SECTION 2: L'AFFERMISSEMENT DE LA SUPREMATIE
CONSTITUTIONNELLE
Elle résulte d'un contrôle de
constitutionnalité effectif, dont la décision du 28 novembre 2002
semble être la pierre principale. Le contrôle de la
suprématie constitutionnelle a été pensé au
Cameroun depuis 1961, mais pratiquement la loi demeurait supérieure ou
tout au moins égale à la Constitution. La Constitution de 1996 a
posé en termes clairs le principe de la primauté des
règles issues de la législation constitutionnelle. La loi du 21
avril et la jurisprudence constitutionnelle autorisent à postuler
désormais la normativisation de la règle constitutionnelle
(paragraphe 1) et mieux encore la construction d'un droit constitutionnel
camerounais rénové (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1: LA NORMATIVISATION DE LA REGLE
CONSTITUTIONNELLE
Le constituant camerounais a choisi de ne plus laisser aux
pouvoirs constitués l'alternative de respecter la Constitution ou non.
Ceci par l'institutionnalisation de la justice constitutionnelle, qui»
seule "transforme donc en normes véritablement juridiques ce qui
seulement se voulait tel"(32). Par la médiation du juge constitutionnel
(I) et l'autorité qui est attachée à ses décisions
(II) , la norme constitutionnelle "devient ainsi et ainsi seulement la
règle de droit suprême"(33).
I- LA MEDIATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL DANS LA
NORMATIVISATION DE LA CONSTITUTION
La dynamique constitutionnelle camerounaise mise en relation
avec l'autorité de la norme fondamentale est illustratrice de ce que la
Constitution ne possède pas une signification
31 Voir à ce propos G. Burdeau et alii. Droit
constitutionnel, LGDJ, Paris, 26'°° éd. 1999, pp 61 et SS.
32 Ch. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la haute
cour constitutionnelle d'Autriche, Economica, PUAM, Marseille, 1972, p 22
33 Ch. Eisenmann, ibid.
s'imposant aux acteurs constitutionnels (34). Aussi la justice
constitutionnel est considérée comme le "messie" de la
Constitution, car "la parole du souverain ne s'affirme comme parole normative
que par l'agir juridictionnel"(35). La "résurrection" de la loi
fondamentale camerounaise repose sur le positionnement du juge constitutionnel
comme gardien de sa suprématie qui dans son office met en avant le motif
tiré de la violation de la Constitution (A) et sanctionne la norme
inférieure inconstitutionnelle (B).
A) La mise en avant du motif tiré de la
violation de la Constitution: le cas du règlement
intérieur de l'Assemblée
nationale
Le contrôle de constitutionnalité consiste selon
Charles Eisenmann, "uniquement à vérifier qu'une règle
quelconque ne déroge pas irrégulièrement à la
Constitution" (3 6). La loi du 21 avril 2004 portant organisation et
fonctionnement du Conseil constitutionnel conforte cette thèse qui
dispose que "le Conseil constitutionnel est l'instance compétente en
matière de contrôle de constitutionnalité". D'où la
mise en avant du motif tiré de la violation de la Constitution dans le
contrôle de la régularité matérielle (1) et de la
régularité formelle de l'acte (2).
1- Le contrôle de la régularité
matérielle de la loi
La loi n'est plus un acte général. La
Constitution énumère les matières qui ressortissent de la
compétence du législateur (37). Aussi, en disposant hors de ce
champ matériel défini par le constituant, la loi viole la
Constitution. La loi ne doit empiéter ni dans le domaine du
règlement ni dans celui du constituant. Ce contrôle,
qualifié de "contrôle de la constitutionnalité interne",
consiste selon D. Rousseau à "vérifier d'abord si le Parlement
n'a pas porté atteinte aux droits et libertés par suite d'une
erreur commise sur la signification des principes constitutionnels, sur ce
qu'ils permettaient de décider"(38) Mais il s'agirait aussi pour le juge
constitutionnel de s'assurer que "le législateur n'a pas commis une
erreur d'appréciation des faits et des circonstances sur lesquels il a
fondé sa loi"(39). Le contrôle matériel de la loi
déborde donc le simple cadre de la conformité pour
s'intéresser à l'opportunité même de la loi. Mais il
ne s'agit là que d'un développement du contrôle
corrélative à une emprise progressive de la justice
constitutionnelle. On s'attend tout au moins
34 L'affirmation selon laquelle "la Constitution est un
corps de règles obligatoires ou n'est rien" ne se charge de sens qu'avec
la justice constitutionnelle, qui par la sanction donne consistance et forme
à cette obligation. Lire aussi D. Rousseau, "Une résurrection: la
notion de Constitution", in RDP, 1990.
