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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

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par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

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C. La substance ockhamienne

La sémiologie nous enseigne que les universaux n'ont pas d'existence ontologique mais logique. N'existe par conséquent que des singuliers. Bien qu'il ne soit pas encore temps de les étudier, on imagine d'ors et déjà les implications sociopolitiques d'une telle approche. Mais cette logique est-elle pour sa part fondée ? Ockham n'a-t-il pas beau jeu de présenter son raisonnement comme cohérent sans finalement en faire la démonstration ? Cette question peut être adressée au fondement de toute théorie et, après tout, on ne voit pas comment le venerabilis inceptor pourrait s'en dispenser. Pour emporter notre conviction, Ockham s'attaque aux pensées magistrales antérieures. Sa méthode est simple : en montrer les limites, et même l'absurdité. Il s'agit ainsi de commencer par dire ce que la substance n'est pas, avant, peut-être, d'en venir à décrire ce qu'elle est. Mais comment le nominalisme ockhamien peut-il ébranler les plus grands réalismes ? Pour répondre, divisons en trois groupes le courant réaliste2.

1 Au risque d'aller complètement à l'encontre des thèses du néo-platonicien, comme au sujet de sa définition de l'individu. Cf. Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 3, § 15.

2 C'est la méthode de Pierre Alféri dans son étude magistrale : Guillaume d'Ockham, le singulier, op. cit. Lire « L'ontologie dans un nouveau cadastre » p. 29 sq.

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Par ordre croissant de complexité se présente en premier lieu un réalisme grossier d'après lequel l'universel est « une chose intrinsèque et essentielle aux choses singulières auxquelles il est commun et réellement distinct d'elles1 ». Ainsi, l'universelle `humanité' serait-elle à la fois réellement dans chaque homme singulier, et réellement hors de tout homme. Elle existerait hors de l'esprit, en Dieu par exemple, comme une chose réelle, à l'image des Formes du monde intelligible de Platon. Désarmante de simplicité, la réponse d'Ockham s'appuie comme nous l'avons vu sur le principe d'identité :

« toujours, entre tout et une partie, il y a une proposition, de sorte que, si le tout est singulier et non commun, alors chaque partie est de la même manière singulière selon la proportion, car une partie ne saurait être plus singulière qu'une autre ; donc soit aucune partie de l'individu n'est singulière, soit

toutes le sont ; et puisque certaine l'est, donc toutes2 ».

Paul Vignaux précise que ce type de réalisme peut lui-même être scindé en deux approches également vouées à l'échec :

« Il y a deux manières de mettre, entre l'universel et l'individu où il se réalise, une distinction réelle : ou bien il est dans tous, ou bien il varie de l'un à l'autre, comme la partie change avec le tout. Dans le premier cas, l'universel se ferme sur soi et constitue un individu de plus. Dans le second, l'universel

devient aussi singulier que l'ensemble où il est pris3 ».

Ces thèses sont notamment attribuées à Henry de Harclay et Guillaume d'Alnwick, deux disciples dissidents de Duns Scot. Ockham n'a pas de mots assez cinglants pour les qualifier : ista opinio est simpliciter falsa et absurda4. Elles ont pour ancêtres commun la conception platonicienne souffrant quant à elle d'incohérence chronique, au point que « nul ne peut la saisir s'il a l'esprit sain5 ». Impossible donc que la chose universelle soit à la fois inhérente et distincte des singuliers dont on voudrait qu'elle fût le modèle.

Un second type de réalisme tenta de déplacer sur le plan de la raison le problème des universaux. Plus nuancé, il est qualifié de timide, mitigé ou modéré par les commentateurs. Il est lui aussi polymorphe. Ses variantes ont pour point commun de poser qu'une nature universelle est réellement dans l'individu mais que seule l'action de l'intellect peut la distinguer. Pour saint Thomas la forme est en puissance et incomplètement présente en l'individu, et l'intellection vient la libérer de la matière (cause pour sa part de la singularisation) et la dévoile. Ainsi, le genre et l'espèce : « subsistent dans les singuliers hors de l'esprit de façon incomplète et potentielle et c'est l'esprit qui les rassemble en les pensant, les fait passer de la puissance à l'acte et de l'incomplétude

1 Sent. I, dist. II, qu. 4, pp. 99 et 101.

2 Sent. I, dist. II, qu. 5, p. 158

3 Paul Vignaux, op. cit., p. 739.

4 Sent. I, dist. II, qu. 4.

5 Ibid., p. 118.

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à la complétude ». Pour Durand de Saint-Pourçain, l'universel est la chose singulière elle-même métamorphosée par la seule considération de l'intellect. Ockham rétorque qu'alors « n'importe quelle chose singulière peut prétendre à devenir universelle. Ainsi, par ce mystérieux pouvoir de l'intellect, Socrate peut être universel». Pour Henry de Harclay enfin, un même étant serait singulier selon un point de vue et universel selon un autre : « l'universel ne serait que le singulier confusément conçu ». Il suffit à Ockham de montrer les aberrations de cette approche pour la discréditer, car si « le singulier devient universel lorsqu'il est confusément conçu, alors n'importe quel singulier peut devenir commun à un autre singulier en devenant universel : Socrate est Platon conçu confusément ». Que l'on place Henry de Harclay à la fois du côté des réalismes grossier et mitigé peut surprendre mais révèle un aspect historique important et « montre seulement combien ce débat est complexe, un même philosophe pouvant défendre, en fait, plusieurs positions1 ».

Le troisième et dernier type est le réalisme subtil. Exposé dans toute complexité par Duns Scot, il représente la forme la plus achevée que prit le réalisme au Moyen Age. Le nominalisme se doit par conséquent d'en montrer les limites. Ockham connaissait parfaitement cette pensée, au point qu'on ait pu croire qu'il avait été l'élève du doctor subtilis. Quelles en sont les idées forces ? Le réalisme grossier ne parvient pas à franchir le gouffre entre universel et singulier. Afin d'éviter que l'un des termes de l'équation n'exclue l'autre, le réalisme subtil a besoin d'un intermédiaire rendant la singularisation possible. Cette fonction est remplie par l'eccéité qui complète et contracte la forme spécifique (la chevalité) et donne à l'individu (le cheval) son unité finale de singulier2. Contre Averroès, la nature ou forme spécifique n'est donc pas identique chez tous les individus d'une même espèce puisque contractée par l'eccéité ; avec Averroès, la nature commune est une res indifférente aux catégories d'universel ou de singulier, « elle ne trouve sa complétude [d'universel] que dans l'intellect qui la pense3 ». Si pour Scot l'universel est une chose « réelle », c'est seulement en ce qu'il se distingue formellement de la chose singulière. La forme et l'individu sont formellement différents simplement parce qu'un supplément de forme s'est ajouté de l'un pour

1 Pour l'ensemble de ces citations : Pierre Alféri, op. cit., p. 55 sq. Les thèses d'Ockham relatives au réalisme modéré sont exposées en Sent. I, dist. II, qu. 7.

2 Le terme `eccéité', issu du latin ecceitas (de ecce, « voici ») est défini par le Robert électronique 2.1 comme le principe qui fait qu'une essence est rendue individuelle. Jacques Chevalier souligne pour sa part que « Le terme fameux d'haecceitas, qui figure dans les Reportata parisiensia, ne se rencontre pas, à vrai dire, dans les ouvrages écrits de la main de Scot. Lorsqu'il veut désigner cet acte ultime qui détermine la forme de l'espèce à la singularité de l'individu, et qui fait qu'en dernier ressort l'universel dans le singulier n'est autre chose que le singulier (Ox.2, d. 42, qu. 4, n. 6), il emploie les termes « entitas positiva per se determinans naturam ad singularitatem », « ultima realitas individui » ». Histoire de la pensée, T. II « La pensée chrétienne », Paris, Flammarion, 1956, p. 435 note 1.

3 Pierre Alféri, op. cit., pp. 47-48.

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« former » l'autre. L'eccéité est ainsi la condition de possibilité de la singularité, elle est un supplément de forme ajouté à l'essence commune :

« Et néanmoins, cette dernière espèce (species specialissima) est douée d'une unité propre, correspondant à son entité, à son degré d'être, et ne requiert pas l'individualité pour se compléter. D'où il suit que, dans un même et seul être individuel, cet homme ou ce cheval, l'entité singulière (heccéité de cet homme ou de ce cheval) et l'entité spécifique (humanitas, equinitas) existent à titre de réalités formellement distinctes, et que l'universel possède ainsi dans le singulier même un fondement réel, indépendamment de tout acte intellectuel, bref qu'il se présente en lui avec la marque propre de l'individualité : car chaque homme a son humanité, bien que la notion abstraite et

universelle d'humanité soit un produit de l'intellect1 ».

Le problème est qu'en posant cet intermédiaire, Duns Scot est condamné à poser un second intermédiaire entre l'entité spécifique et l'eccéité d'une part, et l'eccéité et l'entité singulière de l'autre. Le réalisme scotiste n'est ainsi protégé d'une régression à l'infini qu'en fonction du degré d'obscurité de son principe clef, ce qui revient finalement à ne rien expliquer, si ce n'est qu'Ockham ait combattu cette position sur son absence de cohérence2 :

« Cette réfutation [de Duns Scot], bien que son enjeu soit ontologique, est, dans sa forme, une réfutation logique. Dans cette critique, la logique d'Ockham s'exerce bien comme une discipline transcendantale, qui établit au préalable ce qui revient à l'ontologie et ce qui ne lui revient pas, la situant dans un grand cadastre philosophique. La réfutation du « réalisme de l'universel » ne présuppose en effet aucune conception ontologique, n'a recours à aucune thèse ontologique déjà reçue. Elle tient toute sa force de l'économie de ses moyens, qui se résument en fait à un seul : le principe de contradiction, appliqué sans merci3 »

La logique nous enseigne que la distinction est par définition non-identité. Si l'identité entre les éléments a et a' n'est pas parfaite, c'est qu'en partie ou en totalité, a s'oppose à a'. Appliqué à la thèse scotiste, ce principe est destructeur car en la révélant dans son absurdité, il supprime l'alternative entre distinction réelle et distinction de raison que représentait l'hypothèse de l'eccéité : si l'humanité en tant que nature commune est formellement différente mais réellement identique à l'humanité contractée en Socrate,

« on admet que la contradiction prouve tantôt une distinction réelle, tantôt une distinction formelle, il n'y a plus de raison pour ne pas mettre partout des distinctions formelles, nulle part des distinctions réelles4 ».

On supprime donc toute distinction réelle entre les étants comme le remarque également Pierre Alféri5, on s'interdit de conclure à la distinction entre deux choses du monde. Pour être une véritable distinction, c'est-à-dire pour avoir une teneur ontologique, il faudrait que la distinction

1 Jacques Chevalier, op. cit., p. 433.

2 Il s'élève ainsi contre ceux qui affirment que « la nature humaine (universelle) est présente en Socrate, mais qu'elle y est «contractée» en Socrate par une différence individuelle, qui, cependant, n'est que formellement, et non réellement distincte de cette nature » Somme de logique, I, 16.

3 Pierre Alféri, op. cit., p. 39.

4 Paul Vignaux, op. cit., p. 743.

5 Sent. I, dist. II, qu. 6, pp. 173-174.

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formelle soit réelle ! Ockham condamne l'eccéité à ne pouvoir être qu'un être réel ou de raison. Perdant son potentiel explicatif, ce concept perd sa raison d'être.

En définitive, c'est en soumettant les différentes formes de réalisme à la question de la distinction qu'Ockham pointe leur absurdité. Aucune n'est en effet capable d'expliquer comment plusieurs singuliers peuvent avoir une nature commune sans violer le principe de non-contradiction. Quelque soit la méthode, que l'on distingue l'universel du singulier réellement (réalisme grossier), en raison (réalisme modéré) ou formellement (réalisme subtil), l'aporie est la même. On comprend mieux que la tradition puisse parler de la méthode de déconstruction de tout réalisme par le venerabilis inceptor comme du « rasoir d'Ockham ». Cette expression renvoie à son axiome méthodologique clef, le principe d'économie1, selon lequel « on ne doit jamais multiplier les êtres sans nécessité » :

« pluritas numquamest ponenda sine necessitate2 ».

L'idée sous-jacente est la suivante :

« Recourir à l'universel pour expliquer l'individuel a pour seul effet de dédoubler artificiellement les êtres, sans expliquer quoi que ce soit. Il s'ensuit que tous les principes qui ne sont pas nécessaires à

l'explication d'une chose sont superflus et doivent être rejetés3 ».

Le principe d'économie va de pair avec l'analyse du langage, notamment de la suppositio. Il est la conséquence métaphysique de la sémiotique ockhamienne, dans un même refus de la réification des abstractions et de la multiplication des entités consécutives aux projections dans l'être des catégories du langage. Encore faut-il justifier cette correspondance. L'enjeu est de taille puisqu'en fondant cet axiome, il nous serait possible d'évaluer la pertinence de la substance ockhamienne. Nous savons à présent que l'universel n'est pas la substance des choses, mais nous sommes encore dans l'ignorance de ce qu'elle est. Ockham donne-t-il une définition positive de ce qu'est la substance ?

Une fois de plus, c'est la théorie de la signification qui éclaire. Nous avons vu que l'universel n'est pas substance pour la simple raison qu'il n'existe pas réellement, qu'il est une intentio animae. La substance est par conséquent nécessairement singulière :

« Il faut savoir qu'aucun universel n'existe en dehors de l'âme réellement dans les substances individuelles, ni ne fait partie de la substance ou de l'essence de celle-ci 4 ».

1 Paradoxalement, c'est à Duns Scot qu'André de Muralt attribue, citation à l'appui, le premier usage systématique de ce principe. Cf. L'enjeu de la philosophie médiévale, p. 74.

2 Pour précisions, cf. Pierre Alféri, op. cit., p. 106 note 155.

3 Peter Kunzmann, Franz Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de la philosophie, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 89.

4 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. I, § 2.

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Ce en vertu de l'axiome inlassablement répété :

« Omnia res extra animam est realiter singularis et una numero1 »

Définir le singulier, c'est ainsi définir la substance. Ockham le caractérise de trois manières, selon son unité, sa spécificité et son unicité :

« «Singulier» et «individu» s'entendent de trois manières : premièrement, on dit singulier ce qui est une seule chose en nombre et non plusieurs choses » ;

« deuxièmement, on dit singulière la chose hors de l'esprit qui est une et non plusieurs et n'est pas signe d'une autre » ;

« troisièmement, on dit singulier le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret2 ».

Cette dernière définition renvoie strictement à la sémiologie. Elle indique qu'au niveau du langage, il y a bijection entre les signifiants linguistiques et les signifiés réels. Les noms propres, communs et les démonstratifs désignent uniquement des étants singuliers, ils ne signifient qu'une seule chose. Les deux autres définitions sont ontologiques : la première souligne que tout être, et pas seulement les êtres vivants, peut être qualifié de « singulier » ou d'« individu ». Les ressemblances entre les êtres ne sont à ce sujet pas des objections valables, comme nous le verrons au sujet de l'analyse que fait Ockham de la relation3 ; la deuxième énonce que doit être dissocié de l'ontologie tout ce qui se trouve dans l'esprit4. La substance, c'est donc l'être singulier, non le genre universel ou l'espèce commune : « il n'est pas vrai que la nature de la pierre soit véritablement dans la pierre. La nature de la pierre est la pierre5 ». Reste à savoir comment sortir de la question du fondement des définitions elles-mêmes. Ockham peut-il éviter d'avoir à définir ses définitions, régressant ainsi à l'infini ?

La réponse d'Ockham a de quoi surprendre : la singularité étant par définition dépourvue de signification, elle peut être signifié par le langage, mais elle ne renvoie ontologiquement qu'à elle-même. Ainsi, la singularité ou substance ne se démontre pas. Les commentateurs s'accordent sur ce point :

« Il n'y a de réel que le ceci : cette pierre, cette rose, cet homme. Cette thèse peut être développée et défendue, elle ne peut être, à proprement parler, fondée. Ce qu'elle énonce est indérivable, la singularité des étants se donne comme telle et ne se déduit de rien, elle ne se démontre pas. Tous les

1 Traduit par Pierre Alféri : « toute chose hors de l'esprit est réellement singulière et une en nombre ». Sent. I, dist. II, qu. 6, p. 196, l. 13.

2 Quodl. V, qu. 12, p. 529 (section : « Si l'universel est singulier », p. 528-531). La deuxième définition se retrouve en Somme de logique, I, 19, p. 66 : « On dit singulière la chose qui est une en nombre et non plusieurs et n'est pas signe d'une autre » ; La troisième en Somme de logique, I, 14, p. 48 : « Singulier, ce qui n'est pas susceptible d'être le signe de plusieurs ».

3 Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section B, 2.

4 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section B.

5 Pierre Alféri, op. cit., p. 63.

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prétendus « modes d'être » distingués dans l'ontologie réaliste traditionnelle doivent être critiqués comme de simples modes de signifier, des manières de se référer à l'étant dans son unique mode d'être1 ».

Que la singularité « se donne comme telle » signifie qu'elle apparaît comme la réalité première et ultime des étants à quiconque ne les confond pas avec les séries singulières de son esprit. Louis Valcke rappelle pour sa part qu'on est confronté au même horizon indépassable concernant la nature de la substance : elle est elle-même l'indissociable composé d'une matière et d'une forme chacune singulières, mais ceci ne peut faire l'objet d'une démonstration, c'est une nécessité logique et métaphysique en dehors de laquelle on se perd dans l'inexplicable. Ceux qui n'en sont pas convaincus se voient rappeler à l'autorité d'Aristote :

« Cette autorité rend évident qu'il n'y a rien dans l'individu si ce n'est la matière particulière et la forme particulière2 ».

Pierre Alféri confirme cette réinterprétation ockhamienne du Stagirite3.

C'est Paul Vignaux cependant qui donne l'explication profonde de la singularité de la substance. Que la substance singulière soit l'unique réalité s'explique par la grammaire même de notre rapport au monde. Notre libre agir n'intervient dans le processus de la connaissance qu'au moment d'établir des conventions4. Ainsi le concept de cheval peut-il avoir autant de noms que de langues. A contrario, le processus antérieur à la convention est strictement naturel :

« Ne disons pas que l'intellect produit l'universel : il est plus vrai de dire que l'objet, agissant de proche en proche, l'engendre dans l'âme. L'esprit n'est pas ce qui conçoit, mais ce où naît le concept5 »

Que la substance soit singulière est donc une condition de possibilité de la connaissance elle-même. Toute connaissance part nécessairement du sensible, les donnés sensibles fournissent à l'esprit les informations dont la représentation du singulier (cette pierre, Pierre) dans l'âme dépend

1 Ibid., p. 29.

2 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 1, § 2. Si l'argument d'autorité accepté par Ockham a aujourd'hui de quoi surprendre, sa valeur n'est pas la même au Moyen Age, comme l'explique André de Muralt : « Chez les grands scolastiques, l'argument d'autorité n'avait pas en soit une valeur théorique mais sa grande importance découlait très logiquement de la conception que l'on se faisait de la philosophie. La philosophie n'était aucunement affaire d'opinion personnelle ; elle est un discours contenant une vérité objective, elle est un corpus doctrinal solidement établi, et face auquel l'opinion personnelle du philosophe n'importe pas - pas plus que ne pourrait importer l'opinion personnelle du lecteur d'Euclide, face à tel de ses théorèmes. Ce n'est donc pas l'autorité qui fonde la valeur ou l'importance du discours, c'est au contraire la vérité du discours qui fait de son auteur une autorité ». L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 28.

3 Il renvoie pour cela en Sent. I, dist. II, qu. 7, p. 237 : « La théorie d'Aristote concernant les « substances secondes », espèces et genres, était donc bien seulement l'objet d'un malentendu. Selon Ockham, Aristote n'a pas pu vouloir dire que les universaux étaient de véritables substances ; ne réservait-il pas le terme, en son sens le plus propre (kurios) aux choses singulières ? ». Op. cit., p. 62, note 66.

4 Paul Vignaux, op. cit., p. 753 « L'universalité des mots est un produit de l'art, universale ex institutione, mais non celle des concepts. La production de l'universel est une oeuvre de la nature dans l'âme ».

5 Ibid.

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absolument. C'est encore la substance singulière qui rend possible la mise en série des étants conduisant à l'élaboration des concepts généraux (des pierres, l'humanité). La connaissance serait impossible sans le signe, et donc sans le singulier. Elle débute avec le singulier car naturellement, il est signifiant sans être pour sa part signifié. Il serait impossible à l'esprit de créer des concepts si tel n'était pas le cas1.

Quelles sont les répercussions d'une telle conception de la substance ? Pour la tradition scolastique, la substance est ce qui se tient sous l'étant, ce qui le caractérise, ce sans quoi il ne peut être ce qu'il est. Un arbre doit ainsi avoir (ou être, mais l'idée est au fond identique) une essence d'arbre (des racines, un tronc) pour en être un. Cette essence est le substrat de propriétés et d'accidents variables (avoir de feuilles, être en fleur, être élagué). Cette perspective dissocie alors la chose de son essence. L'universel existe indépendamment de la chose, que le chêne de mon jardin disparaisse ne change en rien l'essence « arbre ». Ockham est contraint par sa logique de dénoncer les deux piliers de cette approche que sont, d'une part le présupposé de l'existence des universaux, d'autre part l'affirmation que l'essence serait nécessaire et l'existence contingente, qu'il est possible de les dissocier. Quelle que soit l'origine de cette thèse, on peut comprendre qu'elle se soit épanouie au sein d'un imaginaire marqué par l'idée d'un Dieu créateur contemplant les essences avant d'éventuellement les produire, comme c'est par exemple le cas chez Thomas. Pour montrer qu'une semblable distinction est inintelligible, Ockham fait remarquer que si accidentel il y a (l'arbre peut avoir ou non des feuilles), l'existence ne peut en faire partie :

« L'existence n'est pas un accident « car alors l'existence de l'homme serait une qualité ou une quantité [les deux principales sortes d'accidents], ce qui est manifestement faux, comme le montre la simple observation2 ».

L'existence fait-elle alors partie de la substance ? Ce serait incohérent : la substance peut être définie comme la matière, la forme ou leur composé, or l'existence n'est aucune de ces alternatives.

Unique porte de sortie : cesser de dissocier la chose de son essence. Puisque seules les singularités existent, l'existence et l'essence sont une seule et même chose. L'essence disparaît avec le singulier car il n'y a aucun modèle universel lui étant coexistant, et le singulier est son essence :

« L'essence et l'existence ne sont pas deux choses. Mais ces deux termes, «chose»et «être», signifient une seule et unique chose, l'un de façon nominale et l'autre de façon verbale, ce pourquoi l'un ne

peut être convenablement employé à la place de l'autre, car ils n'ont pas la même fonction1 ».

1 Sur ce point difficile, voir le présent travail : partie I, chapitre II, section C, 1.

2 Somme de logique, III, II, 27, p. 553.

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Il n'y a que le singulier, on ne sort pas des questions du langage, «essence» et «existence» sont deux points de vue de l'esprit sur la chose et leur fonction diffère : l'un signifie le singulier en tant que substantif (l'arbre), l'autre est tant que verbe (l'arbre est), mais comme le souligne Pierre Alféri, dire « cet arbre est un platane » et « cet arbre est » (ou « existe »), c'est dire la même chose :

« un jugement d'existence est toujours un jugement d'attribution, fût-ce implicitement, car rien n'est, rien ne se manifeste sans être telle ou telle chose et sans se donner comme tel. Inversement, tout jugement d'attribution, pour autant qu'il porte sur le réel, implique un jugement d'existence, le non-existant ou le néant n'ayant pas de propriété. Il n'y a donc d'essence qu'existante2 »

Ce raisonnement ne tient qu'à condition de démontrer l'inexistence du néant. Une fois de plus, la logique fonde le raisonnement. Qu'est-ce en effet qu'une essence qui n'existerait pas ?

« La réponse est simple : rien du tout. Car pour être une essence, l'essence doit bien être, c'est-à-dire « exister » d'une manière ou d'une autre. Si elle n'est pas du tout, elle n'est pas essence, car il n'y a pas d'attribution possible dans le néant. Tel est en effet le principe très ockhamiste appliqué ici : si A n'existe pas, « A = A » n'est pas vrai ; l'identité elle-même n'a pas de sens dans le non-existant. Que l'essence « peut ne pas être » veut donc dire qu'elle put ne pas être une essence : c'est une absurdité3 »

L'essence est donc identique à l'existence, elle est la chose singulière. La révolution conceptuelle du rasoir d'Ockham se mesure à son exigence : que soient repensés tous les grands concepts de l'ontologie traditionnelle. Ainsi :

« «essence», «être», «existence», «entité» ou «étant», tous les dérivés du verbe «être», en viennent à signifier la chose singulière, la res singularis dans son irréductible simplicité, dans son unité numérique qui est aussi la pure transparence de l'être. Cette unité, cet être indivis de l'étant coïncide avec lui-même, certains concepts le désignent à la manière des noms («essence» ou «chose»), d'autres à la manière des verbes («être» ou «exister»). Dire une telle transparence, c'est d'abord nier toute distinction de « mode d'être » dans le singulier : le singulier se confond parfaitement avec l'être, qui

se confond parfaitement avec l'étant et avec l'essence. Il n'y a aucune hiérarchie ontologique4 ». On aperçoit finalement les conséquences politiques qu'induit ce bouleversement de la notion de substance. Avec la querelle des universaux, c'est en fait le passage de l'Antiquité à la modernité qui se joue. `Substance', « être une substance » change radicalement de signification avec Ockham. Le singulier est libéré de la hiérarchie ontologique caractéristique des philosophies grecques et chrétiennes antérieures, l'essence ne prime plus sur l'existence, l'être sur l'étant, l'archétype sur la créature. En expulsant l'universel de l'ontologie vers la sémiologie, Ockham desserre l'étau dans lequel le singulier se trouvait pris, d'où la certitude pour Michel Villey que :

1 Somme de logique, III, II, 27, p. 554.

2 Pierre Alféri, op. cit., p. 72.

3 Ibid.

4 Ibid., pp. 73 et 74.

« peu d'études [soit] plus nécessaires pour l'histoire de la philosophie du droit que celle du nominalisme confronté à son opposé, le réalisme de saint Thomas. (...) Là se trouve la clé du

problème fondamental (même aujourd'hui, quoi qu'on en dise) de la philosophie du droit1 »

L'étant n'est plus la partie d'un cosmos mais le composant d'un univers. La substance se retrouve face à elle-même, aussi isolée que la toute-puissance divine est absolue. Elle demeure bien entendu créature de Dieu, mais ce dernier n'agit plus au regard ou par l'intermédiaire de modèles. L'ordre des choses ne relève plus que d'une pure volonté dont la décision est naturelle parce que divine, mais finalement arbitraire.

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1 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, Paris, 2003, p. 223.

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Ce premier chapitre appuie, sans pour autant valider, l'intuition de Michel Villey : la pensée de Guillaume d'Ockham est bien destruction de l'ontologie d'Aristote, le XIVe siècle annonce le passage du cosmos antique à l'univers moderne et voit la culture de l'Europe basculer. Peut-on se considérer pour autant à la ligne de partage des eaux, qu'en arrière nous avons le droit, au-devant les droits de l'homme ? L'ontologie ockhamienne semble pourtant prendre le parti de la critique de Joseph de Maistre. Comment pourrait-on en effet soutenir, d'un point de vue métaphysique, que seuls les singuliers existent, et dans le même temps, affirmer que « l'homme » ait des droits ? La pensée d'Ockham, au lieu d'être une source des droits de l'homme sert-elle au contraire de fondement à la métaphysique de ses opposants ?

Il est encore trop tôt pour répondre à cette question. Dans la première partie de sa vie, Ockham s'est avant tout attelé à l'édification d'une théologie. La substance isolée n'a pour l'instant qu'une signification métaphysique. L'homme est seul face à Dieu. Les droits de chacun ne l'intéressent pas encore. En revanche, il est acquis que son ontologie marque une rupture avec ses prédécesseurs. L'ontologie seule ne permet pas d'évaluer l'apport d'Ockham à la théorie juridique et politique moderne. Son influence est fonction de la nature des relations que chaque singularité entretient avec les autres substances. Des substances isolées peuvent-elles constituer un monde ? Comment penser les rapports entre des entités radicalement étrangères les unes aux autres ? La substance ainsi comprise est-elle appelée à devenir le sujet moderne auquel on attribuera au XVIe siècle des droits naturels subjectifs ?

Il apparaît logique que les référents moraux traditionnels soient remis en cause dès lors que les étants singuliers n'ont d'autre modèle qu'eux-mêmes et que le monde lui-même n'est plus hiérarchisé. Mais pour établir un lien d'Ockham à la théorie moderne des droits de l'homme, il faudrait montrer qu'en plus de changer de référents moraux, son nominalisme porte en germe l'idée selon laquelle chaque individu a une valeur intrinsèque en dépit de ses imperfections et de son isolement. La Création, telle que la conçoit Ockham, permet d'approfondir cette question. Refusant la catégorie aristotélicienne de la relation sans pour autant détruire tout ordre des choses, elle marque l'avènement d'un monde nouveau. Est-ce celui des droits de l'homme ?

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius