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3 Public en général (citoyens)Au côté du public en général, nous avons pu constater qu'il y a de plus en plus de prise de conscience des éléments de la qualité de vie comme nous pouvons le constater dans la tendance des jardins familiaux et citoyens. Monsieur Y, vice-chef du secrétariat du CLFS, lui-même loue également un petit jardin potager pour son autoconsommation. Et selon lui, il y a beaucoup de salariés autour de lui qui pratiquent le jardinage. L'idée d'Ikigai n'est pas sans rapport avec cette tendance. Monsieur Y nous a expliqué que la valeur d'Ikigai peut changer en fonction des périodes de vie : périodes active et retraitée. La différence des valeurs d'Ikigai entre ces deux générations est que la génération active a tendance à rechercher la richesse économique tandis que la génération retraitée veut retrouver le sens de la richesse dans l' « usage du temps ». Le Projet de la Maison des Fleurs réalisé en 1997 par la coopération entre le CLFS et la Municipalité de Toyota montre une interprétation originale de l'idée d'Ikigai en combinant la production horticole et la contribution sociale des personnes âgées. Une tentative d'aller plus loin que le niveau d'un simple loisir. Et cette approche a rejoint l'approche de la SCI qui, à l'initiative citoyenne du CPCI, a développé les nouvelles mesures d'Ikigai en se centrant sur l'éducation permanente (apprentisage), la contribution sociale (participation, lien social) et le travail d'Ikigai (production). Puis, le Projet Nô-Life s'est inspiré de cette idée pour démarrer. Monsieur YM qui, après la formation Nô-Life, continue à produire la poire chez Monsieur N à Sanage, releva ainsi comme éléments de sa motivation pour ses activités agricoles, les éléments introuvables dans la vie des salariés urbains tel que le lien de sociabilité et le contact avec la nature. D'ailleurs, dans le cas des stagiaires du Projet Nô-Life, nous l'aborderons dans le chapitre 3, la racine rurale dans leur trajectoire semble fortement jouer. Il s'agit notamment d'émigrants ruraux originaires d'autres régions et de fils des foyers agricoles pluriactifs locaux. En fait, c'est déjà le cas chez Monsieur YM qui est le troisième enfant d'une ferme de Shikoku, et qui a émigré à Toyota afin de travailler pendant quarante ans dans une usine automobile... Eléments de représentation de l'agriculture de type IkigaiEnfin, en survolant ces trois types d'évolution, quels éléments de représentations pouvons-nous retenir ? D'abord, ces représentations n'appartiennent ni uniquement à la profession agricole (productivisme), ni au monde rural représenté par les communautés villageoises telles qu'elles ont longtemps été l'objet de la sociologie rurale japonaise avec le concept de « Ie - Mura (famille - village) »673(*). Puis, elles ne se définissent pas non plus par opposition à la ville. Elles ne sont pas non plus le simple reflet du point de vue urbain détaché des traits agricole et rural que nous venons d'évoquer, à savoir le cadre de vie, le paysage et la nature...674(*) Il faut tenir compte des trois contextes suivants marquant les représentations émergentes dans le processus de la construction du Projet Nô-Life. Premièrement, la situation historique de crise de l'agriculture et de la ruralité s'aggrave de plus en plus malgré les efforts politiques de la modernisation agricole. Deuxièmement, l'évolution de la société salariale (ou post-industrialisation) vient de changer le comportement de la population urbaine675(*). Troisièmement, le changement de la conjoncture économique globale (ou mondialisation) vient restructurer la politique nationale et locale ainsi que le rapport entre acteurs. Ces trois contextes font émerger, dans le contexte de la Ville de Toyota, une hybridation de la relation urbain-rural. Cette hybridation résulte à la fois de l'émigration rurale massive dans les années 60-70 et du développement de la pluriactivité des foyers agricoles locaux. Ces deux phénomènes, historiquement engendrés par l'industrialisation et l'urbanisation, ont radicalement bouleversé la population agricole et rurale au Japon depuis ce dernier demi-siècle. En plus de cette hybridation au niveau de la situation, une autre hybridation a eu lieu au niveau des représentations autour de celle de l'agriculture de type Ikigai. Pour identifier cette hybridation de représentations, nous pouvons retenir les trois éléments suivants : qualité de vie (priorité à la satisfaction individuelle, consommation, style de vie etc.) ; lien social et territorial (contribution sociale, sociabilité) ; production matérielle (travail, lucrativité). L'idée de la qualité de vie relève de la vie urbaine et individualisée. Et les éléments de 'nô' (agricole et rural) servent de référence pour la recherche de cette qualité, en terme de santé physique et mentale, de l'alimentation, du cadre de vie (aménité, paysage), du contact avec la nature et éventuellement de l'identité culturelle (racine rurale) etc. Qualité de vie Lien social et territorial Production matérielle Agriculture de type Ikigai Schéma représentationnel de l'agriculture de type Ikigai Puis, l'idée de rechercher le lien social et territorial relève à la fois de l'absence de ce lien entre habitants de la Ville de Toyota dû à l'histoire jeune de l'urbanisation et de l'industrialisation, et de la présence du lien des communautés rurales subsistantes dans cette ville entre anciens habitants. Et les éléments de 'nô' (agricole et rural) viennent également servir de référence pour cette recherche notamment en terme de sociabilité676(*). Enfin, l'idée de la production matérielle constitue également une condition pour réaliser Ikigai. Et ceci n'exclut pas d'avoir un but lucratif. Nous pouvons considérer qu'une sorte d'esprit productiviste marque également l'idée de l'agriculture de type Ikigai dans un prolongement du professionalisme agricole ou industriel677(*). Ces trois éléments regroupent diverses représentations de l'agriculture de type Ikigai qui ont émergé cette dernière décennie dans le processus de la construction du Projet Nô-Life. Toutefois, il ne faut pas considérer ce schéma comme un modèle figé de l'agriculture de type Ikigai, ni l'objectif formel du Projet Nô-Life. En effet, la définition de l'agriculture de type Ikigai est fluctuante, car ces éléments de représentation sont entre les mains des acteurs qui les portent dans leurs actions et ensuite les mettent en jeu. Autrement dit, l'agriculture de type Ikigai peut avoir des significations différentes pour chaque acteur. Pour appréhender l'articulation de ces différentes significations, il faut notamment tenir compte de la divergence d'intérêts et des prises de position au sein de ces acteurs. Ce qui nous renvoie à la quatrième question sur la relation sociale établie dans le processus entre acteurs. Nous pouvons supposer que, pour les acteurs des services publics agricoles (BPA et BDPA), l'idéal serait que, du point de vue de l'intérêt général, tous les trois éléments de représentation se combinent de manière compatible dans la réalisation de leur politique publique de l'agriculture de type Ikigai. Par contre, pour les acteurs du secteur agricole (CAT, ECV et GASATA), c'est à la production matérielle et sa rentabilité que l'on accorde le plus d'importance. Le lien social et territorial peut également compter pour ces acteurs, mais ceci dans la mesure où il sert à mieux organiser la production agricole, notamment dans le cadre d'une organisation quelconque au sein de la CAT. Et la recherche de la qualité de vie des individus n'est pas la priorité pour ces acteurs. Puis, pour les acteurs concernant le public en général (SCI et CLFS), les éléments prioritaires pour réaliser l'agriculture de type Ikigai sont notamment l'amélioration de la qualité de vie des individus, et le développement du lien social et territorial de ces individus. La production avec but lucratif n'est pas exclue des conditions prévues par ces acteurs, mais l'absence éventuelle de cet élément ne les dérangerait pas. A partir de cette analyse, nous pouvons établir dans le tableau suivant les quatre variantes possibles de la composition de l'agriculture de type Ikigai en relation avec les représentations de chaque acteur concerné. Tableau : Variantes de la composition des éléments de l'agriculture de type Ikigai
Ajoutons quelques explications sur ce tableau. D'abord, ce tableau est une construction théorique. En effet, en réalité, les trois éléments sont interdépendants en fonction des significations que donnent les acteurs qui réalisent l'agriculture de type Ikigai. Cela est notamment le cas en ce qui concerne les critères de la qualité de vie. Toutefois, ce modèle peut nous eclaircir la frontière entre l'agriculture de type Ikigai, l'agriculture de type loisir (jardinage) et l'agriculture de type professionnel (industriel). C'est pourquoi un seul élément ne semble pas pouvoir constituer l'agriculture de type Ikigai telle qu'elle est conçue par le Projet Nô-Life : car cela deviendrait soit un simple loisir (pour la qualité de vie), soit une production agricole de type industriel. Puis, il est supposable de réaliser l'agriculture de type Ikigai uniquement dans le but d'avoir le lien social et territorial. Par exemple, dans le cas des personnes qui cultivent leurs terrains par obligation en terme de gestions foncière (nous l'avons vu dans la partie de l'acteur 4 : BDPA), ou de celles qui essaie de s'impliquer dans le monde agricole ou d'avoir une activité relevant de l'agriculture ou de la ruralité dans le but d'une contribution sociale. Nous verrons divers types de représentations portées par les stagiaires dans le Chapitre 3. Quant à la variante 3, elle n'est réalisable que si le critère de la qualité de vie (satififaction individuelle) et la production matérielle vont parfaitement de pair. Si ce tableau n'est pas construit pour établir une définition objective et figée de l'agriculture de type Ikigai, il pourra nous servir comme outil analytique des représentations sous-tendant sa construction au sein des acteurs « porteurs » de ces représentations. * 673 Dans un récent ouvrage d'un grand sociologue rural japonais, qui traite le devenir de l'agriculture et de la ruralité au Japon, ce concept tient toujours le coeur de l'analyse. Dans cet ouvrage, le combinaison « famille - village » est défini en relation avec la production agricole à petite échelle ancrée dans l'ensemble de la production matérielle et la reproduction du travail qui se distingue de la production de type capitaliste basée sur la seule recherche du profit. (Hosoya, 1998 : 9-17) * 674 D'après un récent ouvrage collectif sous la direction de Ph. Perrier-Cornet, en France, trois éléments suivants « ressource », « cadre de vie », « nature » font les figures de la campagne. Ce point de vue est précédé par les contextes historiques de la désertification (avant 90) et de la rennaissance des campagnes (après 90). Puis, pour les années 2000, de nouveau enjeux sont suscités par l'évolution des espaces ruraux tel que la prise en compte de la nature dans les différents usages de l'espace rural, le développement durable dans l'aménagament du territoire, la multifonctionalité dans l'action publique etc. « Les tensions et agencements entre ces trois figures sont à notre sens une clé de lecture pour comprendre la physionomie actuelle et les perspectives des espaces ruraux en France dans les années 2000. » (Perrier-cornet, Hervieu, 2002 : 9-31). * 675 En citant Daniel BELL, H. Mendras explique des traits caractéristiques de la transformation dans la société post-industrielle avec trois logiques suivantes qui entrent en tension « L'économique obéit à la rationalité comptable, à la logique weberienne, elle est mue par la demande des consommateurs et par l'innovation technique. Elle crée les inégalités ; La politique organise la participation de tous les citoyens, elle est fondée sur l'inégalité et obéit à la loi tocquevillienne : plus l'égalité progresse, plus les inégalités deviennent insupportables ; Le culturel donne un sens à la vie des individus qui cherchent à construire leur identité en s'exprimant : c'est un domaine de liberté discrétionnaire qui pousse à la diversité. » (Mendras, 2002 : 158) Les trois logiques économique - social - culturel doivent donc s'articuler. La question que Ikigai (sens de la vie) pose dans le sens commun, aborde également ces trois logiques complexes. Car tenir compte d'Ikigai dans la vie contemporaine, implique de mettre en question le « sens de la richesse » (Hamaguchi, 1994 : 236), ce qui implique le sens soit économique, soit social, soit culturel. * 676 Cette mixité entre habitants nouveaux et anciens constitue depuis longtemps une des thématiques les plus importantes de la politique municipale de la Ville de Toyota qui s'est développée en fusionnant successivement avec les villages des alentours, et brassant ainsi les émigrants et les anciens habitants. * 677 Nous aborderons ce point plus bas la réflexion critique apportée par Umesao. Il relève le lien entre la mode de la notion d'Ikigai au Japon vers la fin des années 60 et l'intérêt des entreprises qui voulaient monter la motivation des salariés pour le travail via cette idée... (Umesao, 1985 : p.82) |