrait justifier l'interdiction
de telles pratiques. En ce sens, Monsieur Olivier Cachard3
considère que le principe de compétence-compétence est le
remède le plus approprié pour combattre les anti-suit
injunctions.
265. En outre, certains praticiens réclament sur le
fondement de l'article 24 du nouveau Code de procédure
civile4 le prononcé par le juge français <<
d'anti-anti suit injunction5 È. Cette disposition permet au
juge de prononcer des injonctions en cas de manquement par les parties au
respect dü à la justice. De sorte que le juge français
pourrait interdire à une partie de demander une anti-suit injunction
dans un autre pays dès lors qu'il estime que cela porterait atteinte au
respect dü à la justice française. Il s'agit en fait d'une
contre-mesure qui << enjoint à une personne de s'abstenir d'un
acte dans un autre ordre juridictionnel6 È. Mais cette
solution reviendrait à accentuer le bras de fer entre justice
privée et justice étatique. Or, les règles d'ordre public
international tendent justement à coordonner l'interférence entre
justices étatique et arbitrale dans différents pays.
1 cf supra, Titre 2 Chapitre 1,
2 R. Carrier, D. 2005, p.2712, cf article 32 de l'Arbitration Act
1996
3 Le principe de compétence-compétence <<
constitue le remède le plus approprié en ce qu'il protège
la compétence de l'arbitre contre toute interférence positive
(affirmation d'une compétence concurrente) ou négative (anti-suit
injunction) È ; O. Cachard, DMF 675, novembre 2006, p. 876.
4 Art 24 NCPC << Les parties sont tenues de garder en
tout le respect dü à la justice. Le juge peut, suivant la
gravité des manquements, prononcer, même d'office, des
injonctions, supprimer les écrits, les déclarer calomnieux,
ordonner l'impression et l'affichage de ses jugements È.
5 S. Cordonnier, op. cit., p.44 et s.
6. En ce sens, F. Rigaux, Académie de droit international
de La Haye, Recueil des cours, Cour général de droit
international privé, 1989, p. 310.
Toutes solutions qui iraient à contre-courant de cette
volonté de se reconna»tre mutuellement ne paraissent donc pas
souhaitables. Or l'anti anti-suit injunction en interdisant de conduire une
procédure devant une autre juridiction manifesterait de ce fait la non
reconnaissance de la légitimité des autres juridictions. En
outre, la jurisprudence française ne semble pas vouloir valider un tel
procédé, ainsi le Tribunal de Commerce de Marseille1 a
rejeté une demande d'anti anti-suit injunction.
§ 2 Validité des anti-suit injunctions
limitée
266. Dans le silence du législateur français,
il convient d'examiner la jurisprudence pour savoir quelle est la
validité des anti-suit injunctions. La pratique prononçant une
anti-suit injunction a été jugée valide lorsqu'elle permet
de faire respecter une obligation contractuelle communément voulue par
les parties (A). Si le recours à l'arbitrage résulte d'une
convention entre les parties, l'admission d'une anti-suit injunction pour les
contraindre à recourir à l'arbitrage pose difficulté
(B).
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