V.2
HYPOTHÈSE 2 : LE VÉCU DES MALADES DE RÉANIMATION
CORRESPONDRAIT À UNE TRANSFORMATION PSYCHIQUE QUI PEUT SE CONCEPTUALISER
PAR LA NOTION ANTHROPOLOGIQUE DE RITE DE PASSAGE.
A travers les analyses d'entretien des sujets engagés
dans un processus traumatique, nous avons vu qu'ils témoignaient
également lors de la phase de récupération biologique
d'une restructuration psychique et montraient dans la description de leur
expérience de la réanimation les particularités d'une
situation de rite de passage.
Leur expérience a mis en acte et en vécu la mort
et la renaissance que symbolisent les rites de passage. Cet aspect est bien
présent dans la représentation que des membres de l'équipe
soignante ont de leur pratique. La réanimation est une pratique qui
s'est développée au niveau national dans tous les pays d'Occident
et fait partie des fondements de la culture moderne, avec une forte influence
de l'aspect médical sur les modes de vie et la politique.
(hygiène, prévention de santé, prise en charge des
déviances, etc...)
Néanmoins, le rite de passage, bien que présent
dans les pratiques et les représentations, n'est pas tout à fait
comparable aux rites des sociétés traditionnelles. En effet, dans
ces sociétés, les rites sont intégrés aux parcours
de vie de chaque individu et aux règles sociales. Ils impliquent les
membres du groupe culturel, initiés ou non. Les responsables du rituel,
dont le savoir est réservé aux initiés, pratiquent
publiquement. Les rites de guérison impliquent des aspects corporels,
psychiques et culturels. (NATHAN, 2001)
La pratique de la réanimation
médicale possède les différences suivantes avec les
rites traditionnels :
· Elle n'a pas culturellement été
conçue comme un passage obligé dans un parcours de vie, bien que
l'institutionnalisation de la fin de vie semble montrer qu'elle le soit
devenue.
· La pratique différencie les
« étrangers au service » qui sont exclus des
pratiques et les « membres du personnel » tous admis
à circuler librement dans les lieux. Récemment, les proches des
malades sont admis comme « visiteurs », mais leur
participation à la « vie de la réa » est
négligeable.
· Bien que les savoirs médicaux soient largement
diffusés, les pratiques se déroulent à huis clos.
· La pratique, uniquement axée sur la survie
biologique, ne prend pas en compte les aspects culturels et psychiques.
Ce dernier point peut expliquer les paradoxes, ambivalences et
conflits relevés sur le lieu de soin et dans les discours des
malades.
La représentation de la relation entre malade et
équipe soignante correspond à une théorie qui
réduit le malade intubé, en incapacité de parler,
angoissé et souvent en état de confusion à une personne en
régression psychique. Cette même représentation touche
souvent les handicapés physiques dans les sociétés
modernes (GOFFMAN, 1963), et c'est par des actions de réhabilitation
identitaire au niveau politique que certains pays occidentaux ont pu surmonter
les comportements d'exclusion que ces préjugés
entraînaient.
Cette vision entraîne aussi des attitudes
infantilisantes qui piège souvent les malades dans des comportements
infantiles en retour. La dépendance totale des malades, et la
communication non verbale imposée favorisent cette situation. Elle
semble également influencer le regard clinique sur le malade : en
effet, invoquer la notion de « sentiment de
persécution », alors que la souffrance psychique est
causée par des faits réels d'effractions corporelles douloureuses
et invalidantes consiste à faire une interprétation, qui s'appuie
sur l'association de la déstructuration psychique à la
théorie structurelle des troubles dissociatifs, dont la notion de
conflit intrapsychique.
Les discours des sujets montrent bien des conflits, mais
à d'autres niveaux que ceux classiquement
étudiés :
- au moment de la défaillance vitale, le malade qui est
pris en charge pour être sauvé subit aussi des effractions
traumatiques corporelles et psychiques. On peut dire qu'il se retrouve dans une
situation paradoxale.
- Par la suite, les discours montrent des ambivalences
d'attitudes vis-à-vis de l'équipe soignante, comme un sentiment
de reconnaissance mêlé à une attitude défensive.
- Des désaccords et des plaintes concernant les
règles du service et l'affirmation de sa personnalité expriment
une lutte contre l'image de « bon malade » s'abandonnant
aux soins, soumis et passif. Cette attitude est conforme à celle
relevée dans une étude de la survie à la maladie grave.
(FISCHER, 1994)
- Des actes auto agressifs chez des malades qui par la suite
s'engagent dans un processus de récupération avec toute
l'énergie dont ils sont capables.
Le conflit se situe au-delà du psychisme interne du
malade. Il reflète une opposition entre la pratique d'une institution de
soin centrée sur la préservation de la vie biologique et des
réactions individuelles de préservation de
l`intégrité psychique. Dans les situations de rites
traditionnels, les actes agressifs qui peuvent être employés comme
les scarifications, le sont toujours avec le consentement des sujets, car ils
font partie des traditions et les individus trouvent dans la communauté
le soutien pour surmonter l'épreuve du rite. Il ne semble pas y avoir de
conflit entre la volonté de l'individu et les pratiques, ni de lutte.
Les sujets savent que leur isolement et leur marginalisation seront temporaires
et aboutiront à la réintégration dans leur groupe. En
fait, ils ne se sentent jamais totalement désaffiliés. En
réanimation, le malade est brutalement séparé de son
milieu social et culturel. Le moment qui correspondrait à la phase
liminaire fait plus que marginaliser l'individu, elle le sépare aussi de
ses attaches sociales, avec la crainte de ne pas pouvoir y revenir. Ce constat
est conforme aux représentations sociales de la maladie des
sociétés occidentales : la maladie est vécue comme
menaçant l'identité et elle engage un conflit entre le malade et
la société, tandis que dans les sociétés
traditionnelles, le malade est en conflit avec des forces nuisibles. (ADAM,
HERTZLICH, 2004)
Nous pouvons donc avancer que les pratiques de soin, en plus
de s'appuyer sur des théories qui éliminent
l'intérêt sur le psychisme, sont mises en oeuvre d'une
manière qui désaffilie le malade et le prive de ses
défenses culturelles, notamment son affiliation sociale, familiale,
culturelle, seules possibilités de défenses dans les moments
critiques. Il s'agirait d'une forme de maltraitance théorique non
intentionnelle à laquelle toute personne est susceptible d'être
soumise en cas de vulnérabilité : « Ce
phénomène apparaît lorsque les théories
sous-jacentes à des pratiques sont plaquées sur une
réalité clinique qu'elles recouvrent, qu'elles redécoupent
ou qu'elles ignorent » (SIRONI, 2003, page 5).
La maltraitance que subissaient les mourants a
déjà été dénoncée et a pu aboutir
à la mise en place des cellules de soins palliatifs et à la
reconnaissance juridique des « Droit des malade en fin de
vie ». Il reste de nombreux efforts à faire car les pratiques
en place sont difficiles à modifier pour que la situation n'en reste
à celle décrite par L. V. Thomas en 1978 :
« services d'urgences pour les morts rapides et inconscientes,
service de médecine générale ou spécialisée
pour les morts lentes et inconscientes, mouroirs pour ceux qui n'en finissent
pas de mourir. » (THOMAS, 1978, page 83)
Concernant les malades qui sont
« recrutés » (terme employé par les
médecins réanimateurs) pour une réanimation selon leurs
probabilités de survie, il est essentiel de réfléchir
à l'aspect maltraitant des pratiques afin de favoriser au maximum ses
chances de survie.
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