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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

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par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

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B. La querelle des universaux

La critique des droits de l'homme par Joseph de Maistre (1753-1821) est célèbre pour sa mise en cause de l'ontologie du sujet moderne. En affirmant qu'à la différence de « l'homme » des nouveaux textes français, seuls des hommes existent, ce penseur contre-révolutionnaire tente de neutraliser la démarche du texte français : à supposer que le sujet même n'existe pas, les droits qu'on lui prête ne sauraient être que chimères1. La question de l'universel a cependant été posée depuis de nombreux siècles au moment où les conservateurs du XVIIIe s'en emparent. A partir du XIe siècle, l'ontologie des Pères et du haut Moyen Age fut remise en question par de nouvelles conceptions du monde. Le débat est extrêmement complexe car ce n'est pas sur le terrain directement politique mais sur le plan logique que la confrontation eu lieu. Elle fut retenue par l'histoire comme la querelle des universaux. La définir permet d'en comprendre la portée. Quel fut l'apport d'Ockham dans cette lutte intellectuelle ? En quoi ses positions concernent-elle la naissance de l'individu moderne ?

Cette querelle comporte deux problèmes : le statut des universaux et le principe d'individuation des singuliers. Les universaux sont pour les scolastiques les termes généraux (ou idées) donnant accès à la nature (genre et espèce) ainsi qu'aux propriétés (différence, propre, accident) des choses2. Ainsi, Socrate appartient-il au genre animal, à l'espèce humaine dont la différence spécifique est la raison, a-t-il en propre le sens du beau, et est par accident triste ou enjoué. Le grand problème est au Moyen Age celui de leur nature : les universaux sont-ils des mots ou des réalités existants hors de notre intellect ? L'animalité, l'humanité, le sens esthétique ne sont-ils que des sons ou bien des êtres réels ? Les scolastiques découvrirent ces questions en lisant le commentaire que fit Porphyre (234-305) des Catégories, bien qu'il recule devant la difficulté de la question3. Elles déclinent un même problème intemporel : la valeur des déterminations que l'esprit impose aux choses. « Il s'agit de comprendre comment les termes et les énoncés, éléments de tout

1 « La Constitution de 1795, comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être persan : mais quant à l'homme, je déclare ne jamais l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu ». Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1796.

2 Une bonne définition de chaque universel est disponible sur http://www.cosmovisions.com/

3 « Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l'intelligence ; et dans le premier cas sont-ils corporels ou incorporels; existent-ils, enfin, à part des choses sensibles ou confondus en elles ? Je ne le dirai point ». Isagogen Porphyrii commenta, éd. Brant, p. 159, l. 3-8. Ce texte était accessible au Moyen Age grâce à la traduction latine rédigée par Boèce (480-524).

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savoir, renvoient aux choses réelles1 ». Cette querelle complexe. L'enjeu de son exposition est d'identifier la naissance du sujet des droits de l'homme au Moyen Age, non à l'âge classique.

Il est impensable pour les scolastiques de répondre à la question des universaux sans référence aux écrits d'Aristote. Il s'agit donc en partie d'une querelle de leur interprétation, qui est pour sa part des plus épineuses au regard, d'une part de son absence de solution claire chez le Philosophe, d'autre part des traductions et commentaires dont disposaient les commentateurs médiévaux. Le bas Moyen Age n'a pas tant affaire à Aristote qu'à l'aristotélisme qui emprunte pour sa part à toutes les doctrines antiques ainsi qu'au néo-platonisme2. Porphyre ayant été le disciple le plus fidèle de Plotin, il est certain que l'Isagoge donne une lecture néo-platonisante et réaliste du Stagirite3 dont l'influence dura plusieurs siècles. Or si Aristote fut effectivement réaliste, ce n'est aucunement selon l'acception qu'on lui prêta au Moyen Age :

« En tant qu'il a admis la matière indéterminable, peu différente de celle de Platon, et la nécessité, du point de vue de la science, de séparer la forme de la matière, l'idée générale de l'individu, Aristote a été réaliste. C'est par là (...) qu'il a favorisé au Moyen âge, par les équivoques possibles sur sa doctrine, l'éclosion d'un réalisme aussi outré que celui qu'il combattait chez Platon4 ».

