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Mise en place des structures et problématique fonctionnelle de l'école haà¯tienne

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par Kathia RIDORà‰
Université adventiste d'Haà¯ti -  Licence en science de l'éducation 2009
  

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CHAPITRE 2

Le modèle colonial esclavagiste Français dans la conscience historique Haïtienne.

Le mûrissement des contradictions internes d'un modèle d'organisation sociale pervertie, fondé sur la dévalorisation ethnique, la déshumanisation et l'exploitation à outrance de la masse des esclaves, devait amener l'éclatement de Saint-Domingue, victime de sa putréfaction avancée. C'est ainsi que cette légendaire colonie engendra la plus formidable révolution que l'histoire de l'humanité ait jamais connue.

L'écho de cette lutte qui consacra la première République noire a traversé le monde comme une traînée de poudre, laissant derrière elle un malaise, une peur tangible au coeur d'une civilisation fondée sur l'esclavagisme. Haïti, le nouvel Etat-Nation, fut considéré par la communauté internationale comme un anachronisme, une ineptie, un défi. Elle finit, à la faveur d'une progression pénible sur un chemin bardé d'obstacles et d'épreuves, par s'imposer comme entité politique souveraine.

Pour garantir la pérennité du modèle colonial esclavagiste saint-dominguois, les colons avaient entretenu un système structuré par la violence physique et morale, la malversation, le mensonge, l'infamie et les variétés les plus aberrantes du vice. Le substrat de cette putréfaction n'a pas manqué, compte tenu des contraintes de l'hérédité sociale, d'imprégner les structures mentales du peuple haïtien.

En considération du legs de cette subtile dynamique dans la conscience historique dont se réclament les profondeurs de notre société, l'édification de nous-mêmes comme portion d'humanité originale s'effectue dans un contexte particulièrement difficile. Tout notre être s'en ressent.

Nous nous proposons d'analyser, dans ce chapitre, la mise en place des rouages de SaintDomingue, modèle de perversion structurale, chef-d'oeuvre d'iniquité, tout en dégageant ses incidences sur la conscience du peuple haïtien, avec l'objectif de traduire les difficultés de construction d'un système éducatif qui réfère à notre réalité socio-culturelle et vise à notre épanouissement intégral.

A-Stratégie de l'oppression coloniale et perversions de l'âme Haïtienne.

La perversion de l'âme haïtienne, plus particulièrement celle des élites nationales, trouve ses racines profondes dans les rouages de la vie coloniale esclavagiste saint-dominguoise établie sur les ruines d'Hispaniola, théâtre du génocide amérindien. Elle est la résultante d'un long processus de déshumanisation structuré avec un tel raffinement qu'on pourrait le comparer à une école de stratégie où sont expérimentés les procédés idéalement conçus pour le démantèlement et l'exploitation d'une catégorie sociale.

Exposer de façon minutieuse les diverses méthodes de perversion utilisées par la classe dominante de Saint-Domingue au profit du modèle économique de grande plantation, des intérêts de la bourgeoisie négrière et du colonialisme français ferait l'objet d'un immense volume. Nous allons tenter, à notre niveau de production académique, d'élucider non seulement les stratégies d'un moment historique, avec toute sa pesanteur, mais aussi ses incidences sur la mise en place du système éducatif haïtien.

Le sous-chapitre intitulé << Stratégie de l'oppression coloniale et perversions de l'âme haïtienne » impliquera l'essentiel de la problématique à laquelle réfère la diffusion des valeurs, des croyances, des idées et des multiples données doctrinales au profit du régime colonial esclavagiste.

L'organisation de notre discours, eu égard aux exigences de la dialectique, intégrera l'éclairage de certains concepts aussi bien que l'imbrication de données socio-culturelles dont on ne saurait démarquer les fondements de l'École haïtienne.

1-Eclairage terminologique de la conscience historique.

Pour comprendre le poids de l'influence du modèle social esclavagiste dans l'organisation subjective et objective du système éducatif haïtien, il importe d'éclairer le concept de conscience historique. D'après l'écrivain Cheik Anta Diop1, le facteur historique est capital pour appréhender les dimensions socioculturelles et économiques qui forment la base de toute construction sociale, il est le ciment qui unit les éléments disparates d'un peuple pour en faire un tout. La conscience, pour sa part, est définie couramment dans le dictionnaire Petit Robert

1 Cheik Anta Diop. << De l'identité culturelle. Introduction à la culture africaine ». ( books.google.fr).

comme la faculté qu'a l'homme de connaître sa propre réalité et de la juger. Aussi, Raymond Aron, dans son texte << Dimension de la conscience historique »1 approche ce concept de la manière suivante :

<< Chaque collectivité a une conscience historique, une idée de ce que signifient pour elle humanité, civilisation, nation, le passé et l'avenir, les changements auxquels sont soumises à travers le temps les oeuvres et les cités (...) La conscience historique, au sens étroit et fort de l'expression, comporte trois éléments spécifiques : La conscience d'une dialectique entre tradition et liberté, l'effort pour saisir la réalité ou la vérité du passé, le sentiment que la suite des organisations sociales et des créations humaines à travers le temps n'est pas quelconque ou indifférente, qu'elle concerne l'homme en ce qu'il a d'essentiel. Le premier élément est ce que les philosophes appellent volontiers historicité de l'homme. Il est proche de ce que d'autres ont appelé le caractère prométhéen de la réalité historique : Les hommes ne se soumettent pas passivement au destin, ils ne se contentent pas de recevoir les traditions que l'éducation a déposées en eux, ils sont capables de les comprendre, donc de les accepter ou de les rejeter. Cette compréhension ne se confond pas avec la connaissance historique (...)

Le troisième élément de la définition de R. Aron est assez pertinent pour saisir l'incidence de

la longue période coloniale sur l'homme haïtien d'aujourd'hui. Il explique que les bases sociales historiquement instituées dans les annales d'un peuple constituent une fraction considérable dans sa formation collective, voire individuelle. Plus loin, l'auteur met en exergue les possibilités de dépassement que possède le peuple. Cette potentialité de remise en question du bagage social transmis par l'éducation diminue le déterminisme historique et le reproductivisme intégral. Mais ce dépassement s'inscrit également dans le modèle d'éducation prisée par la société en question, si cette éducation laisse une marge de manoeuvre pour favoriser cette prise de conscience, ce processus se réaliserait avec beaucoup plus d'évidence, mais si au contraire, il tend à reproduire totalement le prototype historiquement institué, les possibilités de transformation deviennent plus réduit et vont pouvoir être effectives sur une plus longue durée. Ainsi, l'éducation occuperait un point focal si l'on se proposait de lier le premier élément de la définition de R. Aron au dernier, parce qu'elle serait le foyer de la retransmission et le lieu de la fermentation de tout désir de dépassement. Dans son texte << De l'identité culturelle. Introduction à la culture Africaine », Cheik Anto Diop voit la conscience historique comme un élément essentiel à la formation d'une identité nationale, c'est elle qui permet au peuple de se distinguer d'une population dont les éléments, par définition, sont étrangers les uns aux autres. La conscience historique, par le sentiment de cohésion qu'elle crée, constitue le rapport de sécurité culturelle le plus sûr et le plus solide pour le peuple.

1 Texte de Raymond Aron sur la conscience historique. << Chaque collectivité a une conscience historique ». ( books.google.fr).

2-La problématique de la diffusion des valeurs religieuses dans le modèle éducatif colonial
français.

Le modèle d'organisation du système éducatif que nous avons aujourd'hui, a sa base profonde dans le passé colonial et les valeurs qui régissaient son organisation, car jusqu'aujourd'hui aucune volonté de rupture n'a été manifestée de la part de l'élite dirigeante pour transformer l'éducation et l'adapter aux besoins de la majorité des citoyens. A l'époque coloniale l'éducation fut l'apanage du clergé, et les valeurs religieuses transmises à travers le catéchisme formaient une grande partie de l'instruction disponible. Mais, dans la société saint-dominguoise basée sur la discrimination raciale, et l'exploitation à outrance de la masse des esclaves, toutes les institutions devaient dans une certaine mesure oeuvrer à la perduration du modèle esclavagiste. C'est essentiellement par le canal de la religion que s'effectuait l'incrustation de l'inégalité fatidique dans le mental des acteurs sociaux saint-dominguois.

Nous nous proposerons de montrer, à travers les lignes qui vont suivre, la subtilité idéologique du catéchisme colonial tout en expliquant les mécanismes de défense élaborés par l'esclave, générateur du redoutable outil que constitue, du point de vue culturel, le vodou, produit, par excellence, de la résistance des opprimés.

Pour cerner la problématique de la diffusion des valeurs religieuses dans la colonie StDominguoise, il faut, dès le départ, montrer la position de l'Eglise de l'époque par rapport à l'entreprise esclavagiste. Sala-Molins Louis, dans le livre << Le Code noir ou le calvaire de Canaan>>, rapporte qu'à la lumière de la Bible, les théologiens ont institué tout une généalogie particulière pour montrer la malédiction originelle de la race noire, condamnée à être esclave par la parole divine sortant de la bouche du prophète Noé (Genèse 9 : 21-27). En effet, dans le chapitre 15 du livre << La cité de Dieu >>1, cité par Sala-Molins, Saint Augustin mentionne que : << Dieu voulut que l'homme rationnel, créé à son image, dominât uniquement les irrationnels : pas de domination de l'homme sur l'homme, mais de l'homme sur la brute (...) Le mot esclave n'est jamais employé dans les écritures avant que le juste Noé n'ait châtié avec ce mot le péché de son fils >>. Ainsi, tout le continent Africain, fut considéré comme le bastion d'une ethnie, victime d'une double malédiction divine : La noirceur de sa peau, et la