35 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op
cit. p 486.
36 Ch. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la haute
cour constitutionnelle d'Autriche, op cit. p 20.
37 Voir l'article 26
38 D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op
cit. p 140.
39 D. Rousseau, ibid.
à ce que le juge constitutionnel camerounais s'assure
que l'acte pris par le Parlement relève bien du domaine de la loi.
Toutefois cet acte doit également être pris dans les formes
requises.
2- Le contrôle de la régularité
formelle de la loi
Ce contrôle s'intéresse à
l'élaboration de la loi pour s'assurer qu'elle l'a été
selon les règles constitutionnelles. En France, ce contrôle
s'articule autour du vice de procédure et de l'incompétence.
L'incompétence signifie que "la loi entre bien dans la compétence
du Parlement, mais non dans celui qui l'a prise". Il en est ainsi à
cause de la procédure particulière qui caractérise
l'adoption des lois dites "organiques". La Constitution française,
contrairement à la loi fondamentale camerounaise, distingue la
procédure d'adoption des lois ordinaires de celle des lois organiques
(40). Aussi, en élaborant une loi organique par la procédure
législative, le législateur ordinaire empiète-t-il dans le
domaine du législateur organique. Le droit constitutionnel camerounais
ne fait pas cette distinction de procédure, ou tout au moins cette
distinction a été abandonnée, qui figurait dans la
Constitution du 04 mars 1960. Le contrôle du Conseil ne portera alors que
sur le respect par le législateur des règles constitutionnelles
qui président à l'élaboration des lois. Le contrôle
aboutit nécessairement à une décision.
B) La sanction du contrôle de la norme
inférieure
Le contrôle du juge aboutit à une
décision. Aux termes de l'article 23 de la loi du 21 avril 2004 "la
décision du Conseil constitutionnel déclarant qu'une disposition
de la loi n'est pas contraire à la Constitution met fin à la
suspension du délai de promulgation". Mais la décision du juge
constitutionnel peut aussi être négative, comme cela a
été le cas du règlement intérieur de
l'Assemblée nationale (1) En matière législative,
l'inconstitutionnalité de la loi s'analysera surtout en une sanction du
législateur ordinaire (2).
1- La sanction du règlement intérieur de
l'Assemblée nationale: la décision du 28/11/2002
Vidant sa saisine le 28 novembre 2002, la Cour suprême
dans l'exercice de ses prérogatives de juge constitutionnel (41), allait
poser les bases d'une jurisprudence volontariste en matière de garantie
de la suprématie constitutionnelle. Le juge constitutionnel estime en
effet que "la procédure de validation" organisée par le
règlement intérieur de la
40 Lire à ce sujet l'article 46 de la Constitution du
4 octobre 1958.
41 Ces prérogatives lui sont reconnues sur le
fondement de l'article 67 alinéa 4 de la Constitution. Il faut ainsi
relever, à la suite de A.D Olinga, que "la Cour suprême agit en
tant que juge constitutionnel sans l'être tout à fait, ni du point
de vue organique, ni du point de vue procédural."
chambre et "en vigueur avant l'institution du Conseil
constitutionnel (...) ne trouve plus sa raison d'être".(42)
Cette procédure est, au terme de l'argumentaire du juge
constitutionnel, considérée comme un"contrôle a posteriori
de la décision du Conseil constitutionnel déclarant élu
des candidats à l'élection législative". Or les
décisions de cette institution sont revêtues de l'autorité
absolue de chose jugée et s'imposent erga omnes. Aussi cela ne
peut être interprété que comme une violation de la
Constitution, c'est d'ailleurs à cette conclusion que parvient le juge
qui décide que "les dispositions des articles 3 alinéa 2, 3, 4,
5, 6 et 7, 4 nouveau, 5 nouveau, 6 nouveau, 7 nouveau et 10 in fine sont
déclarés contraires à la Constitution". Le juge
constitutionnel, juge de la Cour suprême a fait montre ici d'une rigueur
appréciable dans l'interprétation de la lettre de la
Constitution. Comme le soutient Claude Momo, "la Cour a rejoint la doctrine qui
considérait que la validation des mandats était en contradiction
flagrante avec le rôle nouveau de juge électoral dévolu au
Conseil constitutionnel."(43) Bien plus, cette décision rassure quant
à la primauté de la norme constitutionnelle sur les règles
d'organisation interne des assemblées, alors que cette suprématie
sur la loi reste encore au stade normatif.
2- L'inconstitutionnalité de la loi et la
sanction du législateur ordinaire
La sanction de la loi c'est la sanction de son auteur. En
l'occurrence le Parlement. L'inconstitutionnalité apparaît ainsi
en dernière analyse comme une "incompétence du
législateur". Parce que la Constitution procède à une
distribution de la compétence législative entre
législateur et constituant, le législateur ne saurait, sans
commettre un "excès de pouvoir" ou un "détournement de pouvoir"
disposer dans un domaine qui est réservé au constituant. Le Pr.
Eisenmann dit fort à propos qu'"il n'existe pas de règle de droit
qui puisse à aucun moment faire définitivement obstacle à
l'insertion valable dans le système du droit d'une disposition
quelconque, à sa transformation régulière en norme
juridique"(44). Pour l'éminent Professeur, l'interrogation ne peut
porter que sur l'autorité compétente pour édicter la
règle. Ceci justifie que la disposition déclarée
inconstitutionnelle puisse être validée par une seconde lecture du
Parlement (45). Cette disposition conforte la thèse selon laquelle la
règle peut être posée, mais pas par le législateur.
Il s'ensuit normalement l'exigence d'une majorité absolue (46) pour
l'adoption. Dans ce cas il est intéressant de s'interroger sur la valeur
de la décision du juge constitutionnel.
42 Décision n° 001/CC/02-03 du 28/11/2002
43 C. Momo, "Heurs et malheurs de la justice constitutionnelle
au Cameroun", article inédit
44 Ch. Eisenmann, op cit. pp 18 -19.
45 Article 26 in fine de la loi du 21 avril 2004
46 Article 19 alinéa 3 et article 24 alinéa 3 de
la Constitution
II- L'AUTORITE DES DECISIONS DU JUGE
CONSTITUTIONNEL
Selon l'article 50 alinéa 1 de la Constitution, "les
décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun
recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les
autorités administratives, militaires et juridictionnelles, ainsi
qu'à toute personne physique ou morale". A cette autorité absolue
(A), la loi du 21 avril 2004 apporte quelques bémols (B).
A) Une autorité absolue dans son
principe
Le Conseil constitutionnel rend des décisions
souveraines (1) ayant valeur constitutionnelle (2).
1- Une décision souveraine
Le Conseil statue souverainement, c'est-à-dire avec une
autorité telle qu'il ne peut en être de plus élevée.
U rend par conséquent des décisions revêtues de la
même autorité. La Constitution et la loi portant organisation et
fonctionnement du Conseil constitutionnel s'accordent pour dire que "une fois
la sentence rendue, elle est tenue pour définitivement acquise". La
souveraineté des décisions du Conseil signifie également
qu'elles s'imposent à tous, car "une décision
déclarée inconstitutionnelle ne peut être ni
promulguée ni mise en application". Le caractère normatif ne lui
est pas reconnu sur le fondement que "un acte législatif contraire
à la Constitution n'est pas une loi". Dans le même sens "le
règlement intérieur n'entre en vigueur qu'après avoir
été reconnu dans sa totalité conforme à la
Constitution" (47). En fin de compte, la compétence reconnue au Conseil
peut se transformer en un pouvoir.
2- Une décision ayant valeur
constitutionnelle
La doctrine intègre dans le "bloc de
constitutionnalité" les décisions du juge constitutionnel (48).
Elles ont valeur constitutionnelle en ce qu'elles s'imposent au respect de
tous. Le juge constitutionnel parle avec l'autorité de la Constitution;
il est constituant. Mais il ne s'agit que d'un pouvoir constituant
dérivé qui s'explique par le pouvoir d'interprétation qui
lui est reconnu et par lequel il "tue le texte constitutionnel, le
dévore ensuite pour mieux se l'approprier, prendre sa place et le faire
revivre par sa voix, son action jurisprudentiel"(49).Cependant si les
décisions du juge constitutionnel s'imposent à tous, il demeure
une limite certaine: le pouvoir constituant.
47 Article 27 alinéa 5 de la loi portant organisation
et fonctionnement du Conseil constitutionnel
48 Voir R.G Niep, Cours de droit administratif
général, Université de Douala, année 2000-2001
49 D. Rousseau, "Une résurrection: la notion de
Constitution", op cit.
B) Une autorité cependant
limitée
Le juge constitutionnel n'est pas le Souverain. S'il est
admissible qu'il n'existe aucune norme au-dessus de la Constitution, le
Souverain est au-dessus de la Constitution (50). Par conséquent une
inconstitutionnalité peut être contournée en recourant
à lui (1) ou en procédant à une seconde
délibération (2). Ainsi est annihilée toute
possibilité d'un éventuel « gouvernement des juges" en
droit constitutionnel camerounais.
1- L'inconstitutionnalité contournée par
le recours au Constituant
Cette hypothèse n'est pas expressément
prévue par les textes. Mais en reprenant la thèse de Charles
Eisenmann selon laquelle toute règle peut être posée mais
par l'autorité compétente, la décision
d'inconstitutionnalité n'empêche pas le constituant qui "peut tout
faire » parce que souverain, de prendre le contre-pied de la
décision du juge. Cela s'est déjà vu en France à
propos de la loi sur le droit d'asile (51). Aucun obstacle ne peut se dresser
en face du souverain puisque "un peuple a le droit imprescriptible de changer
ses lois, même les meilleures"(52). Il ne serait pas étonnant
qu'une loi déclarée inconstitutionnelle puisse devenir
constitutionnelle par la modification de la Constitution. En définitive,
il semble bien qu'il n'ait d'inconstitutionnalité que de
l'incompétence du législateur ordinaire, puisque la loi du
21avril prévoit aussi un moyen de contourner la décision du
juge.
2- L'inconstitutionnalité contournée par
la seconde délibération
Elle est prévue dans le cas où une seule
disposition de la loi serait déclarée inconstitutionnelle; ladite
disposition étant séparable de l'ensemble de la loi. Mais il faut
encore que le Président de la République, à qui l'option
revient en tant que gardien du respecte de la Constitution, le demande. Dans ce
cas la disposition est adoptée suivant une procédure qui n'est
pas celle de la loi ordinaire. La question qui se pose alors est celle de
savoir si le Parlement se réunit en Congrès ou alors s'il suffit
que la disposition soit adoptée à la majorité absolue par
les membres de chacune des deux chambres. Au regard de la procédure
législative de la Constitution du 18 janvier 1996 on peut dire que la
loi étant votée par les deux chambres et la demande de seconde
lecture étant prévue tant pour le Sénat que pour
l'Assemblée nationale, le Parlement doit se prononcer sur la disposition
déclarée inconstitutionnelle
.50 Les deux révisions constitutionnelles intervenues
au Togo après la mon du Président Eyadema démontrent que
le souverain n'est pas lié par les règles qu'il a posées.
En cela on rejoint la position du théoricien allemand C. Schmitt qui
estime que le véritable constituant est celui qui peut à tout
moment décider de "l'exception". Il s'agit ni plus ni moins que de la
soumission de la loi fondamentale au pouvoir et à ceux qui le
détiennent. Lire aussi J. Du Bois de Gaudusson, "Trente ans
d'institutions constitutionnelles et politiques. Points de repère et
interrogation", in Afrique contemporaine. n° spécial, 4'""
trimestre, 1992, pp 56 et SS.
51 Voir D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel,
op cit. p 163.
52 JJ. Rousseau, cité par JP Camby, "Supra
constitutionnalité: la fin d'un mythe", in RDP, n°l, 2003, p 671
L'inconstitutionnalité est neutralisée par le
vote à la majorité absolue; ce qui marque la primauté des
représentants du peuple sur les juges. Pourtant il est certain que la
justice constitutionnelle augure d'un nouveau droit camerounais.
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