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Le Comité Judiciaire du Conseil Privé de la Reine Elisabeth II d'Angleterre et le Droit Mauricien

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par Parvèz A. C. DOOKHY
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Docteur en Droit 1997
  

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Paragraphe 3. L'acte juridictionnel ou la décision

La décision du juge londonien est un acte d?une extrême importance. Non seulement il met définitivement fin au litige mais aussi elle fixe l?autorité de chose jugée et la vérité juridique (res judicata pro veritate labetur).

L?étude de la décision du Comité Judiciaire suppose que l?on examine successivement la prise de la décision elle même (A) et ensuite sa forme (B). Ces deux aspects du prononcé de l?arrêt par le juge du Whitehall présentent des particularités intéressantes dont il importe de mettre en évidence.

A. La prise de décision

A la fin de l?audience, le juge londonien indique, sauf quand il s?agit d?une demande d?autorisation de saisine, qu?il «réservera sa décision»646, autrement dit que l?affaire sera mise en délibéré (a), la cour voulant prendre le temps de la réflexion647.

Toutefois, le Comité Judiciaire, contrairement à la Chambre des Lords, qui rend une série de décisions individuelles à propos d?une même affaire (seriatim judgments), prononce un arrêt rédigé par un rapporteur et est accompagné éventuellement par une ou deux opinions dissidentes. Nous analyserons le mode de rédaction de la décision (b).

a. La délibération

Que la plupart du temps le Tribunal du Whitehall estime qu?il a besoin de plusieurs jours pour délibérer n?est guère surprenant. Seuls les litiges complexes et suffisamment sérieux lui sont déférés. La délibération est secrète.

645 En Angleterre, l?élève-avocat reçoit une formation soutenue en psychologie juridique et rhétorique dans une des écoles de formation du barreau. V. BOON Andy: «Advocacy», Londres, Cavendish Publishing Ltd., 1993, 200 p.

646 Dans le cas d?une autorisation spéciale les Lords judiciaires, sans quitter la salle d?audience, se concertent à voix basse sur la décision à prendre et une fois qu?ils trouvent un accord, l?arrêt est prononcé séance tenante (sur-le-champ) et s?intitule décision orale (oral judgment) ou ex- t e m pore.

647 La mention «curia advisori vult» est alors indiquée dans l?arrêt.

Ne peuvent y participer que les juges, en nombre impair devant lesquels l?affaire a été débattue. Cela dit, la pratique des Lords judiciaires oblige à pousser plus avant l?analyse de la délibération.

En effet, il existe au Comité Judiciaire et à la Chambre des Lords une pratique de délibération officieuse et diluée dans le temps (continuous consultation). Dès le début d?une audience, les Lords judiciaires échangent entre eux informellement leurs points de vue. A la fin de la séance, normalement à l?heure du déjeuner, la discussion peut se prolonger et devient plus intense648. De même, l?après-midi, à la fin d?une journée d?audience, les Lords se concertent au moment où ils empruntent le couloir ou l?ascenseur pour regagner leurs bureaux649. S?il existe une grande différence de vue entre les juges, la discussion peut continuer dans le bureau du président de séance ou dans la salle de conférence. Les Lords qui, à ce stade des débats, ont déjà arrêté avec conviction leurs décisions essaient, lors des discussions, d?influencer leurs collègues encore indécis.

Au delà de la délibération officieuse, la délibération officielle débute après la clôture des débats oraux dans la salle de conférence du Conseil Privé. Le président de l?audience donne la parole aux plus jeunes des Lords judiciaires en ordre croissant d?ancienneté. Chaque juge délivre un monologue de son opinion. Si à la fin des discours le président aperçoit une différence de vue entre eux, il engage alors une véritable discussion afin de rechercher l?adhésion de ses collègues à l?opinion majoritaire. A la fin de la concertation, le président désigne un rapporteur chargé de rédiger l?opinion majoritaire et, au cas où la décision ne sera pas prise à l?unanimité, les juges minoritaires auront la faculté de rédiger leurs opinions dissidentes.

L?enjeu d?un tel type de délibération est important. Il atteste le caractère sérieux et hautement professionnel des membres du Conseil Privé. Il accorde à la décision prise toute sa dignité ô combien indispensable pour une bonne justice. L?importance d?une délibération soutenue est trop connue pour qu?on y insiste davantage.

b. Le mode de rédaction de la décision

648 PATERSON Alan, cité note 513, v. p. 89.

649 La discussion dure environ d?une quinzaine de minutes. Selon Lord Cross: «You are discussing the case the whole time with your colleagues and... it is infinitely helpful. From what they have been saying, you may suddenly see a thing in a new light», ibid., v. p. 90.

Le Conseil Privé diffère des cours de Common Law quant au mode de rédaction de ses décisions. A l?inverse de la Chambre des Lords où chaque juge peut rendre sa propre décision, ou selon la terminologie exacte, fait son propre discours (speech), au Comité Judiciaire l?arrêt (la décision majoritaire) est unique mais il peut être accompagné de l?expression des opinions dissidentes650. Autrement dit, les opinions concurrentes (concurring opinions) majoritaires sont interdites au Comité Judiciaire651 comme à la Cour Suprême des Etats-Unis d?Amérique. Les motifs de la décision majoritaire doivent être uniques pour des raisons pratiques. Une multiplicité des motifs, les uns en conflit avec les autres, provoquerait un désordre jurisprudentiel susceptible de perturber le rôle unificateur du Conseil Privé.

Le rapporteur (rédacteur de l?arrêt) est désigné par le président de l?audience même si ce dernier fait partie du groupe des minorités. Dans ce cas, selon la pratique, il désigne le juge de la majorité ayant le point de vue le plus proche des minorités ou il laisse à la majorité le soin de désigner elle-même le rapporteur. Eventuellement, le critère de la disponibilité, de l?emploi du temps, est pris en considération lors du choix du rapporteur.

Le prononcé de l?arrêt a lieu quelques semaines après la première délibération. Si à la Cour Suprême des Etats-Unis d?Amérique la décision majoritaire doit être rédigée en premier et ensuite les opinions dissidentes, au Conseil Privé, aucun ordre n?est établi. Certains juges minoritaires rédigent assez rapidement leurs opinions dissidentes dans l?ultime espoir d?influencer leurs collègues. Par contre, certains Lords judiciaires peuvent accuser un retard assez considérable et ce pour trois raisons. Il se peut qu?ils ont beaucoup d?autres décisions à rendre, au sein de la Chambre des Lords par exemple, ou ont d?autres activités extrajudiciaires. Il se peut qu?ils attendent la publication de l?opinion d?un collègue pour décider ensuite s?ils vont concourir ou en cas de grande divergence entre eux, certains attendent que leurs collègues écrivent leurs décisions avant d?en faire de même.

Ce mode de rédaction des décisions attribue à la justice du Conseil Privé sa magnificence. La délibération est longue et ne vaut pas uniquement pour la forme. La collégialité y gagne toute sa signification. Le droit d?exprimer une

650 Les juges de la Chambre des Lords sont très attachés à la pluralité des décisions qu?ils considèrent comme un facteur de développement du droit par rapport au système plutôt civiliste du Comité Judiciaire: «If you compare the quality of Privy Council judgments with speeches in the House of Lords, I think you will agree that from the point of view of developing the law, the Privy Council judgments have been much inferior», REID Lord, cité note 517, v. p. 29.

651 Par contre les opinions concurrentes minoritaires sont tout à fait autorisées.

opinion dissidente consolide la collégialité en ce sens qu?une véritable discussion entre les juges est nécessaire afin d?éviter qu?un des membres du tribunal entre en dissidence.

B. La forme de la décision

Deux caractéristiques qui rapprochent cette fois le Comité Judiciaire des cours de Common Law méritent d?être soulignées. Les juges minoritaires peuvent, comme nous l?avons mentionné, exprimer leur désaccord (a) avec la décision elle-même. Aussi, le style discursif de la décision fait qu?elle ressemble plutôt à un article de doctrine ou à une conclusion du commissaire du gouvernement devant le Conseil d?Etat français (b).

a. L'expression de l'opinion dissidente

La publication d?une opinion dissidente a été pendant longtemps interdite au Comité Judiciaire. En tant qu?organe administratif, les conseillers privés étaient tenus de garder secret le délibéré. Cette question ayant été précédemment étudiée, il suffit de renvoyer sur ce point aux explications antérieures. Il faut néanmoins faire ressortir que l?interdiction d?exprimer une opinion dissidente était justifiée par le besoin d?attribuer aux décisions du Conseil Privé une forte autorité pour pouvoir être respectées et appliquées dans toutes leurs vigueurs dans des territoires lointains652. Toutefois, de nombreux juristes du Commonwealth avaient vivement critiqué ce qu?ils avaient qualifié d?une «anomalie» et, de surcroît, le signe même de la nature impériale de l?institution. La décision unique représentait une grande discrimination entre la justice administrée aux sujets britanniques et ceux du reste du Commonwealth653. Du point de vue strictement technique, le jugement unique bien que non anonyme654, incitait l?émergence de deux types de situations mis en évidence par Monsieur le Professeur Edward Mc Whinney. Lorsque le rapporteur était un éminent Lord judiciaire doté d?une forte personnalité, la décision même prise après ample délibération était le fruit d?une seule personne et assez hardie. Par contre, lorsque le rapporteur était un juge modeste, la décision était

652 «... there are cases in which great divergence of opinion has been displayed by courts overseas, and in which it is a special advantage to have an authoritative decision by a court which does not publish dissenting views and is under no obligation to refute all opinion that differ from its own», RANKIN George, Sir, cité note 13, v. p. 19.

653 «... the attitudes of Australia and South Africa to the single judgment issue were essentially political while that of Canada remained practical. In the opinion of the former, the Privy Council was inferior in status to the House of Lords, and appeals to it from the Dominions were incompatible to the idea of political equality between the United kingdom and the self-governing Dominions», SWINFEN David B., cité note 38, v. p. 289.

654 Le nom du rapporteur de la décision est publié.

floue, ambiguë, marquant le désaccord entre les juges655. Cette situation était préjudiciable à l?image du Conseil Privé et à la stabilité de sa jurisprudence.

Une réforme du système fut dès lors nécessaire d?autant plus qu?il fallait juridiciser davantage le Comité Judiciaire. Une Ordonnance en Conseil du 4 mars 1966 a permis aux conseillers privés d?exprimer publiquement leurs désaccords avec le contenu et l?argumentation de la décision majoritaire.

Dans la philosophie de la Common Law, le jugement pluriel permet de démocratiser la justice. Chaque juge est autorisé à exercer un contrôle sur ses collègues. Il confère à la justice de la souplesse et permet aux juges d?accomplir plus facilement leur mission d?adaptation de la Constitution aux changements de valeurs, à l?évolution sociale. Une opinion dissidente annonce souvent un revirement de jurisprudence. Enfin, la personnalité du juge est exaltée et il est davantage responsabilisé.

Ces règles ne doivent pas faire oublier que la publication d?une opinion dissidente demeure assez rare au Comité Judiciaire. Dans les affaires mauriciennes depuis 1970, seulement trois opinions dissidentes ont été formulées et à propos de deux affaires. Au Conseil Privé, un juge ne fait état de sa désapprobation que s?il a de solides raisons de le faire, autrement formulé, que s?il est frontalement opposé à ses collègues656. Dans ce cas, il publie son opinion comme pour faire appel à l?histoire, à ses successeurs.

b. Le style discursif

Le style d?une décision du Comité Judiciaire, conformément à la pratique des juridictions de Common Law, est très vivant et fécond657 alors même qu?aucune règle de droit ne fait obligation aux juges des juridictions suprêmes de motiver leurs décisions. Les Lords judiciaires considèrent qu?une motivation trop elliptique à la française méconnaît le devoir moral qu?ont les juges

655 «With the old Imperial Privy Council, the rapporteur was always expressly defined by name and where these were strong judicial personalities the per curiam opinion was invariably evident as their own, solo work, the deference of collegiality and collegial participation in decision-making and opinion writing being nominal at best. With other, less wilful judges as rapporteur, the Privy Council?s per curiam opinions particularly in the great political causes célèbres begin to acquire a quality of cloudiness in formulation or non-sequential to the intellectual qualities of the rapporteur concerned...», MC WHINNEY Edward, cité note 459, v. p. 26.

656 Selon Lord Denning: «I don?t think any of us would want to dissent unless we felt strongly about it... I don?t dissent unless I feel sufficiently strongly in a sense», in PATERSON Alan, cité note 513, v. p. 107.

657 Pour une étude comparative du style des décisions du juge français, britannique et américain, v. GOUTAL Jean-Louis: «Characteristics of judicial style in France, Britain and the USA», AJCL, 1976, pp. 43 à 72.

d?expliquer leurs décisions658. L?emploi des formules brèves comportant des mots qui se prêtent à toutes les interprétations, engendre de l?incertitude et la confusion. C?est pourquoi les juges londoniens expliquent longuement, parfois dans un langage simplifié et claire, leur raisonnement juridique. Afin que celui- ci puisse être compris dans le contexte, il est de pratique courante que les juges décrivent longuement et dans le détail les faits auxquels se réfère la décision, alors même que ces faits n?aient pas donné lieu à un différend entre les parties devant eux659. En raison de l?importance de l?oralité des débats devant les Lords, ces derniers font nécessairement référence, dans leur décision, aux arguments et moyens de droit étayés par les avocats. Les juges passent en revue les principaux arguments pour exposer ensuite les motifs, parfois surabondants, pour lesquels ils admettent ou les rejettent660. C?est ainsi qu?ils font référence aux précédents et aux textes de loi et principes constitutionnels. Ils les analysent et les discutent souvent longuement dans le but d?en faire une synthèse. Il s?agit aussi pour les juges d?éclairer leur successeurs.

Par ailleurs, la décision peut comporter les facteurs extrajuridiques qui ont aidé le juge à établir son raisonnement (obiter dictum). Les juges peuvent retenir les considérations sociales, les possibles effets qu?aurait une décision dans un sens comme dans l?autre. En ce sens, l?arrêt des Lords judiciaires peut ressembler à une véritable leçon de droit constitutionnel, de droit pénal ou de toute autre branche du droit. Cette méthode est très utile et prend toute son importance dans un pays comme Maurice où la doctrine est quasi inexistante.

Toutefois, si les motifs et les visas de la décision sont minutieusement élaborés, les dispositifs de la décision sont très brefs. S?il s?agit d?un rapport à Sa Majesté la Reine, la formule sera la suivante: «Leurs Seigneuries aviseront humblement Sa Majesté en ce sens». S?il s?agit d?un acte juridictionnel, comme dans le cas de Maurice, le juge londonien dira ou «le pourvoi est rejeté (appeal dismissed)» ou «la cassation est prononcée (appeal allowed)».

*

658 MACCORMICK D. N.: «The motivation of judgments in the Common Law», pp. 167 à 194 in PERELMAN Ch. et FOIRIERS P.: «La motivation des décisions de justice», Bruxelles, Etablissements Emile Bruylant, 1978, 428 p.

659 CL: 5 août 1901, Quinn c/ Leathem, AC, 1901, pp. 495 à 543, Lord-Chancelier Halsburry rédacteur de l'arrêt principal. Il soutient que «tout jugement doit être lu dans l?optique de son applicabilité à des faits particuliers prouvés», ibid., p. 506.

660 JOLOWICZ J. A.: «Les appels civils en Angleterre et au Pays de Galles», RIDC, 1992, pp. 355 à 379.

Que le Comité Judiciaire est peu adapté au contentieux de masse résulte du cheminement des affaires devant son prétoire. Chaque dossier est minutieusement et paisiblement traité par étapes. Au Tribunal de la Downing Street, la procédure est sereine, loin des passions politiques. Ce qui permet au Comité Judiciaire d?utiliser des trésors d?énergie et de compétence pour atteindre le dogme de l?infaillibilité jurisprudentielle.

Dès à présent, on peut soutenir que le contentieux constitutionnel mauricien, qui obéït aux règles de procédure que nous avons analysées, bénéficie d?emblée d?une forte juridicisation et un fort degré de considération.

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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo