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L'espace dans Rigodon de Céline


par Gaëtan Jarnot
Université de Nantes
Traductions: Original: fr Source:

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2 - INTÉRIEUR / EXTÉRIEUR

Il paraît pertinent d'effectuer une reconstruction de l'espace en différenciant l'espace intérieur de l'espace extérieur dans une oeuvre de Céline. On verra que l'opposition entre dehors et dedans structure une bonne partie de Rigodon. On rappellera simplement que ce contraste est présent dès le premier texte de Céline. Alors que les femmes qui accouchent dans la clinique meurent, celles qui accouchent à l'extérieur ont plus de chance de survie. L'enfermement est donc déjà lié à la mort. Et le thème de l'hallucination, du rêve dans un espace ouvert est également déjà présent :

La rue, chez nous ?

Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve.

On rêve de choses plus ou moins précises, on se laisse porter par ses ambitions, par ses rancunes, par son passé. C'est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c'est notre sanctuaire moderne, la Rue.52(*)

Dans Rigodon on retrouve la capacité de l'espace extérieur à susciter le rêve voire les délires du narrateur. Les bombardements vécus dans un abri (sous le tunnel par exemple) provoquent l'angoisse, mais quand Céline est à l'extérieur un bombardement peut se transformer en joyeux feu d'artifice :

les flammes vertes roses dansaient en rond... et encore en rond !... vers le ciel !... il faut dire que ces rues en décombres verts... roses... rouges... flamboyantes, faisaient autrement plus gaies, en vrai fête, qu'en leur état ordinaire, briques revêches mornes... ce qu'elles arrivent jamais à être gaies si ce n'est pas le Chaos.53(*)

Dans l'Allemagne en feu de 1945, c'est donc l'espace extérieur qui est le plus apte à recevoir les délires de Céline. Mais les lieux extérieurs ne sont pas non plus exempts de l'angoisse du narrateur. L'immensité du vide provoque aussi cette angoisse.

Tout se rejoint là-bas, très loin... à Zornhof c'était la plaine qui faisait l'effet de pas finir...54(*)

L'absence totale d'horizon ou de protection peuvent opérer les mêmes effets. Dans ces espaces extérieurs nous traiterons des espaces urbains qui s'opposeront aux trains, exemples de l'espace intérieur.

2-1- ESPACE OUVERT : L'ESPACE URBAIN

Les villes ont la particularité d'être désertées à cause des bombardements ou bien pleines de réfugiés. Il n'y a pas de compromis entre les deux. Rostock en est une bonne illustration :

y a personne dans les rues de Rostock, là d'un coup, du monde !55(*)

 Toujours dans le souci de se cacher, d'éviter la foule, le couple rejoint un endroit plus calme :

rien ne devient plus cafardeux que les plages soi-disant de joie, chalets, casino.56(*)

L'espace urbain vidé de ses habitants constitue un repos pour le petit groupe. A Ulm, l'absence de scènes de guerre à décrire et le calme relatif offrent à Céline l'occasion de procéder à une description de la ville :

nous n'étions plus dans la gare même... mais sur le péristyle, en haut des marches, de là nous voyons toute l'avenue, largeur des Champs-Élysées, bordée d'arbres somptueux...sûrement que l'air était pur à Ulm... pas d'usines... pas d'autos... et personne, ni dans la gare ni sur les trottoirs, là, rien !... des immeubles des deux côtés... mais vides, il me semblait.57(*)

Cette description permet de souligner la mutation du caractère habituellement obscur des villes allemandes dans l'oeuvre de Céline. Le vide permet à la ville d'acquérir une représentation radieuse. Le narrateur revient à de nombreuses reprises sur la beauté de la ville vidée de ses habitants :

dans cette avenue jusqu'au beffroi, rien... pas un chat...58(*)

cette avenue est belle... très belle très large... je vous l'ai déjà dit... vingt fois !... mais longue... le bout où ?... à la flèche !... aux funérailles... à la cathédrale...59(*)

Mais étrangement, cette attirance pour le vide et la solitude est vite parodiée :

« Cette avenue est magnifique, tu te rends compte... elle est magnifique parce qu'il n'y a personne... fais venir du monde ca sera infect... tout de suite que les gens rallient... pas tant qu'ils fassent des saloperies, mais d'eux-mêmes, plus rien de regardable... la mort est qu'une nettoyeuse... »

D'habitude il [La Vigue]aimait assez ces genres de vannes, de scènes, de pseudo-profondeurs... texte pour personnage morose... Hamlet prix-unique...60(*)

Céline se parodie lui-même : il a donc conscience d'effectuer des choix pour le caractère qu'il donne à l'espace vide. Mais le fait que ces choix deviennent conscients ne le freine pas dans leur caractère aussi stéréotypé qu'il donne aux espaces vides de gens. Au contraire, le choix correspond sans doute à la massivité de l'obsession dont il est l'objet, mais également à une décision consciente. Cette décision relève d'un choix littéraire qui met l'espace au centre de ses préoccupations.

Mais dans l'expérience que le personnage fait de l'espace, il se confronte aussi à la ville détruite. La technique descriptive employée est celle que nous avons déjà vue. Cette technique lui permet de décrire Hambourg comme une ville fantomatique :

en fait de ville !... il voit qu'une de ces fumées !... tout est caché... 61(*)

juste le temps d'un petit résumé, rappel des ombres, des aspects...62(*)

je voyais pas du tout la ville, trop de suie, trop de fumées...63(*)

Céline s'étend très peu sur la topographie de ces villes. Sa technique littéraire déjà évoquée est bien sûr à l'oeuvre, mais nous ne pouvons pas négliger le contexte historique du roman. En effet, il n'y avait plus de topographie ou alors il faut parler d'une topographie nouvelle du désastre ; il renonce aux notations spatiales pour n'évoquer que le spectacle de la guerre et ses conséquences (fumées). La vision d'Hambourg répond également à la définition bakhtinienne de la littérature carnavalisée ; au sens propre, nous avons « un monde à l'envers » (navires retournés, zones devenues souterraines). Ces espaces intérieurs (catacombes) pourront remplir les fonctions occupées par la ville avant les bombardements.

Ces villes détruites conservent malgré tout la fonction picaresque de l'espace d'entretenir la vie grâce à la nourriture qu'elles recèlent ainsi que de menacer la vie à cause des dangers partout présents. La tendance qu'ont les objets les plus innocents à se transformer en force de frappe est manifeste. La brique reçue sur la tête64(*) fait partie de ces menaces.

Le train étant l'axe du roman, la portion de ville décrite se trouve à proximité d'une gare. Toutes ces gares sans nom finissent par devenir le lieu d'un danger imminent qu'il va falloir fuir

pas d'inscriptions, ni de pancartes... il fallait savoir que c'était Oddort.65(*)

« Docteur, vite !... vous devez vous douter... toute cette gare ici n'est qu'un piège... tous ces gens des trains sont à liquider... ils sont de trop... moi aussi » 66(*)

Tous ces lieux sont de faux refuges. A chaque lieu est attaché un danger, ce danger oblige à changer de lieu et permet donc de donner une dynamique à la narration.

Le jeu de « Colin-Maillard » continue à se jouer dans tous les espaces du roman. Non seulement les lieux sont indescriptibles mais ils sont également innommables :

là maintenant où nous allons ? ils vous le diront pas... c'est un bled qui n'a plus de nom, ils l'ont enlevé, gratté de partout, de toutes les pancartes !... barbouillé vous le trouverez nulle part... 67(*)

La perte de repère provoque l'angoisse du narrateur. Mais on peut retrouver cette même angoisse dans des espaces clos.

* 52 Céline, Semmelweis, L'Imaginaire Gallimard, 1999, p.34

* 53 Rigodon, p.817

* 54 Rigodon, p.748

* 55 Rigodon, p.747

* 56 Rigodon, p.748

* 57 Rigodon, p.775

* 58 Rigodon, p.783

* 59 Rigodon, p.787

* 60 Rigodon, p.775

* 61 Rigodon, p.850

* 62 Rigodon, p.851

* 63 Rigodon, p.852

* 64 Rigodon, p.824

* 65 Rigodon, p.806

* 66 Rigodon, p.808

* 67 Rigodon, p.804

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