Dans une perspective dichotomique, est « nominaliste » celui pour qui les universaux sont de simples mots et « réaliste » qui défend leur existence hors de l'intellect. Mais une perspective continuiste définissant chaque auteur par rapport aux autres peut également être envisagée, auquel cas une thèse peut apparaître réaliste ou nominaliste selon la doctrine à l'aune de laquelle elle est comparée. Duns Scot sera alors nominalisme par rapport à Thomas, réaliste par rapport à Ockham, quant à lui réaliste par comparaison à Hobbes. Le nominalisme n'est plus alors le camp qu'à rallié un auteur dans la querelle, mais plutôt une position intermédiaire entre deux extrêmes dont le nom est fonction du point de vue adopté. Le nominalisme est donc un terme équivoque. Pour des raisons d'exposition, on rendra néanmoins compte de la querelle des universaux selon l'approche dichotomique. Qu'est-ce alors que le réalisme ? Quelles en sont les implications politiques ?

1 Joël Biard, Introduction à la Somme de logique, Mauvezin, Editions T.E.R, 1988, p. VIII.

2 « On a coutume de faire d'Aristote le maître du Moyen âge. C'est une exagération manifeste. Car, du IXe siècle au XVe, on peut constater que des emprunts ont été faits - directement ou indirectement - à toutes les doctrines antiques, stoïcisme, éclectisme, même épicurisme, platonisme et surtout néo-platonisme. En second lieu, Aristote, quand il est étudié, est presque toujours interprété à l'aide des commentateurs néo-platoniciens ». François Picavet, art. « Péripatétisme », Imago Mundi : http://www.cosmovisions.com/Peripatetisme.htm

3 Comme le montre l'introduction de Louis Valcke au Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre de Guillaume d'Ockham. Sherbrooke Centre d'études de la Renaissance, Université de Sherbrooke, 1978, p. 10 sq.

4 Louis Enjalran, art. « Nominalisme », Imago Mundi : http://www.cosmovisions.com/Nominalisme.htm

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Il existe de multiples positions réalistes. Jusqu'au XIIe siècle par exemple, les deux réalismes les plus répandus défendent l'un, l'universalité des choses dans leur essence, l'autre l'universalité des choses par non-différence. Pour le premier, le monde est une hiérarchie logique qui a en son sommet le plus général et que l'inférieur singularise par palier. En ce sens :

« le supérieur (genre, espèce) est une essence, une substance, en soi une et la même (...) qui joue le rôle de matière à l'égard des formes des inférieurs qui viennent la diversifier ; (...) Un peu à la façon d'une même cire qui prend tantôt figure d'homme et tantôt figure de boeuf, la même substance générique ou spécifique est matière à la fois de plusieurs formes, qui en font plusieurs espèces ou individus1 ».

C'est principalement à ce courant que l'on fait référence quand on parle aujourd'hui du réalisme médiéval. Il était plus fréquent, moins complexe et plus facile à conceptualiser que le second2.

Le réalisme revêtant une pluralité de formes, on voit qu'il serait plus exact, à l'image du nominalisme, de parler des réalismes. Cependant, une unité traverse les différents réalismes qui éclorent jusqu'au XIVe, car tous « s'accordent à mettre dans les individus une nature en quelque façon universelle ; le désaccord apparaît sur la manière dont cette nature se distingue de l'individu où elle se réalise3 ». L'unité du réalisme tient également à ses implications politiques. Si les réalistes de la chrétienté diffèrent de ceux de l'Antiquité, ne serait-ce de par leurs croyances en un Dieu Père créateur, ils partagent avec eux la certitude que le monde est un tout ordonné et hiérarchisé. Si la Création divine remplace la p?ónç (physis) aristotélicienne, elle ontologise mais conserve l'ambiguïté conceptuelle de l'o?aia : l'individu est la déclinaison d'un modèle issu de l'entendement divin, il occupe une place sur la scène de la Providence. En ce sens, un cosmos chrétien s'est substitué au cosmos païen, mais la hiérarchie des êtres (inanimés, végétaux, animaux, humains, anges) comme la finalité de leur existence respective demeure. C'est l'ensemble de cet édifice que les thèses nominalistes de Roscelin et Abélard mirent à mal au XIe et XIIe siècles, et que la méthode ockhamienne condamna avec une rigueur impitoyable au XIVe siècle.

Quels sont les fondements de la critique du réalisme par Guillaume d'Ockham ? En quoi ruina-t-il la métaphysique antique, faisant ainsi basculer l'Occident vers sa modernité ? L'intuition

1 Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, « Nominalisme », Paris, Letouzey et Ané, 1930, p. 720.

2 Ce second courant reconnaissait pour sa part que les choses ne sont pas universelles dans leur essence, mais il affirmait qu'en chaque singularité se maintient une nature commune. S'il ne servirait à rien de l'exposer ici, on précisera simplement que dans sa perspective, les unités d'un même groupe de choses peuvent être dites singulières pour autant qu'elles se distinguent (chaque homme est en ce sens un individu), et universelles pour autant qu'elles ne diffèrent pas, mais conviennent entre elles par leur ressemblance (l'humanité se trouve alors être l'universel commun des singularités). Ibid. p. 721 sq.

3 Ibid., p. 734.

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fondamentale du nominalisme est que le langage réaliste postule inutilement des entités derrière les mots qu'il utilise. Ainsi :

« Claude Bernard était nominaliste lorsqu'il affirmait qu' «il n'y a aucune réalité objective dans les mots : vie, mort, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu'elles représentent à notre esprit l'apparence de certains phénomènes»1 ».

De même, ce n'est pas parce que nous utilisons `genre', `espèce', `humanité', que les genres, les espèces, l'humanité existent réellement. Ockham demande à la logique de démontrer cette intuition, ce qui explique que Paul Vignaux voit en elle le socle commun fondant « l'unité du nominalisme : sa théologie n'est qu'une application de sa métaphysique, elle-même assurée sur sa logique2 ». Si l'apport de la logique est décisif, c'est qu'en étudiant les conditions de possibilité de la pensée, elle permet de dissocier ce qui est de l'ordre du réel et ce qui relève des structures de notre connaissance. C'est tout l'enjeu de l'étude ockhamienne de la signification :

« on entend par signe tout ce qui étant appréhendé fait connaître quelque chose d'autre3 ».

L'esprit est alors renvoyé à « quelque chose d'autre » que le signe ; le signe est le signifiant qui signifie un signifié. Par exemple, le drapeau d'un pays signifie, renvoie l'esprit à un territoire, à un peuple, à une histoire. Pour étoffer cette première définition du signe, il faut se rapporter à la théorie ockhamienne de la suppositio4 :

« Ce qui est décisif, c'est une juste compréhension de la théorie de la suppositio, cette propriété des termes qui, au cours des deux siècles précédents, est venue au premier plan de la réflexion logique. Par suppositio, il faut entendre la propriété qu'a un terme (écrit, parlé ou conceptuel) d'être mis pour une chose dans une proposition5 »

La suppositio est donc cette fonction de signification que le terme remplit dans la proposition. Selon les Sentences6, il en existe trois types qu'analyse Paul Vignaux :

- la suppositio materialis, « quand le mot se prend pour le son dont il est fait » ; par exemple : « `homme' est un mot formé de deux syllabes » ;

- la suppositio personalis : « quand le mot se prend pour les choses mêmes qu'il signifie », par exemple : « l'homme court » ;

- la suppositio simplex : « quand le mot est pris, non pour des individus, mais pour quelque chose de commun » ; par exemple : « l'homme est une espèce ».

1 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, Sherbrooke, op. cit., p. 22 (introduction).

2 Paul Vignaux, op. cit., p. 759.

3 Guillaume d'Ockham, Somme de logique, op. cit., p. I, 1.

4 Suppono, is, ere, : placer sous.

5 Somme de logique, op. cit., p. VII (introduction).

6 Guillaume d'Ockham, Sent. I, dist. II, qu. 4.

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La suppositio simplex intéresse tout particulièrement Ockham puisqu'elle illustre que l'unité de la suppositio est une unité de signification, sans être pour autant une unité réelle. A la façon d'un élastique rassemblant des cartes extraites de jeux différents, le signe unifie la multiplicité sur le plan de la signification, non pas sur le plan numérique. Quand je dis « l'homme est une espèce », j'unifie dans la pensée des individus singuliers sous le terme `espèce', mais je ne peux en déduire pour autant qu'à cette unification correspond une entité réelle extérieure à l'esprit.

Le concept, dès lors, peut être défini : il est une visée, un acte de l'esprit conférant une unité de signification (l'homme) à plusieurs choses singulières visées simultanément (des individus), en vertu de leurs ressemblances. Le concept `universel' est ainsi la visée commune pour l'esprit des ressemblance entre singularités :

« Il [l'universel] n'est universel que par sa signification, car il est le signe de plusieurs. (...) Il est dit universel par cela, qu'il est capable d'être prédiqué de plusieurs, non pour soi-même, mais pour ces plusieurs1 »

Les universaux perdent toute réalité, à l'exemple du genre :

« ce qui est attribué à des choses multiples et spécifiquement différentes n'est pas une chose qui est de l'essence de celles auxquelles il est attribué, mais une intention dans l'âme, qui signifie naturellement toutes les choses auxquelles elle est attribuée2 ».

La révolution ockhamienne consiste donc à établir un parallèle entre le langage et la pensée via le concept de signe : le langage articule les signes linguistiques comme la pensée articule les signes mentaux, à la simple différence que le langage relève de la convention quand la pensée est naturelle. Cette sémiologie permet à Ockham de dissocier sémiologie de l'esprit et ontologie :

« Avec cette conception sémiotique de l'universel le pas décisif est fait, le pas hors de l'ontologie. (...) Comme prétendue « chose hors de l'esprit », l'universel n'est rien, rien qu'une absurde « entité collective », c'est-à-dire un être de raison, une ombre portée par les signes sur les étants. Comme signe, il laisse intouchée la singularité des étants, expulsé qu'il est du domaine de l'ontologie3 ».

L'apport majeur d'Ockham est d'avoir franchi ce pas, d'avoir dépassé l'obstacle épistémologique qui condamnait ses prédécesseurs à d'invraisemblables raisonnements quant à la nature de la connaissance humaine et de la hiérarchie des êtres. L'universel n'est pour Ockham que le fruit d'une mise en série des singularités ; « Penser, c'est signifier »4. Il redécouvre ainsi, car il ne semble pas qu'il l'ait lu, les intuitions d'Abélard qui affirmait avant lui que les universaux sont des signes du réel, non le réel lui-même.

1 Somme de logique, I, 14, p. 48-49.

2 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 2, § 5.

3 Pierre Alféri, Guillaume d'Ockham, le singulier, Paris, Minuit, 1989, p. 59.

4 Paul Vignaux, op. cit., pp. 756-757.

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Armé de ces intuitions fondatrices, Ockham peut offrir la relecture des pensées majeures qui lui sont antérieures. Concernant Aristote, il réinterprète le commentaire de Porphyre afin d'en donner une lecture conforme à son opinion. Les réalismes de Thomas d'Aquin et de Duns Scot sont quant à eux poussés dans leurs derniers retranchements, afin d'en montrer l'impossibilité. La méthode est toujours la même : lire les textes des docteurs à l'aune des principes logiques, notamment du principe de non-contradiction, comme nous allons le voir. Dans le cas du commentaire de l'Isagoge, Ockham pointe la nécessaire distinction de la lettre et de l'esprit du texte afin qu'il conserve son intelligibilité1. Pour ce qui est du thomisme et du scotisme, il montre que les raisonnements élaborés à partir des axiomes de ces pensées perdent toute cohérence pour peu qu'on les mène jusqu'à leur terme. Il prépare ainsi les armes conceptuelles de la pensée moderne de l'individu. Sur les ruines des thèses de ses prédécesseurs, Ockham énonce une conception de la substance absolument nouvelle.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon