Rechercher sur le site:
 
Web Memoire Online
Consulter les autres mémoires    Publier un mémoire    Une page au hasard

L'espace dans Rigodon de Céline


par Gaëtan Jarnot
Université de Nantes
Traductions: Original: fr Source:

précédent sommaire suivant

3-ESPACES DU NARRATEUR

3-1- MEUDON

Le narrateur ne passe pas inaperçu dans Rigodon. Céline attire constamment l'attention sur le lieu de la narration. La narration devient alors elle-même une partie de l'intrigue :

La narration de Rigodon est, je l'ai dit, coupée d'incidentes qui, des routes d'Allemagne, nous ramènent au pavillon de Meudon où le romancier écrit sa chronique. Elles évoquent les visites que lui font, pendant qu'il travaille, des journalistes en mal d'interviouves. 79(*)

Le roman se structure en fonction de ce changement de lieu. Le lieu de la narration sert non seulement de transition entre deux étapes (le départ pour Sigmaringen puis l'arrivée, par exemple80(*)) mais également de lieu d'ouverture et de clôture du roman. Meudon est le lieu originaire de la parole. C'est dans cet aller-retour perpétuel entre l'Allemagne et Meudon que le narrateur s'impose de plus en plus. Pour étudier l'espace et la narration nous nous inspirerons du chapitre 6 de Poétique de Céline81(*) en apportant de légères nuances au propos de l'auteur. Puis, nous prolongerons cette étude en nous penchant sur le rôle de Meudon dans l'organisation du roman.

L'une des originalités de Rigodon est de mêler un récit et une réflexion sur l'acte même de la narration. C'est de cette réflexion dont nous nous sommes servis pour étudier la production de Céline. Cette oeuvre permet autant à l'auteur de raconter une histoire que de manifester son existence. C'est dans sa maison de Meudon que cette existence va se manifester. Dans son ouvrage Henri Godard en profite pour faire mentir Gérard Genette qui affirme que « le lieu narratif est fort rarement spécifié, et n'est pour ainsi dire jamais pertinent »82(*). En réalité, Gérard Genette apporte plus de nuance dans son propos. Dans son ouvrage, cette phrase est en effet précédée de : « A l'exception des narrations au second degré, dont le cadre est généralement indiqué par le contexte diégétique [...] ». Or c'est précisément le cas de Rigodon. Mais Genette, dans une note, apporte un élément de réflexion qui va nous être utile : « [Le lieu narratif pourrait être pertinent], mais pour des raisons qui ne sont pas exactement d'ordre spatial : qu'un récit « à la première personne » soit produit en prison, sur un lit d'hôpital, dans un asile psychiatrique, peut constituer un élément décisif d'annonce du dénouement : voyez Lolita »83(*). Le caractère du lieu du narrateur est bien déterminant dans Rigodon. Le lieu de la narration, comme les autres lieux du roman, est menacé. L'existence d'un personnage à Meudon permet de redoubler l'effet de persécution (interviews à répétition). Le fait de systématiser la juxtaposition du temps et du lieu de l'énonciation et celui de l'histoire lui permet de montrer au lecteur la permanence de cette persécution. Ce qui ne change pas d'un lieu à l'autre c'est cette persécution et un élément qui lui est lié : son état physique. Ces deux éléments servent sans doute à attirer la bienveillance du lecteur.

j'ai bien du mal à me hisser sur notre plate-forme... je ne veux pas vous apitoyer, je vous indique simplement. 84(*)

je viens d'avoir soixante-sept ans, ma peau de chagrin bien racornie, je devrais être claboté depuis belle 85(*)

Le narrateur n'oublie pas son corps qui affiche une constante mauvaise santé d'Allemagne à Meudon. Cependant on peut noter d'étranges différences entre l'attitude de Céline à Meudon (ou au moins ce qu'il nous dit sur lui) et celle qu'il affiche durant son périple. Dans Pouvoirs de l'horreur, Julia Kristeva fait remarquer ce paradoxe du narrateur affirmant sa nullité, sa discrétion et qui est toujours le médiateur et l'interlocuteur dans l'Allemagne de 1945 :

moi qui ne dis jamais un mot, qui ne me montre jamais, et qui ne reçois jamais personne 86(*)

Ce lieu de la narration, menacé par les journalistes, est devenu un élément à part entière du récit au même titre que le lieu de l'action. La vue qu'il a depuis sa fenêtre dans sa maison de Meudon finit dans notre esprit par s'associer aux images fantastiques de Hanovre en flamme. Le narrateur prépare ses effets :

Je m'allonge, Lili remonte chez elle, au premier étage... je vous donne ces détails indiscrets, que vous compreniez un peu la suite... 87(*)

Puis lorsque le narrateur décrit Hanovre un glissement s'effectue d'Allemagne vers Meudon. Le lieu du narrateur est à nouveau présent. Ici, les deux lieux sont perçus de façon parallèle. Evoquer Hanovre en flamme c'est également évoquer les actions dans le pavillon de Meudon :

Maintenant là au-dessus d'où j'écris j'entends à travers les étages [...] ce sont des danseuses il me semble, pas des flammèches comme à Hanovre... 88(*)

Les flammes dansantes le ramènent à Meudon et à ses danseuses. Le retour au lieu du narrateur s'effectue ici en relation avec l'événement.

Mais le passage du lieu de l'histoire au lieu de la narration peut être beaucoup plus brutal. Les visites qui interrompent le récit en cours ne sont jamais annoncées ou attendues. C'est à nouveau par le son que nous découvrons l'espace du narrateur. Les onomatopées « toc, toc »89(*) ou le téléphone90(*) assurent cette fonction de passage de l'espace imaginaire du récit à l'espace réel. La force de l'effet dépend du contexte spatial. Si le narrateur évoque sa vie présente l'effet sera moins fort que s'il nous raconte sa fuite. C'est le cas de cette interruption :

Drrrng ! force est bien de m'interrompre...91(*)

L'espace réel reprend brutalement la place de l'espace imaginaire du récit. Ces irruptions s'imposent au détriment de l'histoire avant de devenir elle-même objet de narration qui suit.

Ces interruptions montrent toutes un Céline haï ou menacé. Cette maison est montrée comme une forteresse grillagée dérisoire. La menace vient au-delà de la grille qui est le dernier rempart contre les journalistes. On l'a déjà vu cette menace fait partie de la mécanique du récit.

Dans les deux premiers romans de la trilogie, le quotidien et les événements qui interrompent le récit peuvent prendre place sur les berges de la Seine ou dans les bureaux des éditions Gallimard. Dans Rigodon le narrateur fait uniquement référence à Meudon. Le contexte réel et la thématique de la claustration de plus en plus présente y contribuent.

Les passages où le narrateur, à Meudon, s'interroge sur ce qu'ont pu devenir tels lieux permettent de rendre encore plus présent le lieu réel et encore existant de la narration. Nous allons étudier ces lieux que le narrateur évoque.

* 79 Jacques Valmont, « Céline : Rigodon », in Aspects de la France, hebdomadaire de l'Action française [Paris], 13 mars 1969 article reproduit dans Les critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976, pp.167-171

* 80 Rigodon, pp.795-798

* 81 Henri Godard, Poétique de Céline, Gallimard, Bibliothèque des idées, Paris, 1985

* 82 Gérard Genette, Figures III, Seuil coll. « Poétique », 1972, p228

* 83 id, p228, note 2

* 84 Rigodon p.885

* 85 Rigodon p.913

* 86 Rigodon p.877

* 87 Rigodon, p.721

* 88 Rigodon, p.827

* 89 Rigodon, p.925

* 90 Rigodon, p.713

* 91 Rigodon, p.838

précédent sommaire suivant








® Memoire Online 2007 - Pour tout problème de consultation ou si vous voulez publier un mémoire: webmaster@memoireonline.com