Paragraphe 2. Dans le Commonwealth
Le constitutionnalisme dans le Commonwealth713 est
plus affirmé et manifesté qu?en Grande-Bretagne714. La
Constitution y prend toute sa dimension tant sous l?angle
matériel715 que formel. Les pays du Commonwealth sont, du
moins dans leur essence, des Etats de droit constitutionnel (A) où la
hiérarchie des normes est sanctionnée ouvertement par le juge
(B).
A. L'Etat de droit constitutionnel
La Constitution forme dans les anciennes colonies britanniques,
dont l?île Maurice, un bloc de normes suprêmes (a) et rigides
(b).
a. La suprématie de la Constitution
Dans les nouveaux Etats du Commonwealth, la Constitution
acquiert une dimension formelle et se distingue de la Constitution anglaise
qualifiée de souple et non formelle. Le droit a gagné dans le
Commonwealth une structure hiérarchique conformément à la
doctrine de Hans Kelsen716. Les grands principes de la Common Law
sont constitutionnalisés.
Norme Fondamentale, la Constitution doit être
respectée par tous les pouvoirs publics. La pyramide des normes part de
la Constitution et il importe
711 BELL John: «Le règne du droit et le
règne du juge. Vers une interprétation substantielle de l?Etat de
droit», pp. 15 à 28, in MELANGES EN L?HONNEUR DE GUY BRAIBANT:
«L?Etat de droit», Dalloz, 1996, 817 p., v. p. 20.
712 CL: 1er mai 1974, Waddington c/ Miah, WLR, 1974, vol. 1,
pp. 683 à 696, Lord Reid rédacteur de l'arrêt principal, v.
p. 694.
713 MARSHALL Geoffrey: «Parliamentary sovereignty and the
Commonwealth», Oxford, Clarendon Press, 1957, 277 p.
714 Historiquement, la suprématie constitutionnelle
s?explique par le fait que les colonies anglaises avaient été
fondées par des compagnies privées. Elles étaient
administrées en conformité aux chartes octroyées par la
Couronne. Ces chartes représentaient les premières constitutions
et s?imposaient à ceux qui faisaient les lois dans les colonies.
715 La Constitution nigériane de 1959 constitue un
nouveau type de Constitution octroyée par le Grande-Bretagne. Le champ
constitutionnel est élargi. La Constitution n?est plus seulement un
ensemble de règles portant sur les pouvoirs publics, mais comporte aussi
un catalogue dynamique des droits fondamentaux.
716 KELSEN Hans: «Théorie pure du droit»,
(1960), Suisse, Edition de la Baconuière, 1988, 296 p., v. chapitre IX,
p. 131 et s.
de vérifier la régularité de la Loi
à son égard717. La Loi est création du droit
vis- à-vis du règlement mais en est application vis-à-vis
de la Constitution de sorte que celle-là est soumise à celle-ci.
Pour être effective, la supériorité de la Constitution peut
être vérifiée et les atteintes qui lui sont portées
pourront être sanctionnées. Le contrôle de la
constitutionnalité des normes, la Loi aussi bien que les
règlements, est confié à l?organe juridictionnel. Les
juges ont pour mission de rendre concrètes et faire appliquer les
formules inévitablement vagues que comporte les Constitutions. De cette
manière, les valeurs proclamées sont destinées à
devenir des réalités politiques. En ce sens, la notion de l?Etat
de droit constitutionnel dépasse celle de l?Etat légal.
b. La rigidité de la Norme Fondamentale
La rigidité des Constitutions dans le Commonwealth
renforce leur suprématie. La Constitution ne peut pas être
révisée par une loi ordinaire, comme c?est le cas
théoriquement en Angleterre. La révision est un acte
institué, prévu par la Constitution elle-même. Elle doit
obéir à des règles précises de forme comme de
fond718. En général, la procédure de
révision prévue est largement dérogatoire à la
procédure législative normale. Dans certains pays du
Commonwealth, la révision ne peut intervenir qu?après
l?expiration d?un certain délai entre la proposition de révision
et le vote. Dans d?autres Etats du Commonwealth, la Loi constitutionnelle ne
peut être adoptée qu?à une majorité renforcée
ou qualifiée. Aussi, pour certaines révisions, l?adoption
nécessaire du texte par référendum est prévue.
Davantage encore, la compétence du constituant
dérivé ou constitué, par opposition au constituant
originaire, n?est pas totale. Un noyau de dispositions ou de principes
jugés intangibles sont soustraits à la révision. Il existe
dans les Constitutions du Commonwealth un groupe de normes dites
«supraconstitutionnelles»719 se rapportant à
certaines valeurs, telles la séparation des pouvoirs, la
démocratie ou encore la forme républicaine du gouvernement. Une
hiérarchie des normes constitutionnelles a été
opérée par le
717 La Constitution nigériane de 1959 dispose dans son
article 5, alinéa 1er que toute loi contraire à la Constitution
serait nulle. Cette disposition fondamentale est reprise par toutes les
Constitutions octroyées par la Grande-Bretagne par la suite. V. article
2 de la Constitution de Maurice de 1968.
718 CJCP: 25 juillet 1967, Mohamed Samsudeen Kariapper c/ S.
S. Wijesinha, WLR, 1967, vol. 3, pp. 1460 à 1476, affaire de Ceylan, Sir
Douglas Menzies rédacteur de l'arrêt.
719 Sur le sujet en général v. ARNE Serge:
«Existe-t-il des normes supra- constitutionnelles ?», RDP, 1993, pp.
459 à 512. V. également sur la supraconstitutionnalité en
Afrique du Sud, RUSSEL Alec: «Court throws out South African?s new
Constitution», The Daily Telegraph, 7 septembre 1996, p. 7.
Comité Judiciaire. Dans l?affaire Akar720,
le juge londonien a annulé une Loi constitutionnelle qui établit
une discrimination raciale au motif que cette Loi est contraire à la
lettre et l?esprit même de la Constitution. En ce sens, la Cour
Suprême de la République de l?Inde a également
considéré que le Parlement ne peut modifier la structure de base
de la Constitution721.
A l?île Maurice l?article premier de la Constitution
proclame le caractère démocratique de l?Etat mauricien qui est
politiquement non révisable du fait de la lourdeur de la
procédure de révision prévue722. Seule une
double expression de la souveraineté nationale est suffisamment
légitime pour modifier ce pilier du système politique et
juridique de Maurice. Autrement dit, le constituant dérivé n?est
pas hors du droit et une Loi constitutionnelle nouvelle peut être
invalidée soit au motif d?un non-respect de la procédure, soit
pour incompatibilité avec une norme supraconstitutionnelle.
Il est permis de se demander si ces limitations au pouvoir
constituant ne sont, en réalité, plus de nature politique que
strictement juridique. Le pouvoir constituant dérivé n?est pas un
pouvoir d?une autre nature que le pouvoir constituant initial. Si la
Constitution prévoit une procédure rigide de révision de
certaines normes, celle-ci peut faire l?objet d?une révision selon la
voie normale. Il serait ensuite aisé de réviser toute la
Constitution selon la nouvelle voie établie.
B. Le contrôle juridictionnel des
Lois
Dans de nombreux pays du Commonwealth, le droit traverse et
régit tout l?ordre juridique. Le droit se prolonge dans l?institution
d?une hiérarchie des normes dont la sanction suprême est le
contrôle juridictionnel des Lois. Le principe exige une
vérification des normes juridiques au regard de la norme suprême.
Aux dix-septième et dix-huitième siècles, le Conseil
Privé contrôlait
720 CJCP: 30 juin 1969, John Joseph Akar c/ Attorney-General,
AC, 1970, pp. 853 à 873, affaire de Seria Leone, Lord Morris of
Borth-y-Gest rédacteur de l'arrêt majoritaire.
721 V. CSI: 24 avril 1973, His Holiness Kesavananda Bharati
Sripadagalavary c/ State of Kerala, SCR, 1973, vol. suppélmentaire, pp.
1 à 1002. Cette arrêt comporte les décisions de plusieurs
juges, dont Sikri, Shelat/Grover, Hedge/Mukherjea, Ray, Jaganmohan Reddy,
Khanna, et est très long. V. également dans le même sens
CSI: 31 juillet 1980, Minerva Milles Ltd c/ Union of India, SCR, 1981, vol. 1,
pp. 206 à 342, le Chef-Juge Chadrachund rédacteur de
l'arrêt principal.
722 V. supra note 352. On se pendra à regretter que le
Comité Judiciaire n?a accordé à l?article premier de la
Constitution aucune valeur supraconstitutionnelle. V. CJCP: 22 mars 1977, Henri
Lilcoln c/ The Governor-General, affaire de Maurice, Vicomte Dilhorne
rédacteur de l'arrêt. On peut penser que cette jurisprudence est
susceptible d?un revirement vu les changements opérés dans le
caractère de la norme depuis lors.
les lois des colonies723 aux grands principes du
droit anglais724 et éventuellement aux lois anglaises.
Ceux-ci servaient de constitution pour les colonies (a). Aujourd?hui, le
principe du contrôle de la Loi est très répandu dans le
Commonwealth et est maintenu dans nombreux de pays qui ont aboli le recours au
Comité Judiciaire. Le contrôle y est alors exercé par les
Cours Suprêmes locales (b).
a. Par le Conseil Privé
On sait déjà que le Conseil Privé
contrôlait la conformité des Lois locales adoptées par le
législateur de chaque colonie par rapport aux normes fondamentales de la
métropole725 et également à la morale. Cet
examen d?impérialité (imperial review)726 fut
très large, tant selon le principe constitutionnel dominant, seule la
loi anglaise était souveraine. La Loi sur la validité des Lois
coloniales de 1865 légalisait le principe de l?infériorité
des lois locales727.
Parallèlement, il s?était
développé au Comité Judiciaire un véritable
contentieux constitutionnel à partir de la confrontation des Lois du
Parlement canadien à la Loi anglaise sur l?Amérique du Nord
Britannique de 1867. Le caractère constitutionnel de cette Loi fut
rapidement affirmé par le Conseil Privé. Plusieurs Lois
canadiennes avaient été annulées par le Conseil
Privé pour avoir méconnu la Loi constitutionnelle de 1867. Ce
même type de contrôle s?était aussi manifesté dans le
contentieux australien728.
b. Par les cours suprêmes du Commonwealth
Le contrôle constitutionnel des Lois fut
légué par le Comité Judiciaire aux cours suprêmes
des pays du Commonwealth729. Quand ces dernières avaient
accédé au plus haut niveau de la hiérarchie des tribunaux
à la fin de leur
723 Le Parlement local avait un pouvoir limité. Il ne
pouvait adopter des lois contraires aux grands principes de la Common Law et
celles abolissant la monarchie et le Conseil Privé. V. ELIAS Olawale T.:
«British colonial law», Londres, Stevens and Sons, 1962, 323 p., v.
p. 52.
724 Selon une étude qui n?est pas très certaine,
le nombre de lois adoptées dans les colonies et déclarées
nulles par le Conseil Privé de 1696 à 1782 s?élève
à plus de six cents. V. WAGNER W. J.: «The federal states and their
judiciary», Mouton and Company, 1959, 390 p., v. p. 87.
725 SWINFEN David B.: «Imperial control of colonial
legislation 1813-1865», Oxford, Clarendon Press, 1970, 202 p.
726 L?expression a été empruntée de BETH
Loren P., cité note 16, v. p. 33.
727 ROBERTS-WRAY Kenneth, Sir, cité note 526, v. p. 366
à 409. V. également WHEARE K.C: «The constitutional
structure of the Commonwealth», Londres, Greenwood Press, 1982, 201 p., v.
p. 45 et s.
728 V. par exemple CJCP: 17 juillet 1936, James c/
Commonwealth of Australia, AC, 1936, pp. 578 à 634, affaire de
l?Australie, Lord Wright rédacteur de l'arrêt.
729 «The Supreme Court of these Commonwealth countries
can be seen as the lineal successors of the Privy Council», BREWER-CARIAS
Allan R.: «Judicial review in comparative law», Cambridge University
Press, 1989, 406, v. p. 179.
soumission au Comité Judiciaire, telles la Cour
Suprême du Canada en 1947, la Haute Cour d?Australie en 1986 et la Cour
Suprême indienne en 1949, elles ont hérité toute la
compétence du Comité Judiciaire en matière de contentieux
constitutionnel.
La Cour Suprême de la République indienne est
sans doute l?une des cours du Commonwealth ayant affronté avec beaucoup
de vigueur le législatif et l?exécutif dans l?exercice de ses
pouvoirs de gardien de la Constitution tant le contrôle exercé par
elle était poussé. Si dans les années cinquante et
soixante, le juge indien ne faisait qu?interpréter littéralement
la Constitution, il opéra en 1967 un revirement dans le mode
d?interprétation des normes constitutionnelles afin de dynamiser les
droits fondamentaux, notamment le droit de
propriété730. Depuis ce revirement, une série
de lois ont été invalidées, en particulier les Lois de
nationalisation des banques et celles mettant fin aux privilèges des
anciens princes du pays. La hardiesse du contrôle de la Cour a parfois
incité le constituant à réagir en révisant la
Constitution afin d?atténuer les effets de sa
jurisprudence731. Aussi, la déclaration de l?état
d?urgence le 25 juin 1975732 avait restreint le champ de
contrôle du juge. La Constitution fut pratiquement suspendue
jusqu?à la fin de l?état d?urgence en 1977.
Ces confrontations entre la Cour et les autorités
politiques ont renforcé la place et le rôle de la Cour
Suprême au sein des institutions de la République
indienne733.
L?exemple de la Cour Suprême indienne est
caractéristique de la réussite, dans certains pays, du maintien
et du développement du contentieux constitutionnel initié par le
Conseil Privé. Le principe de l?Etat de droit constitutionnel est
profondément ancré dans la majorité des pays du
Commonwealth et les juges ont créé tout un droit prétorien
sur le contrôle de la constitutionnalité.
Aux termes de cette présentation générale
sur le constitutionnalisme du Commonwealth, il convient d?examiner le mode de
contrôle des normes à Maurice.
730 CSI: 27 février 1967, I. L. Golak Nath c/ State of
Punjab, SCR, 1967, vol. 2, pp. 762 à 948, le Chef-Juge Subba Rao
rédacteur de l'arrêt principal.
731 DUDEJA Vijay Lakshmi: «Judicial review in India»,
Radiant Publishers, 1988, 162 p.
732 ZINS Max Jean: «Histoire politique de l?Inde
indépendante», PUF, Politique d?Aujourd?hui, 1992, 335 p.
733 Sur le rôle de la Cour Suprême en
matière de droits fondamentaux, v. GHANY Joseph: «Les droits
fondamentaux des citoyens en Inde et leur mode de protection», RJPIC,
1982, pp. 410 à 422.
Sous-section 2. Le mode de contrôle de la
constitutionnalité des normes à
M au ri ce
Le système de la justice constitutionnelle à
Maurice s?organise dans le cadre du constitutionnalisme du Commonwealth. Sous
l?apparente simplicité de cette affirmation se dissimule un
système en réalité infiniment complexe. Certes, le
système de contrôle ne peut ni être rattaché au
modèle américain, ni au modèle européen. Mais les
deux systèmes ont exercé certaines influences de sorte que s?est
développé, comme dans beaucoup d?autres pays du Commonwealth
dotés d?une Constitution de type néo-nigérian, un
véritable modèle hybride ou autrement dit
«mixte»734. Des particularités des deux grands
systèmes, américain et européen, se retrouvent dans le
modèle mauricien. Dès lors, il convient de décrire le mode
de justice constitutionnelle à Maurice sous l?angle des deux typologies
dominantes. On examinera successivement les éléments du
modèle européen (paragraphe 1) et du modèle
américain (paragraphe 2) qui sont présents à Maurice.
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