1 Sala-Molins Louis. << Le code noir ou le calvaire de Canaan >>, Quadrige, Paris, PUF, 1987.page 114.

perte naturelle de sa liberté. Dans cette optique, l'apologie canonique de l'église catholique se donne la touchante mission de la restitution de l'âme de ces pauvres noirs. Mais cette difficile opération ne pourrait s'effectuer sur le sol Africain même, et elle ne serait pas effective sans l'institutionnalisation des rouages inhumains de l'entreprise esclavagiste, qui constituaient une sorte de purgatoire terrestre responsable de la restitution de ces âmes. C'est ainsi que pour les grands tenants de l'évangile du Christ de l'époque : << Razzier des noirs en Afrique, c'est bien, puisque amenés au Portugal ils y seront évangélisés et délivrés ainsi du pire des esclavages (le seul que le Nouveau Testament condamne), celui auquel le péché et le Diable soumettent ceux qui les servent. Esclaves ici-bas, libérés grâce à la traite dans l'éternité et pour l'éternité, les noirs ont une chance inouïe, celle d'être razziés pour le paradis. Dieu use de miséricorde pour Cham, Canaan et toute leur semence dans les siècles des siècles >>1. Aussi, les esclaves, statués comme choses meubles dans la colonie, faisaient l'objet d'une surveillance obsédante de la part des colons pour barrer la route à toutes tentatives d'instruction ou quelques autres formes d'éducation qui réclament l'utilisation de l'écriture et de la lecture. Paradoxalement, l'évangélisation par la voix du catéchisme était une obligation légalisée formellement par le code noir de 1685. D'ailleurs, selon les catéchèses pontificales, c'était la mobilisation première de la traite. Arrivé dans la colonie, le premier devoir du maître esclavagiste était de veiller à ce que ses esclaves reçoivent le sacrement du baptême. Mais l'empressement avec lequel on a voulu christianiser l'esclave ne répondait pas à un acte d'amour si prisé dans la religion du Christ, qui aurait poussé les colons à désirer le paradis céleste pour les esclaves. L'évangélisation était plutôt considérée et utilisé comme une arme pour assurer, justifier et faire accepter la domination des colons, domination à tentacules multiples, contenant une branche spécifique de domination religieuse, répondant à la mise en place du processus de l'anéantissement de l'identité africaine, et l'acceptation totale de l'oppression comme phénomène naturel. Un extrait d'une causerie du ministère des colonies de Belgique rappelant aux prêtres qui devaient assumer le ministère évangélique de la colonie congolaise en 1920, peut illustrer clairement le véritable rôle du catéchisme dans les colonies. Ce texte s'intitule : << Les devoirs des missionnaires dans notre colonie >>2. Après les mots de bienvenue et les salutations de convenance, le ministre exhorte et fait des recommandations explicites aux révérends pères en ces termes :

<<Prêtres, vous venez certes pour évangéliser. Mais cette évangélisation doit s'inspirer de notre grand principe : Tout avant tout pour les intérêts de la métropole. Le but essentiel de notre mission n'est donc point d'apprendre aux noirs à connaître Dieu. Ils le connaissent déjà. Ils parlent et se soumettent à un

1 Ibid, page 141

2 www.africamat.com. (Tiré dans le texte du cours de Suze Mathieu : << Introduction à l'Anthropologie >>, à la Faculté des Sciences Humaines de UEH.

NZAMBE ou un MVINDI-MUKULU, et que sais-je encore. Ils savent que tuer, voler, calomnier, injurier... est mauvais. Notre rôle consiste essentiellement à faciliter la tâche aux administrateurs et aux industriels. C'est donc dire que vous interpréterez l'évangile de la façon qui sert le mieux nos intérêts dans cette partie du monde. Pour ce faire, vous veillerez entre autre à :

1) Désintéresser nos « sauvages » des richesses matérielles dont regorgent leurs sous-sols, pour éviter que, s'y intéressant, ils ne nous fassent une concurrence meurtrière et rêvent un jour à nous déloger. Votre connaissance de l'évangile vous permettra de trouver facilement des textes qui recommandent et font aimer la pauvreté. Exemples : « Heureux sont les pauvres, car le royaume des cieux est à eux », et il est plus difficile à un riche d'entrer au ciel qu'à un chameau d'entrer par le trou d'une aiguille ». Vous ferez donc tout pour que ces nègres aient peur de s'enrichir pour mériter le ciel.

2) Les contenir pour éviter qu'ils se révoltent. Les administrateurs ainsi que les industriels se verront obligés de temps en temps, pour se faire craindre, de recourir à la violence (injurier, battre...) Il ne faudra pas que les nègres ripostent ou nourrissent des sentiments de vengeance. Pour cela, vous leur enseignerez à tout supporter (...)

Ainsi, comme l'a mentionné Jean Fouchard, l'instruction religieuse elle-même, à quoi se résumait à peu près l'éducation dispensée aux esclaves, devint un élément de colonisation. Il avance qu' « il y eut non seulement un catéchisme spécial destiné à assouplir l'esclave, à l'entraîner à la résignation, à en faire un être docile et soumis à ses maîtres, aux férocités coloniales et à sa révoltante situation, mais aussi il existait une sorte de rituel colonial où l'on prévoit une utilisation pratique des sacrements, la menace des châtiments de l'enfer et la damnation éternelle »1. Aussi peut-on dire qu'à part les violences physiques qui régissaient la vie des esclaves dans la colonie, à travers le catéchisme on instituait un ensemble de normes religieuses qui devaient engoncer l'esclave, le figer dans une perpétuelle peur d'un autre éventuel enfer supposé être plus terrible que celui dans lequel ils eurent le malheur de se retrouver.

Dans la colonie de St Domingue le catéchisme avait une mission beaucoup plus profonde que dans le cas de la colonie du Congo Belge mentionné précédemment. En plus d'être un outil d'abêtissement et de domination entre les mains des colons, le catéchisme jouait également un rôle politique d'instrument restrictif et punitif sévère à travers les longues pénitences qu'on imposait à l'esclave pour freiner ses moyens de résistance classique, tels le marronnage, l'infanticide, l'empoisonnement, etc. En effet, Jean Fouchard rapporte des données qui font partie de la collection de Moreau de St Méry2, tirées des archives Nationales de Paris. Ce document présente les prescriptions de règlements à l'usage des curés de Saint- Domingue. Ces derniers devaient faire la publication suivante les trois derniers dimanches de carême :

1 Jean Fouchard. Op.cit, page 41. Page 43.

2 Cette pièce fait partie de la collection de Moreau de Saint-Méry, Colonie en Général, 90, Archives Nationales de Parie. Cité par J. Fouchard, page 127.

« Nous enjoignons aux nègres et négresses qui nous ont été dénoncés, soit marrons, malfaiteurs et autres... de rentrer dans leur devoir et de se rendre dans le samedi saint à la porte de l'église, à l'issue de la messe, pour y être mis en pénitence... Et le samedi saint après la messe, les curés procèderont à l'imposition de la pénitence en cette manière : Les bedeaux les prendront à la porte de l'église et les conduiront au milieu de la nef où, étant à genoux, le curé en surplis et en étole leur prononcera la formule suivante (ce sermon doit être fait en créole) :

1) Pour les nègres marrons :

Serviteur infidèle et méchant, puisque vous avez

manqué au service de votre maître, à l'obéissance que vous devez à Dieu et à la sainte église pour vous livrer à l'égarement de votre coeur et vous exposer à la peine certaine de votre salut, nous vous condamnons par l'autorité de notre ministère à en faire pénitence pendant l'espace de..., vous déclarant que si vous manquez de l'accomplir et ne donnez de preuves certaines de repentir et d'amendement vous serez effacé du nombre des chrétiens, privé de l'entrée de l'église et abandonné à la mort sans sépulture.

2) Pour les négresses qui se font avorter.

Abominable créature, qui n'avez voulu devenir mère que pour détruire vous-même le fruit de vos propres entrailles et pour faire périr la chair de votre chair, le sang de votre sang, la noirceur de votre attentat crie vengeance devant Dieu et devant les hommes, et mérite la potence de la mort ; mais comme la Sainte Eglise ne rejette aucun de ceux qui veulent sincèrement se repentir et se corriger : C'est pourquoi nous vous condamnons (...)

3- Pour les nègres empoisonneurs :

Scélérat infâme, odieux à Dieu, indigne d'être compté parmi les hommes, plus cruel que les bêtes féroces, parce que vous avez attenté sur la vie de vos semblables et que vous avez employé des moyens indignes et cachés pour détruire la maison de votre maître et faire périr le bien que la divine providence lui avait accordé, l'atrocité de votre crime mérite la mort et tous les tourments, mais comme l'Eglise... etc.

Après chaque sermon, le prêtre profère les châtiments qui doivent accompagner la pénitence. Cette dernière n'est qu'une suite de punitions physiques et morales, dont l'esclave doit assumer l'exécution en public dans un endroit choisi par le Bedeau. Après le laps de temps imposé par ce dernier, le curé se rendra avec la croix et le clergé au portail de l'église pour pardonner les péchés de l'infortuné et lui permettre de reprendre sa place dans l'église.

Aussi, pouvons-nous comprendre que le seul mode d'éducation formellement accessible à l'esclave n'était qu'un ramassis de règles mensongères et contradictoires. Les règles religieuses sont tordues à souhait et servent de joug spirituel pour retenir et les pieds, et le mental de l'esclave dans l'inextricable chaîne de la servitude. L'objectif principal de ce catéchisme était d'atrophier, de pervertir la conscience des esclaves en légitimant les tortures physiques et morales afin d'amener ces derniers à penser leur situation d'exploité comme allant de soi, naturelle, fixée par un quelconque déterminisme spirituel. En ce sens, dans le système esclavagiste la religion catholique a perdu son auréole d'amour pour devenir une arme redoutable qui, en plus de vouloir instituer une peur

paranoïaque au milieu des esclaves, diabolise et infériorise leur culture tout en les vidant intégralement de leur essence d'être.

Néanmoins, l'esclave ne peut être considéré comme un tonneau vide qui a assimilé les dépôts de l'instruction coloniale sans réagir. En Afrique, il vivait à l'intérieur d'un espace socialement organisé, avec sa culture, sa religion, son mode de production et de consommation. C'est du jour au lendemain qu'il s'est retrouvé violemment arraché de son espace vital et transplanté au delà de la mer, sur une portion de terre étrangère où il perd derechef son humanité et n'est connu que par le générique de nègre, chose meuble. Il est confondu à un groupe de gens d'histoires et de cultures différentes. Parqué dans des cases avec ses compagnons d'infortune, jeté sur les plantations, subissant dans sa chair la morsure du fouet du commandeur et les humiliations liées à l'opprobre dont, la philosophie occidentale esclavagiste couvre sa race, son <<acculturation devient un acte de survie, il n'avait d'autre choix que de se conformer et chercher à se fondre pour perdre un peu de sa négative visibilité dans la culture créole >> explique Jean Casimir dans le texte << Haïti et sa créolité >>1. Plus loin, l'auteur souligne que : << la transformation d'un bossale en esclave créolisé suppose la mise en place d'un dispositif institutionnel déshumanisant qui scelle les opportunités de survivre en dehors de la soumission au maître et à la société dominante. Dans ce processus, l'identification originelle de l'opprimé s'estompe devant la définition inventée par le pouvoir. La diversification ethnique est résorbée par la discrimination (...) >>. En plus, << le captif qui obéit aux ordres reçus peut s'épargner de sévères tortures et prolonger son espérance de vie. En conséquence, l'apprentissage des règles du jeu devient un mécanisme de négociation sociale. Dans cette mesure, les bossales asservis gagnent à se créoliser ou à faire semblant de l'être, ce qui revient au même >>. L'esclave, en ce sens, devait rapidement faire un effort mental pour se reconstruire un monde à travers la fournaise coloniale, car d'un coté il était infériorisé et chosifié totalement par les blancs et les affranchis, et d'un autre, l'idéologie pigmentocratique instituée reconnaissait la supériorité du nègre créolisé sur le bossale à peine sorti de l'Afrique, considérée dans la colonie comme << terre de barbarie par excellence >>. De là la formation d'une fragmentation culturelle de la société coloniale. À la première marche de l'échelle, les blancs, qui détiennent une culture occidentale pervertie et coupée de la source des valeurs de la métropole, veulent par tous les moyens être inaccessibles pour pouvoir conserver leur supériorité socio-écomique. De ce fait, ils protégeaient jalousement leurs institutions et en même temps attisaient le désir des classes intermédiaires pour s'assimiler leur mode de vie et leur vision du monde. C'est dans ce contexte que se crée la

1 Texte du cours << Culture et société en Haïti >> à la Faculté des Sciences Humaines.

culture créole qui peut être considéré comme la négation de soi de l'affranchi et la recherche vaine de l'appropriation du moi blanc. D'autre part, il y a la culture de la masse des esclaves, le vodou, qui a pris naissance au sein même de la colonie, de la fusion des différentes formes de culture des tribus de l'Afrique de l'ouest. Cette culture marginalisée et opprimée à l'image de ses porteurs allait être l'outil de résistance le plus important de l'esclave contre ce système qui s'exerce essentiellement à le broyer. Les colons ont évidemment joué mains et pieds pour empêcher la manifestation de cette culture. La religion catholique, d'ailleurs qui fut l'arme de prédilection, a été utilisée pour inférioriser et diaboliser ce système culturel. Ce dernier avait toutefois la vie dure. C'est ainsi qu'à l'intérieur même de l'église il allait s'approprier certains symboles pour asseoir son existence malgré les assauts des restrictions. Dans le marronnage il trouvait un espace alternatif vierge où il pouvait librement s'adonner à ses activités religioso-culturelles sans contrainte. Ainsi, malgré cette tendance généralisée à rechercher l'altérité pour échapper à son soi opprimé, la masse des esclaves ne s'est pas laissée totalement assimiler par la culture dominante, c'est ce qui explique qu'au moment opportun elle allait puiser dans ce fond culturel original pour animer la révolte générale.

Toutefois, si pour des auteurs comme Jean Casimir, Jean Fouchard, Leslie François Manigat, Laennec Hurbon et autres, le vodou, à l'opposé du catéchisme, a servi de ciment aux révoltes et a constitué pendant toute la période coloniale, un moyen de résistance puissant pour l'esclave, l'auteur Luc-Joseph Pierre dans son ouvrage : << Eduquer contre la barbarie »1 montre que << Le vodou n'a jamais été une force ». Adoptant une phrase de P.I.R. James : << Le vodou servit de truchement à la révolution », il explique que << le vodou n'avait que la faculté de créer une illusion, une prédisposition au fantasme. Son pouvoir est de l'ordre du fantastique. Cette prédisposition est tout entière en action dans le comportement de Hyacinthe et de Halaou, brandissant des queues de boeuf pour écarter les balles. Une telle attitude s'apparente au suicide », et donc n'avait aucune valeur. Pour lui, le suicide, présenté par d'autres comme l'un des moyens de résistance de l'esclave face aux cruautés du système, n'est que l'un des résultats négatifs du vodou dans le mental de l'esclave, qui se croit immunisé. Il avance : << Ne s'agissait-il pas, dès le début, depuis les navires négriers, par le suicide, la grève de la faim... de laisser les corps aux blancs pour aller rejoindre le monde des ancêtres ? Les suicides, en effet, étaient assez fréquents de la part des bossales, rêvant de retourner en Afrique... ». Ainsi, d'après lui, la condition dans laquelle on chassait et capturait les esclaves pour les entasser, enchaîner dans la cale des bateaux à destination de l'enfer saint-dominguois, n'avait aucun poids dans

1 Luc-Joseph Pierre. << Éduquer contre la barbarie », Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1996. Page 15.

la tentative d'explication des cas de suicide enregistrés. L'auteur rejette l'avis de la majorité des historiens, qui, comme Jean Fouchard, considère que << les rites secrets vodouesques fournirent des moyens d'action singulièrement efficaces, facilitèrent des conciliabules décisifs, un réseau de communications entre différents ateliers et créèrent enfin une atmosphère de panique favorable aux rébellions », et du point de vue de Laënnec Hurbon, qui y voit le <<lieu conscient de différenciation d'avec le monde des maîtres » et le << langage propre du peuple » ou encore << la force qui décuplera la capacité de combat des esclaves ». Sous la plume de Luc-Joseph Pierre, le vodou est la manifestation d'une sorte de << dégénération réelle du nègre par rapport à l'Européen civilisé » et il dit plus loin que << cette dégénération qui est, peut-être, l'ouvrage des siècles, voudrait d'autres siècles pour que ses effets généraux disparussent tout à fait ». D'ailleurs, le titre de son livre est assez significatif : << Eduquer contre la barbarie ». Pour lui, l'éducation doit travailler d'arrache pied à déloger dans l'âme haïtienne les traces flagrantes de cette culture << arriérée », car il constate avec consternation que jusqu' << aujourd'hui encore (...) la population reste sous l'emprise des croyances et des superstitions, tant le terreau sur lequel poussent pratiques et manifestations du vodou est tout aussi fertile qu'autrefois, pour la simple et bonne raison que les connaissances les plus élémentaires, base de la compréhension rationnelle des choses, font encore défaut au plus grand nombre dans son rapport au monde et à la société ». L'auteur en ce sens prône une éducation qui chercherait à montrer l'infériorité du modèle culturel basé sur le vodou en comparaison au modèle occidental. Il intériorise la division Barbarie/civilisation qui a servi à la justification de la destruction brutale du monde amérindien et aux atrocités de l'esclavage. Une approche aujourd'hui dépassée par les Sciences Humaines, soucieuses de prendre leur distance par rapport à cette façon de voir ethnocentrique qui a servi de justification aux pires génocides de l'humanité. Elles en viennent de plus en plus à considérer chaque schème culturel, comme unique, original et porteur d'indice progressiste. Mais, il serait trop facile d'annoncer la mort du barbare du jour au lendemain, sans prendre en compte l'intériorisation de ce concept par les peuples barbarisés. Laënnec Hurbon, citant Lévi-Strauss1, souligne : << Certes, ce dernier a su assigner à l'ethnologie moderne la tâche de penser le rapport à << l'autre », de combattre les préjugés de supériorité raciale et culturelle, plus précisément de concilier l'unité de son objet avec la diversité, et souvent l'incomparabilité de ses manifestations particulières » et il fait cette analyse : << Mais Lévi-Strauss devait reconnaître qu'au moment où l'ethnologie se veut respectueuse des différences culturelles, elle rencontre devant elle des peuples qui, accédant à l'indépendance, ne semblaient quant à eux, entretenir aucun doute sur la supériorité de la culture occidentale(...). C'est ainsi que si pour

1 Claude Levi-Strauss. << Le regard éloigné », cité par Lannec Hurbon dans le texte : << Le barbare imaginaire », page 14.

Laënnec « le vodou représente un langage articulé, original, valable à coté de n'importe quelle autre culture », Luc-Joseph Pierre se brouille dans une étude contradictoire pour montrer la nullité et la dégénération du vodou. Un point de vue malheureusement adopté par la majorité de la classe dominante haïtienne, ayant le monopole de l'hégémonie culturelle.

A partir de cette analyse nous pouvons comprendre que dans la colonie, la religion catholique avait perdu l'essence de sa vision rédemptrice axée sur l'amour du prochain et le don de soi, pour se mettre au service du système colonial esclavagiste, puisant dans sa base doctrinale les justifications de cette entreprise hideuse que sont le dépeuplement de l'Afrique et l'exploitation du Nouveau Monde. Elle servait aussi à diaboliser et à « barbariser », dans le sens occidental du terme, la manière d'être de l'esclave, sa vision du monde. Le christianisme, originellement, se considérait comme seule religion porteuse de la vérité absolue. C'est ainsi qu'il estimait comme entaché au mal tout autre modèle religieux. Mais dans le cas du système religioso-culturel de la masse des esclaves, son ethnocentrisme habituel se double du racisme et d'un besoin de travailler à la continuité de l'exploitation coloniale au profit de la consolidation de la société industrielle et de sa fille : le capitalisme. Les esclaves, comme l'a montré Jean Casimir', ne pouvaient face à l'oppression et à la non acceptation de son schème culturel et social, que suivre le courant d'ensemble vers l'acculturation ou la créolisation. Toutefois, aucune forme de résistance ne serait possible sans la création d'une vision du monde alternative, en contradiction avec celle de l'oppresseur. Cet outil de lutte allait jouer un rôle historique primordial dans la préparation subjective de la guerre de l'indépendance, mais tout de suite après, il s'est retrouvé refoulé par l'élite qui s'est plutôt assimilée au modèle occidental pour bâtir la base du nouvel Etat-nation, et le système éducatif que nous connaissons aujourd'hui encore. Là se situe également l'origine de cette ambivalence, de cette dichotomie existant entre l'élite qui forme la classe dominante, et le peuple, la classe dominée.

' Jean Casimir. Haïti et ses élites. Édition de l'Université d'État d'Haïti. Port-au-Prince, 2009.

3.- Les dichotomies de l'âme haïtienne.

Si l'aliénation peut brièvement se définir comme le fait de se concevoir autre que l'on est, il semble, selon certains auteurs, qu'à l'intérieur même de l'être haïtien sommeille une ambivalence structurelle. C'est ainsi que pour l'auteur A. Marcel d'Ans << Haïti souffre d'un excès d'âme pour trop peu de patrie : double y est la famille, la religion, la notion de propriété, la représentation du corps et même celle de l'âme. (...) Nul donc ne s'étonnera qu'en ce peuple déchiré on ne parle pas une langue mais deux >>. Plus loin, il poursuit qu' << En Haïti, la contradiction sociale et culturelle est le résultat d'une fracture jusqu'à présent irréparable entre anciens esclaves et anciens possesseurs d'esclaves, entre noirs et mulâtres, entre le peuple et l'élite, entre la campagne et la ville, entre l'arrière pays et le pays (...) >>1. Cet auteur réserve toute une partie de son ouvrage à analyser les dimensions constitutives de l'espace symbolique haïtien, pour essayer de comprendre la clef de cette contradiction ambivalente inhérente à sa culture. Son analyse se met dès le départ catégoriquement en faux au point de vue qu'il appelle africaniste de la culture haïtienne. De son avis << Haïti n'est reconnaissable en tant qu'africaine que par l'origine physique de sa population >>2, ce qui veut dire que nous tenons de l'Afrique seulement la couleur noire de notre peau. Ainsi, toujours selon l'auteur, des manifestations comme << la danse, la transe, les tambours (...) >> n'ont rien d'africain, mais relèvent des soubassements inférieurs, des déchets de la culture << folk >> européenne des XVIIème et XVIIIème siècles >>. Car, << Les réminiscences identifiables de traits africains dans la culture haïtienne ne doivent pas faire illusion : Il s'agit essentiellement de coquilles vides, purement formelles et souvent isolées, que le système haïtien de reconstitution a remplis d'un sens nouveau et entraînées dans une syntaxe entièrement étrangère à celle de l'Afrique ancestrale >>3, et << les cultures africaines particulières étaient mal faites pour survivre à l'exil, et aux brassages de populations que pratiquaient systématiquement les négociants et les planteurs >>4. Alors pratiquement, selon l'auteur, il n'y a pas de survivance africaine dans le schème culturel haïtien, pas d'antinomie, tout part du même fond occidental, même la médecine populaire puise ses connaissances dans le livre << Le grand et le petit Albert >> de St Albert Le Grand, un savant qui avait la réputation de magicien à l'époque médiévale. Un livre qui, selon l'auteur, est très utilisé par les paysans. Et, le vodou n'est qu'un mélange du christianisme et des pratiques occultes de la franc-maçonnerie urbaine de l'époque coloniale. Ainsi, l'Afrique n'est pas seulement absente, elle est

1 André-Marcel d'Ans. Haïti, paysage et société. Édition KARTHALA. Paris, 1987. Page 298.

2 Même source. Page238.

3 Ibid. Page 238

4 Ibid page 238

morte et enterrée ! Si ces approches semblent être totalement fantaisistes et font même sourire, A. Marcel d'Ans les avance très sérieusement pour asseoir son analyse du milieu culturel haïtien.

Pour lui, l'antagonisme fondamental entre l'élite et le peuple peut s'expliquer par le fait qu' <<à une extrémité, la culture populaire résulte d'une construction de type néo-archaïque, une religion communautaire dont la cosmogonie et la morale se fondent sur l'état de fait que constituent l'existence du lignage, et donc les solidarités automatiques qui en dérivent, non seulement entre les membres de ce lignage, mais également avec ce qui leur correspond dans l'univers, tant matériel que spirituel. Ce mode social est clos, fini, resserré sur lui-même ; le collectif y est le premier par rapport à l'individu >>1.

Tandis qu'à l'autre extrémité << le monde léttré-urbain, recueillant des bribes de l'enseignement du christianisme ; n'a pas connu de répit depuis l'indépendance, dans sa tentative d'établir en Haïti une société ouverte qui ne recourrait pas, pour assurer sa cohérence, à la fatalité du fait communautaire, mais qui pourrait regrouper des individus-citoyens sur le partage d'un certain nombre d'idées susceptibles de fonder une cohérence sociale n'excluant pas l'ouverture sur le monde extérieur >>.

Ce paragraphe pour l'auteur semble résumer tout le problème. Mais l'analyse de l'auteur présente un biais. Il présente le monde populaire comme un espace fermé sur lui-même, refusant d'entrer dans le schème de pensé urbaine, propre, à l'élite qui selon l'auteur, lutte depuis l'indépendance pour l'intégrer. Mais, objectivement il n'a pas fait l'historique de cette séparation élite/masse, pour montrer la non-acceptation et la vulgarisation du modèle populaire, sans aucune tentative de compréhension. Dans un article du journal Haïti-journal du 4 août 1941, Louis Mercier écrit : <<Nous de l'élite intellectuelle avons marqué un mépris profond et coupable à l'égard des masses, de leurs coutumes et de leurs religions que nous condamnions sans les connaître (...), nous avons systématiquement dédaigné d'aller au peuple pour étudier ses coutumes >>2. Contrairement à ce qu'avance l'auteur, le peuple ne s'est pas replié sur lui-même, il a été refoulé brutalement, et de manière systématique, tout au long de l'histoire, par une minorité qui se dit élite, sans égard pour ses représentations symboliques, qui ont été une à une vidées de leur essence et infériorisées. L'auteur lui-même fait des acrobaties atroces pour amputer la culture haïtienne d'une partie de sa substance. Ce qui apparaît comme dichotomique dans le mental haïtien, n'est que création d'outils de domination de l'élite historiquement instituée, intériorisé par le peuple. Ce dynamisme a ses fondements dans le modèle colonial esclavagiste, qui est la négation de l'humanité de l'esclave, où l'on considère ce dernier comme incapable de concevoir des donnés subtiles comme la culture. C'est ainsi que dans les représentations religieuses de

1 Ibid. Page 241.

2 Leon-francois Hoffmann. Haïti : Couleur, croyance, créole. Editions Henri Deschamps et les Editions du CIDIHCA, Port-au-Prince, 1990.

la masse on ne voyait que sorcellerie et ridiculité, et dans sa structure langagière, une dérivée inférieure de la langue française. Ainsi, comme nous l'a montré Jean Casimir, se fondre dans la culture créole était un acte de survie, mais créer d'autres visions alternatives jouaient également ce même rôle. Mais parfois ce qu'on voit au dehors comme dichotomique ne l'est pas de manière intrinsèque surtout en ce qui a trait à la religion. Le vodou, au lieu de séparer les entités et les exclure comme le ferait le christianisme, les réunit plutôt et les intègre. En ce sens, il y a de la place dans son schéma pour absorber d'autres modèles sans perdre pour autant sa spécificité. Par rapport à la langue, on ne peut parler fondamentalement de dichotomie linguistique, sinon une division créée par l'élite pour museler le peuple, lui prendre sa parole, dans le but de conserver la position dominante. A partir de là, toute une chaîne de division va être créée toujours pour la sauvegarde de ce statu quo, riche/pauvre, ville/campagne ou pays en dehors, lettré/analphabète, modernité/archaïsme. La liste peut être longue. Et, contrairement à ce qui est avancé par A. Marcel d'Ans, l'élite, pendant toute l'histoire de cette partie du monde, a protégé jalousement des acquis mesquins, qui pour elle représentent ses intérêts de classe. En même temps, elle balance ses « éléments de modernité » sous les yeux du peuple comme un hypnotiseur, et le considère comme inférieur parce qu'il ne se « hausse » pas au monde de l'élite.

Ces contradictions qui semblent immanentes à l'être haïtien, si elles sont construites pour la plupart par notre élite pervertie, trouvent également leurs obscurs soubassements dans les fondements du système colonial. Un texte tiré d'un discours livré aux propriétaires d'esclaves en 1712, par le propriétaire d'esclaves Willie Lynch, en rapport avec la façon de tenir leurs esclaves dans la division, est en ce sens très révélateur :

« J'ai dénoté un certain nombre de divergences parmi les esclaves et je les amplifie. J'utilise la crainte, la méfiance, et l'envie pour avoir le contrôle. Ces méthodes ont fonctionné dans mes modestes plantations des Antilles et elles se propageront à travers le Sud. Prenez note de cette petite liste de différences et pensez-y bien. Pour débuter ma liste : mon premier critère est l'âge ; le second est la couleur ou le teint, il y a également l'intelligence ; la taille, le sexe, la grandeur des champs de plantation. Notez si les esclaves vivent dans une vallée, dans l'Est, l'Ouest, le Nord ou le Sud ; si les esclaves possèdent des cheveux lisses ou crépus, s'ils sont petits ou grands. Maintenant que vous possédez une liste de différences, je tâcherai de vous donner une marche à suivre. Mais d'abord, je vous assure que la méfiance est plus forte que la confiance et que l'envie l'emporte sur la flatterie, le respect ou l'admiration. N'oubliez surtout pas de provoquer le noir âgé contre le jeune noir ; le jeune noir contre le noir âgé. Vous devez utiliser l'esclave de teint foncé contre l'esclave de teint plus clair ; l'esclave de teint plus clair contre l'esclave de teint foncé ; Veillez à ce que le noir de sexe féminin se retourne contre le noir de sexe masculin et inversement. Vous devez également veiller à ce que vos serviteurs, fonctionnaires et chefs de l'Etats aient de la méfiance à l'égard de tous les noirs (...) Mais il est nécessaire que vos esclaves n'aient confiance et ne dépendent qu'en vous seuls ».

L'auteur termine son discours par ces mots : « (...) cette compilation d'outils est la clef du succès

et du contrôle pour utiliser les esclaves. Faites en sorte que vos femmes et vos enfants se servent d'eux !... Ce qu'il y
a de plus merveilleux dans mon plan, c'est que si cette méthode est utilisée de façon intense durant une année, les

esclaves eux-mêmes demeureront de façon perpétuelle méfiants les uns envers les autres ». Ce texte tiré du journal << The Final Call », vol. 15 no 1, le 8 novembre 1995, fait état du cynisme consommé avec lequel les propriétaires attisaient la discorde entre les noirs. Il nous reste à constater l'ampleur du dégât après trois siècles de servitude, et la manière dont l'intériorisation de ces données a été tout à fait effective dans notre société. Si la dichotomie de l'âme haïtienne est, d'une certaine, manière tangible, elle se double d'une méfiance interne, qui porte les Haïtiens à toujours faire appel à l'étranger pour résoudre leurs moindres problèmes, choix compréhensible parce qu'ils considèrent comme supérieur le modèle de l'autre, et travaillent chaque jour à se l'assimiler. Tout l'agencement de notre système éducatif s'effectue en fonction de ce modèle cynique et inconvenant.

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